plaidoyer: Les tribunaux ont tendance à déterminer l’étendue du dommage en se référant à la pratique des assurances. Peut-on l’admettre?
Vincent Brulhart: On attend, aujourd’hui, que tout dommage soit indemnisé. Dans ces conditions, il est compréhensible que le droit de la RC évolue avec les mécanismes d’indemnisation de l’assurance, qui, seuls, permettent la réparation effective des préjudices.
Franz Werro: Je trouve cependant gênant que les limites du réparable découlent d’une relation contractuelle sur laquelle le client n’a pas de prise. Les assurances définissent, par exemple, le dommage matériel comme la perte financière résultant de l’atteinte à la substance de la chose, une définition malheureusement reprise dans les manuels de responsabilité civile. Si la chose est simplement atteinte dans sa fonction, il n’y a, dans cette approche, pas de dommage. Or, le droit de la RC n’impose pas cette restriction. On m’a soumis une fois un cas où le contenu de bouteilles ne pouvait plus être consommé en raison d’une réaction chimique du bouchon: on ne pouvait plus débouchonner. L’assureur contestait l’existence d’un dommage en faisant valoir que les bouteilles étaient intactes!
Vincent Brulhart: Il y a la logique de la RC et celle de la technique d’assurance: quelles indemnités peut-on reporter sur la communauté? Les primes doivent rester raisonnables, à défaut manque l’intérêt à l’assurance, une condition essentielle à la mise en place de toute mutualité. Des réflexions portant sur un mécanisme de réparation fondé sur l’événement avaient été menées naguère, indépendamment de l’existence d’une faute. On a conclu que cela coûterait trop cher à la collectivité et pourrait de plus déresponsabiliser les individus; l’idée a été abandonnée.
Franz Werro: Il est clair qu’on doit tenir compte des réalités économiques. Mais ce qui me dérange, c’est qu’on a, d’un côté, des assureurs qui développent des techniques dans un langage souvent incompréhensible et, de l’autre, des consommateurs qui ne comprennent rien à cette logique. Ce qui est encore plus préoccupant, c’est que des juristes et des avocats ne comprennent que très partiellement le langage des assureurs.
plaidoyer: Les assureurs cultivent-ils leur jargon en tenant à l’écart le public?
Vincent Brulhart: Les assureurs rendent un service à la collectivité et n’ont aucun intérêt à la décevoir. Ils mettent en place un système reposant sur des valeurs de solidarité; c’est leur modèle d’affaires. Il est vrai qu’ils doivent encore travailler sur la manière dont ils informent. C’est aussi une question d’image. Cela dit, s’ils apparaissent fréquemment sous un jour défavorable, c’est parce qu’ils interviennent le plus souvent, alors que les choses tournent mal pour leurs clients, à l’occasion d’un sinistre.
Franz Werro: Mais pourquoi les assureurs se montrent-ils si souvent âpres au gain? Je pense à cette dame qui a dû recourir jusqu’au TF pour faire admettre que, dans son cas, la condition «d’utilisation du véhicule» (assurance occupants) était remplie. Bien d’autres renoncent à saisir la justice et se font avoir!
Vincent Brulhart: Les assureurs ne sont pas âpres au gain! Mais le travail sur les limites de couvertures est ardu. Toute extension des garanties se reporte sur la collectivité des assurés qui verra la prime adaptée à terme. Il faut donc constamment arbitrer entre l’intérêt individuel et celui de la communauté. Les décisions de justice contribuent à fixer des limites de couverture raisonnables.
Franz Werro: Les conflits dans l’interprétation d’un contrat sont inévitables. Mais les assurés n’ont souvent pas les moyens d’être informés de l’opportunité de porter une affaire en justice.
Vincent Brulhart: Les aspects techniques de la gestion d’une mutualité compliquent la tâche d’informer. Une information individualisée serait idéale, mais poserait toutefois des problèmes pratiques et de coûts. Raison pour laquelle on table sur le profil d’un preneur moyen.
plaidoyer: Face à des compagnies toutes-puissantes, comment améliorer la défense des assurés?
Franz Werro: Il faut sans doute améliorer la formation des avocats pour les aider à mieux faire face aux professionnels de l’assurance. La Fédération suisse des avocats s’en préoccupe, puisqu’elle a mis sur pied une spécialisation en droit de la RC et assurances.
Vincent Brulhart: Il faut maintenir, en effet, un contre-pouvoir. Du choc des idées naît la lumière! Mais il faut garder à l’esprit que les contestations judiciaires en assurance privée représentent moins de 1% des liquidations de sinistres.
Franz Werro: Reste à savoir quelle est la qualité des transactions conclues. Face aux incertitudes du procès, le lésé capitulera souvent à ses dépens.
Vincent Brulhart: La concurrence est aussi un moyen de contrôler la qualité des prestations. Et l’autorité de surveillance peut intervenir au besoin.
Franz Werro: On peut se demander si la concurrence fonctionne aussi bien que cela. Le marché est très petit. C’est parfois la même compagnie qui assure le lésé et l’auteur.
Vincent Brulhart: Les effets de la concurrence sont clairement visibles depuis la libéralisation de l’assurance de choses et de l’assurance automobile. Mais il est vrai que la comparaison entre les produits devient difficile.
plaidoyer: Le déséquilibre entre assurés et assureurs se manifeste-t-il dans les clauses abusives que ces derniers glissent parfois dans les conditions générales?
Franz Werro: Oui. On a d’ailleurs un nombre relativement élevé de cas dans lesquels le TF a considéré que des clauses contenues dans des conditions générales n’étaient pas opposables au client, car elles étaient insolites. Un cas souvent dénoncé, mais qui n’a pas encore fait l’objet d’un jugement du TF, est celui de la fameuse «clause SUVA», qu’on trouve dans les contrats d’assurance RC d’entreprise: lorsque la SUVA intervient pour indemniser le dommage corporel causé par un employé, elle peut, ensuite, se retourner contre ce dernier, car le contrat exclut les prétentions récursoires. Or, ni l’employé ni même l’employeur ne s’attendent à une telle exclusion. Ce mécanisme se retrouve dans la RC des particuliers: un propriétaire de chien est exposé au recours la SUVA pour un dommage corporel causé par l’animal, alors même qu’il s’est assuré contre les prétentions directes du lésé. C’est inacceptable!
Vincent Brulhart: Il n’est pas satisfaisant qu’un employé ne soit pas protégé en raison d’une clause «SUVA». Je vois deux réponses possibles: soit étendre la couverture d’assurance, soit réduire les possibilités de recours de l’assurance sociale contre l’employé, à l’instar de ce qui prévaut pour l’action récursoire de l’employeur. La seconde option me paraît plus juste. L’exclusion de couverture pour l’action récursoire me paraît en revanche discutable en RC de particuliers. Quoi qu’il en soit, la concurrence permet de conclure avec des assureurs proposant des garanties plus libérales.
Franz Werro: Par ailleurs, la RC professionnelle contient souvent une autre clause douteuse, celle qui exclut le risque d’entreprise. Ainsi, le travail mal fait de l’entrepreneur n’est pas assuré, ce que celui-ci ignore le plus souvent. Dans un arrêt récent, le TF a cependant jugé qu’une telle clause n’était pas insolite. C’est regrettable. Il aurait rendu service aux assurés en exigeant que cette clause figure dans le contrat, au lieu de rester cachée dans les conditions générales.
Vincent Brulhart: Garantir systématiquement l’inexécution contractuelle entraînerait des coûts très élevés et pourrait déresponsabiliser. Or, l’assureur doit aussi favoriser les comportements sociaux désirables. Il est vrai que l’information joue un rôle capital dans ce contexte; le preneur doit souscrire en connaissance de cause; c’est l’objet de l’art. 3 de la loi sur le contrat d’assurance (LCA). Si le preneur ne comprend pas l’information qui lui est fournie, il lui appartient aussi de poser des questions.
Franz Werro: Mais encore faut-il qu’il sache quelles questions poser!
plaidoyer: En matière d’assurance d’indemnités journalières en cas de maladie, plusieurs clauses ont été reconnues comme insolites par le TF.
Franz Werro: En effet. On ne peut plus par exemple glisser dans des conditions générales que les indemnités seront réduites de moitié après 180 jours en cas de troubles psychiques. Le TF n’a pas admis non plus qu’une compagnie se réserve le droit de résilier un contrat sur sinistre et de réduire de moitié ses prestations à cette occasion, alors qu’une couverture de 720 jours était initialement prévue.
Vincent Brulhart: Soit, mais il faut savoir que l’assurance perte de gain maladie est une branche largement déficitaire. Les compagnies doivent être rigoureuses pour maintenir ces garanties, primordiales pour les entreprises en l’état actuel du droit du travail.
Franz Werro: Ne serait-ce pas les primes qui sont, dès le départ, mal calculées?
Vincent Brulhart: On a affaire, là, à des contrats de durée: tous les facteurs n’étaient pas forcément connus au moment du calcul de la prime. Et, longtemps, le marché a imposé des primes inadaptées au risque.
plaidoyer: L’art. 8 de la loi contre la concurrence déloyale (LCD) révisé permet-t-il un meilleur contrôle des conditions générales d’assurances?
Franz Werro: Il marque une ouverture par rapport à l’ancien art. 8 LCD. Mais je reste sceptique. La volonté politique de contrôler les conditions générales est faible. On verra toutefois si les tribunaux voient les choses autrement.
Vincent Brulhart: L’art. 8 LCD devrait se limiter aux modalités de conclusion ou de gestion du contrat. Le contrôle des conditions générales et la prévention des abus peuvent, au reste,j32 découler de la loi sur la surveillance des assurances (LSA).
Vincent Brulhart, 54 ans, directeur des Affaires suisses non-Vie, membre de la direction générale Generali Suisse Holding SA, ancien membre de la Commission de révision totale LCA, professeur de droit des assurances privées aux Universités de Lausanne et de Genève, conférencier au colloque «Les relations entre la responsabilité civile et les assurances privées», le 11 décembre 2015, à l’Université de Fribourg.
Franz Werro, 58 ans, titulaire de la chaire de droit des obligations et de droit privé européen de l’Université de Fribourg, professeur de droit privé et de droit comparé à la Georgetown University (Washington DC), coorganisateur du colloque «Les relations entre la responsabilité civile et les assurances privées», le 11 décembre 2015, à l’Université de Fribourg.