En 2009, les Accords dits de Dublin sont entrés en vigueur en Suisse. Il s'agit d'accords européens qui permettent aux autorités de renvoyer les étrangers vers un autre Etat européen par lequel ils ont transité auparavant. De nombreux requérants d'asile ont transité par la Grèce, l'Italie, l'Espagne, la Pologne ou la Hongrie avant de venir en Suisse, et l'Office fédéral des migrations (ODM) peut retrouver l'enregistrement de ce passage dans une banque de données commune, Eurodac, puis solliciter de l'Etat de transit la réadmission de l'étranger sur son territoire. La procédure est régie par le règlement Dublin du Conseil européen qui désigne quel Etat est compétent pour traiter de la demande d'asile.
En pratique, l'Etat compétent est le premier qui a enregistré les empreintes digitales de l'étranger dans la banque de données. L'ODM fait ensuite application de l'article 34 de la loi sur l'asile (LAsi) qui stipule que l'office n'entre pas en matière sur une demande d'asile lorsque le requérant peut se rendre dans un Etat tiers compétent pour mener la procédure d'asile, et il ordonne le renvoi de Suisse. Avec 10 102 cas de renvois vers un Etat européen depuis le début de 2009, l'application des Accords de Dublin est devenu le principal mécanisme d'exécution des renvois de Suisse dans le domaine de l'asile. Plusieurs cas de renvois particulièrement dramatiques ont été médiatisés, comme celui d'un mineur non accompagné en Italie, celui d'une jeune femme surprise par la police au saut du lit et renvoyée manu militari «en pyjama, sans chaussures, ni sac», ou encore celui d'une femme victime de prostitution forcée vers la Hongrie où précisément elle avait souffert de ces violences et où sa fille aînée avait été enlevée. On a vu aussi des renvois vers l'île de Malte, où les requérants d'asile sont systématiquement détenus dans des conditions critiques, ou vers la Grèce, où l'accès à une procédure d'asile n'est pas garanti. Ces deux Etats ont été condamnés par la Cour européenne des droits de l'homme, parce qu'ils détiennent les étrangers dans des conditions inhumaines .
Le Tribunal administratif fédéral (TAF) interprète le règlement Dublin de telle sorte que les requérants d'asile n'en tirent aucune prérogative en leur faveur. Tout d'abord, le tribunal a rendu un certain nombre d'arrêts positifs qui portent sur des motifs de procédure. Avec le recul, on s'aperçoit que ces arrêts sont généralement suivis d'une nouvelle décision de renvoi de l'ODM, pratiquement en tous points la même que la précédente, et qui est finalement confirmée par le TAF. A ce jour (30 septembre), seuls trois arrêts du tribunal, à notre connaissance, obtenus de haute lutte, ont annulé une décision de renvoi vers un Etat tiers. Le premier, parce que l'ODM avait omis de demander la prolongation du délai pour effectuer le transfert à la suite d'une disparition de la requérante (D-3047/2010), le second également parce que le délai réglementaire de six mois pour faire le transfert était expiré (E-2310/2010) et le troisième, parce que le requérant avait sa fiancée en Suisse (E-5989/2010). Dans cette dernière affaire, le requérant avait déjà essuyé deux renvois forcés vers l'Italie et a eu gain de cause à la suite d'une demande de révision d'un précédent arrêt négatif du TAF, et après presque deux ans de procédure. Le bilan est donc très négatif et on peut dire que, sauf dans des cas très exceptionnels et peu prévisibles, aucun requérant d'asile n'échappe à l'exécution de son renvoi vers un Etat tiers ordonné par l'ODM.
La loi ne prévoit pas d'exceptions aux renvois Dublin
La loi sur l'asile ne contient au-cun droit concret en faveur des requérants d'asile. Actuellement, l'article 34 LAsi prévoit la possibilité de renvoyer un requérant vers un Etat tiers pour le seul motif qu'il a été enregistré préalablement dans cet Etat. Peu importe la durée du séjour, les circonstances familiales, les problèmes de santé, les éventuels liens avec la Suisse ou même les motifs d'asile qui sont consignés machinalement dans le dossier, mais auxquels l'ODM ne prendra pas la peine de se référer dans ses décisions. Bien que le TAF ait ordonné à maintes reprises de motiver les décisions dans chaque cas , la loi ne laisse aucune place à l'appréciation différenciée. Le résumé des faits individuels est donc instrumental, c'est-à-dire qu'il n'a pas pour objet de permettre l'application du droit de fond. En énumérant par exemple les problèmes de santé, l'autorité n'applique que le droit de procédure qui veut que la décision soit motivée. Ce droit de procédure ordonne la façon dont l'autorité déroule le processus de renvoi de Suisse, mais il n'a nullement pour but de protéger les personnes, parce qu'une connaissance correcte des faits de la cause n'entraîne, pour ainsi dire, jamais l'annulation du renvoi. L'enregistrement des empreintes digitales est le seul critère d'application des Accords de Dublin et il s'agit là d'un fait incontestable, dont la constatation en procédure de recours entraîne la confirmation du renvoi dans tous les cas.
La clause de souveraineté n'a pas de valeur juridique contraignante
Le règlement Dublin contient une clause dite «de souveraineté». Selon cette clause, l'Etat membre peut «souverainement» renoncer au transfert vers un autre Etat membre. Le droit suisse ne réglemente pas la façon dont il faut comprendre cette clause.
D'après l'ODM: «L'art. 3 al. 2 du règlement Dublin est une disposition potestative (décision discrétionnaire). Par conséquent, il n'existe aucune obligation de droit international selon laquelle il faudrait renoncer à l'application de l'accord [de Dublin] pour certains groupes de personnes. Le règlement n'énumère pas d'exemples de cas de figure dans lesquels l'Etat Dublin qui n'est pas responsable doit recourir à la clause de souveraineté. Il en découle que en principe, l'application de la clause de souveraineté est cédée au droit national ou à l'appréciation des autorités nationales. (...) Comme le règlement Dublin, le droit [suisse] ne contient aucune directive claire à ce sujet. (...) Aucune liste de critères n'existe. De ce fait, l'ODM examine au cas par cas si l'application de la clause de souveraineté s'impose (...).»
L'application de la clause de souveraineté est donc laissée à la libre appréciation de l'autorité selon des critères qui sont internes à l'administration et qui ne font pas partie du droit applicable. Cela entraîne que l'ODM exerce, ici, des pouvoirs d'exception: l'office estime qu'il n'est pas lié par la loi, qu'il fixe ses propres critères éventuels, de manière secrète et non transparente et en fait une éventuelle application de manière également secrète et non transparente. Il n'existe par ailleurs aucun motif de recours contre une décision de renvoi Dublin qui serait guidé par la loi. Aucun contrôle judiciaire n'est possible, faute de base légale énumérant les critères d'exception. Les critères sont juridiquement inexistants et le TAF ne peut contrôler ni leur application effective ni le respect de principes plus fondamentaux comme celui de l'égalité de traitement.
Le TAF a ainsi tendance à affirmer que les requérants d'asile ne peuvent pas se prévaloir de la clause de souveraineté: «Cette norme, en tant que telle, n'est pas directement applicable ou «self-executing», de sorte qu'elle ne confère pas en soi aux particuliers des droits qu'ils peuvent invoquer devant les tribunaux helvétiques.»
La jurisprudence, après quelques hésitations, a adopté une motivation type de rejet des recours qui peut se résumer ainsi: tous les Etats européens ont ratifié la Convention relative au statut des réfugiés et la Convention européenne des droits de l'homme, de sorte qu'il n'existe aucun indice que le recourant serait exposé à un risque de violation du principe de non-refoulement des étrangers vers un Etat persécuteur. En ce qui concerne les mauvaises conditions de vie alléguées par les recourants qui ont transité par certains Etats comme l'Italie, l'Espagne ou la Grèce, où ils ne bénéficiaient pas de l'aide sociale, ni de logement ni d'accès aux soins médicaux, il s'agit de simples allégués non prouvés. Il ne ressort donc pas du dossier que le recourant serait exposé à un risque de mauvais traitements en cas de renvoi par exemple en Italie, et l'intéressé doit faire valoir ses droits en Italie. Finalement, tous les Etats européens disposent d'un système de soins médicaux approprié et, sauf situation très exceptionnelle où le recourant reçoit des soins complexes et indispensables dont l'interruption équivaudrait sans aucun doute possible à un traitement cruel et inhumain, la clause de souveraineté n'a pas lieu de trouver application. Comme il n'existe aucun cas d'application de l'exception liée à l'administration de soins médicaux complexes et indispensables, il n'y a finalement aucun cas d'application de la clause de souveraineté en Suisse. Mentionnons que l'arrêt positif déjà cité, qui concerne un couple, est rendu en vertu du droit à la protection de la famille (art. 8 CEDH) et d'une jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l'homme relative aux pratiques suisses à l'égard des requérants d'asile. Il ne s'agit donc pas d'une exception propre au mécanisme des Accords de Dublin, puisqu'elle trouve son fondement juridique dans une autre convention qui poursuit d'autres objectifs.
La réglementation et la pratique des renvois ordonnés selon les Accords de Dublin ménagent une marge d'appréciation totale à l'autorité d'application. Les requérants d'asile pris dans le jeu des renvois entre Etats européens n'ont aucun moyen juridique de se défendre. La procédure est formaliste. La situation personnelle des requérants n'est prise en compte que de manière instrumentale, pour le maintien d'une bonne apparence de la procédure. Le droit de fond ne prévoit aucune exception aux renvois, la clause de souveraineté n'ayant pas de contenu identifiable. La procédure de recours elle-même est inefficace puisqu'elle tend à confirmer la décision de renvoi dans la quasi-totalité des cas. Lorsque l'autorité maîtrise l'entier de la solution juridique, le droit a perdu sa fonction d'équilibre du pouvoir répressif de l'autorité. L'exécution du renvoi des personnes vers un Etat tiers est une mesure de contrainte. Elle porte gravement atteinte à la liberté personnelle des gens, à leur autonomie, à leur intégration sociale et, parfois, aussi à leur intégrité. Le droit ne sert pas seulement à fonder juridiquement les prérogatives de l'administration. Le respect de la dignité des personnes suppose que l'étranger ordinaire, non seulement la personne extrêmement vulnérable, puisse se prévaloir de la protection de l'ordre juridique et disposer des moyens juridiques appropriés pour échapper à l'exécution forcée de son renvoi. La seule façon de rétablir un certain équilibre est de concrétiser la clause de souveraineté en droit suisse, c'est-à-dire d'incorporer à l'article 34 de la loi sur l'asile une liste d'exceptions, de sorte que les intéressés puissent faire valoir les épreuves auxquelles l'exécution du renvoi les confronte, selon la situation personnelle de chacun, avec quelques chances d'être entendus.