1. Introduction
La présomption d’innocence, garantie par les articles 32 al. 1 Cst.2 et 10 CPP3, et son corollaire le principe in dubio pro reo, concernent tant le fardeau de la preuve que l’appréciation des preuves. Comme règle régissant l’appréciation des preuves, la présomption d’innocence est violée si le juge se déclare convaincu de faits défavorables au prévenu sur lesquels, compte tenu des éléments de preuve qui lui sont soumis, il aurait au contraire dû, objectivement, éprouver des doutes. Il doit s’agir de doutes sérieux et irréductibles, c’est-à-dire de doutes qui s’imposent à l’esprit en fonction de la situation objective4.
En audience de jugement, le procureur sait donc que, en cas de doutes sérieux et irréductibles, le prévenu contre lequel il soutient l’accusation risque l’acquittement.
Ce principe n’est en revanche pas applicable au stade de l’enquête préliminaire. Le Ministère public ne peut ainsi se fonder sur le principe in dubio pro reo pour rendre une ordonnance de non-entrée en matière (art. 310 CPP) ou de classement (art. 319 CPP). A ce stade, c’est le principe in dubio pro duriore qui est applicable. Corolaire du principe de la légalité (art. 5 al. 1 Cst et 2 al. 2 CPP, en relation avec les art. 319 al. 1 et 324 CPP), le principe in dubio pro duriore signifie que, en principe, un classement ou une non-entrée en matière ne peuvent être prononcés par le Ministère public que lorsqu’il apparaît clairement que les faits ne sont pas punissables ou que les conditions à la poursuite pénale ne sont pas remplies5.
Le procureur se retrouve donc à jongler avec deux principes contradictoires: il ne peut rendre d’ordonnance de non-entrée en matière ou de classement que s’il apparaît clairement que les faits ne sont pas punissables, mais, s’il met un dossier en accusation alors qu’il existe des doutes sérieux et irréductibles, le prévenu sera acquitté. En cas de doutes sérieux, le Ministère public ne peut ainsi pas classer la procédure et doit renvoyer le dossier en jugement. Il doit alors soutenir l’accusation (art. 16 al. 2 in fine CPP), tout en sachant qu’il risque très sérieusement un acquittement, voire même en le souhaitant au vu du dossier.
La présente contribution a pour objet d’examiner la position du procureur face à cette contradiction.
2. Le principe «in dubio pro duriore»
Dans un canton comme celui de Genève, où l’ancien droit de procédure pénale connaissait le principe de l’opportunité de la poursuite (art. 198a CPP/GE)6, il arrivait à l’Autorité cantonale de recours de confirmer le classement d’une procédure sur la base du principe in dubio pro reo7.
Depuis l’entrée en vigueur du CPP, ce raisonnement est clairement exclu par le Tribunal fédéral: «Un classement s’impose donc lorsqu’une condamnation paraît exclue avec une vraisemblance confinant à la certitude. La possibilité de classer la procédure ne saurait toutefois être limitée à ce seul cas. Une interprétation aussi restrictive imposerait un renvoi en jugement, même en présence d’une très faible probabilité de condamnation. Le principe in dubio pro duriore exige donc simplement qu’en cas de doute, la procédure se poursuive. Pratiquement, une mise en accusation s’impose lorsqu’une condamnation apparaît plus vraisemblable qu’un acquittement. En effet, en cas de doute, ce n’est pas à l’autorité d’instruction ou d’accusation mais au juge matériellement compétent qu’il appartient de se prononcer. Au stade de la mise en accusation, le principe in dubio pro reo, relatif à l’appréciation de preuves par l’autorité de jugement, ne s’applique donc pas. C’est au contraire la maxime in dubio pro duriore qui impose, en cas de doute, une mise en accusation.»8 Dans son Message, le Conseil fédéral avait été encore plus loin: «S’il y a contradiction entre les preuves, il n’appartient pas au Ministère public de procéder à leur appréciation. En particulier, le principe in dubio pro reo ne saurait s’appliquer lors de la décision de classement; en l’occurrence, le principe qui vaut au contraire est in dubio pro duriore.»9 Le Tribunal fédéral a heureusement tempéré cette approche du Conseil fédéral.
La doctrine majoritaire soutient l’application du principe in dubio pro duriore10. Seules quelques voix s’interrogent. Wohlers11 et Gasser12 relèvent, d’une part, que cette approche serait contraire à l’article 324 CPP à teneur duquel le Ministère public n’est tenu d’engager l’accusation que s’il considère que les soupçons établis durant l’instruction sont suffisants. D’autre part, le Tribunal fédéral méconnaîtrait ainsi le pouvoir d’appréciation qui doit être laissé au Ministère public.
Avant d’examiner la position du procureur qui doit, pour reprendre la terminologie du Tribunal fédéral, «simplement», en cas de doute, poursuivre la procédure et, lorsqu’une condamnation apparaît plus vraisemblable qu’un acquittement, déposer un acte d’accusation13, il convient d’examiner la jurisprudence récente pour déterminer sa portée pratique effective14.
3. La jurisprudence fédérale récente
Régulièrement plaidé devant le Tribunal fédéral, le principe in dubio pro duriore a abouti – bien qu’il s’agisse d’une petite minorité des classements ou ordonnances de non-entrée en matière attaquée devant notre Haute Cour – à plusieurs annulations d’arrêts cantonaux confirmant des classements:
- En cas de mort d’un homme, une réquisition de preuve simple à administrer ne peut être écartée sans risque de violer le principe in dubio pro duriore15. Toujours en cas de suspicion d’homicide par négligence (art. 117 CP), le Ministère public doit dresser un acte d’accusation lorsqu’il existe des soupçons et que le déroulement des faits – en l’occurrence la remise de stupéfiants ayant entraîné un décès – n’est pas absolument claire16. Il en va de même, en cas d’homicide par négligence, lorsqu’il existe des doutes sur le lien de causalité17 ou, en cas d’un tir mortel de policier, en raison de nombreuses questions de fait et de droit, lesquels doivent être tranchées par le juge du fond18.
- En cas de lésions corporelles simples (art. 123 CP) et en cas de versions divergentes de parties ainsi que d’un témoignage allant dans un sens, le Tribunal fédéral a jugé que la procédure devait être renvoyée en jugement19. A cet égard, le Tribunal fédéral a précisé qu’un seul témoignage peut justifier un renvoi en jugement20. Il en va de même pour des lésions par négligence (art.125 CP), quand les faits ne sont pas clairs, une appréciation détaillée des différents éléments de preuve ne pouvant avoir lieu que devant le juge du fond21, en particulier dans les domaines des erreurs médicales22.
- En présence d’un accident de la circulation, lorsque la faute du conducteur ne peut pas être niée immédiatement, un classement n’est pas envisageable23.
- Dans le domaine des infractions contre l’intégrité sexuelle (art. 189 CP), une procédure ne peut être classée en raison des seules interrogations sur la crédibilité de la déclaration de la victime24.
- En cas de faux dans les titres (art. 251 CP), une procédure ne peut pas être classée au motif que les versions des différents protagonistes sont contradictoires, lorsqu’il est impossible de privilégier l’une ou l’autre thèse25.
- En présence d’infractions contre le patrimoine, le classement viole le principe in dubio pro duriore lorsqu’un prévenu conteste les faits, mais qu’il n’existe, dans le dossier, aucune possibilité qu’un tiers en soit l’auteur26, ou qu’il existe des indices importants de la commission d’une infraction27. Dans ce domaine, la prise en compte en détail de différentes expertises ne peut se faire par le Ministère public; le dossier doit être renvoyé en jugement28.
- En présence d’une plainte pour violation de secret de fonction (art. 320 CP), à la suite de l’envoi d’un courriel par un fonctionnaire à un tiers, un classement doit être annulé en vertu du principe in dubio pro duriore lorsqu’il n’est pas clairement établi que l’envoi était conforme au droit29.
- En cas de plainte contre des policiers, notamment pour abus d’autorité (art. 312 CP), un classement viole le principe in dubio pro duriore lorsque ni le Ministère public ni l’autorité cantonale de recours ne se déterminent sur les affirmations d’un témoin30 ou si au vu des constats médicaux, une infraction des policiers ne peut être exclue31. Il en va de même en cas de plainte contre du personnel pénitentiaire quand il ne peut être établi clairement que la proportionnalité d’une intervention avec usage de la force était donnée32 ou que des actes d’instruction doivent encore être effectués pour déterminer l’état mental du plaignant, lorsque celui-ci est pertinent pour statuer sur l’état de fait33.
- Ce principe est même applicable en cas d’atteinte contre l’honneur (art. 173 CP), quand il s’agit de déterminer si un écrit est véritablement attentatoire à l’honneur34.
- En revanche, en cas de décès de l’auteur potentiel, le principe in dubio pro duriore n’exige pas la poursuite des investigations. La procédure prend en effet fin avec le décès du prévenu35.
4. La position du procureur en pratique
Le conflit entre les principes in dubio pro duriore et in dubio pro reo amène le procureur à devoir faire face à plusieurs difficultés.
Il se retrouve tout d’abord à devoir examiner s’il existe des soupçons établis avant d’engager une accusation (art. 324 CPP). Le résumé précédent des arrêts, où le Tribunal fédéral a exclu un classement et imposé une mise en accusation, démontre néanmoins que sa marge de manœuvre en est fortement réduite. Il peut donc arriver que le procureur se retrouve dans la situation, inconfortable, de devoir engager l’accusation afin de respecter le principe in dubio pro duriore, tout en estimant que le prévenu doit être acquitté au vu de l’insuffisance des éléments à charge.
Par ailleurs, s’il décide de ne pas entrer en matière ou de classer, le procureur va devoir motiver son ordonnance avec soin (art. 80 al. 2 CPP). A défaut, il risque de voir son ordonnance annulée. Il doit toutefois être attentif aux termes qu’il choisit pour motiver son ordonnance, puis ses éventuelles prises de position subséquentes. Le Tribunal fédéral a en effet jugé que la position du procureur à ce stade pouvait justifier sa récusation en cas d’annulation de sa décision de classement pour violation du principe in dubio pro duriore: «Compte tenu de ces refus d’instruire, des motifs retenus dans l’ordonnance de classement et des déclarations faites ultérieurement, la partie plaignante pouvait à juste titre se plaindre d’une apparence de prévention dans la perspective d’un éventuel complément d’instruction.»36
Enfin, en cas de renvoi en jugement imposé par le principe in dubio pro duriore, le procureur se retrouve à devoir soutenir l’accusation (art. 16 al. 2 CPP). Contrairement à ce que peut laisser penser la lettre de l’article 16 al. 2 CPP, cela ne signifie toutefois nullement qu’il ne peut demander qu’une condamnation. Il est parfaitement légitime que, en cas de renvoi sur la base de ce principe, le Ministère public requière l’acquittement du prévenu renvoyé en jugement.
La doctrine est en règle générale muette sur la question. Elle se limite, tout au plus, à indiquer que, durant la phase du procès, le Ministère public devient une simple partie au procès et qu’il n’est plus soumis au principe de l’instruction à charge et à décharge37.
L’interprétation historique de l’article 16 al. 2 CPP, qui prévoit que le Ministère public dresse l’acte d’accusation et soutient l’accusation, confirme cependant cette liberté de requérir l’acquittement. Il ressort, en effet, des travaux préparatoires que le Ministère public doit «dresser l’acte d’accusation»38, mais nullement qu’il doit conclure à une condamnation.
L’article 337 CPP le confirme au demeurant. Il se limite en effet à indiquer que le Ministère public peut présenter des propositions au tribunal, sans indiquer lesquelles, ni limiter son représentant dans son choix des propositions.
Le procureur retrouve donc au procès la liberté qu’il n’a pas au moment de choisir entre classement et renvoi en jugement.
5. Conclusion
On peut ainsi constater que la position du procureur peut être particulièrement délicate: il peut devoir dresser un acte d’accusation, alors qu’il pense que le prévenu doit être acquitté. Il devra ensuite assumer en public un éventuel acquittement, avec les indemnités qui peuvent être octroyées (art. 429 ss CPP), quand bien même il aurait souhaité classer la procédure.
C’est particulièrement le cas lors du décès d’une personne ou de la mise en cause d’un agent de la force publique, où le Tribunal fédéral est particulièrement strict dans l’application du principe in dubio pro duriore.
Par ailleurs, lorsqu’il choisit de classer une procédure, puis de répondre à un éventuel recours, il doit bien peser le choix des mots: être convaincant et percutant, mais pas trop, au risque de se faire récuser si un tribunal annule son classement.
Le corollaire des obligations ainsi imposées au Ministère public réside toutefois dans la liberté qu’il faut lui accorder à l’audience de jugement: le procureur n’a nullement l’obligation de conclure à une condamnation. Il peut – et doit – présenter des conclusions qui sont conformes au droit et au dossier. Cela peut signifier de requérir un acquittement dans certains cas. y