Le TF peut recevoir des dossiers numériques depuis 2007. Les instances inférieures, pénales ou civiles, depuis 2011. Malgré cela, très rares sont les avocats qui traitent par voie électronique. Sur les 7743 recours reçus en 2016 par le TF, seuls 38 ont été adressés par internet. Une quantité comparable à celle des années précédentes. Même topo du côté des tribunaux cantonaux qui enregistrent un nombre insignifiant de dossiers électroniques (lire plaidoyer 5/15).
Cette situation en étonne plus d’un. Après tout, chaque tribunal et chaque avocat travaillent avec un ordinateur. Pourquoi alors snober cette option?
La réponse est claire pour quiconque a déjà tenté l’expérience: traiter avec le digital exige d’avoir les nerfs solides. Bordereaux et documents doivent parvenir à l’autorité compétente en format PDF, avec signature électronique et via une plateforme de messagerie spécifique. Autant de contraintes en échange desquelles le mandataire obtient une réponse non pas numérique, mais par courrier postal. Résultat, il ne dispose d’un dossier informatisé que s’il scanne lui-même les documents reçus.
A cela s’ajoutent quelques pièges. Exemples? La décision de non-entrée en matière qui tombe sur celui qui ne se soucie pas de savoir si l’autorité interpellée – en l’occurrence un tribunal des assurances sociales – accepte les dossiers électroniques (arrêt du TF 8C_455/2016 du 10.2.2017). Le retard que prend l’avocat qui se retrouve face à une plateforme d’envois soudainement hors service et qui doit alors imprimer les documents pour les envoyer par La Poste (6B_691/2012 du 21.2.2013). Aucun doute, la communication juridique numérique reste un casse-tête, comme l’écrit Gian Sandro Genna dans la Revue de l’avocat 2/2017.
Travaux législatifs
Ce n’est pourtant pas faute d’efforts réalisés en la matière. A commencer par ceux du TF et de la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police (CDDJP) qui, l’automne dernier, ont convenu qu’ils n’accepteraient et ne traiteraient plus que les dossiers informatisés. Le 17 novembre 2016, ladite Conférence a même demandé au Conseil fédéral d’imposer l’informatisation des données transmises dans les procédures civiles, pénales et administratives. Et cela, bien que ce dernier, estimant le processus trop onéreux, se soit prononcé contre une gestion des dossiers électroniques (e-dossier), dans son rapport du 4 décembre 2015. De son côté et sur mandat de la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, l’Office fédéral de la justice travaille actuellement sur une loi à soumettre au Parlement.
Cette «loi fédérale sur la communication électronique avec les tribunaux et les autorités» (ERV-Obligatorium) exigerait sans doute une adaptation des codes de procédures civiles et pénales, de la loi sur le tribunal fédéral ainsi que la loi fédérale sur la procédure administrative et, cas échéant, d’autres législations administratives. Les cantons, qui gèrent actuellement l’administration de la justice dans leur domaine, devraient, quant à eux, vraisemblablement renoncer à une part de leurs compétences.
Si elle aboutit, cette loi n’entrera pas en vigueur avant 2021. Ce qui n’empêche pas qu’un élément est déjà clair: l’informatisation complète des procédures relevant de toutes les instances coûtera très cher. Le TF estime qu’il est aujourd’hui impossible de chiffrer les dépenses. «Cela dépendra largement de la mise en œuvre concrète du projet», note Peter Josi, chef du ressort Médias et communication du TF.
Communication digitale coûteuse
L’informatique dans le milieu de la justice entraîne d’ores et déjà de nombreux frais. A l’image des presque 2 millions de francs qu’a comptabilisés le TF dans son rapport financier de 2016. Un prix élevé qui ne comprend pas les frais de personnel et d’assistance, et qui dépasse amplement les 810 000 fr. que l’instance suprême a dépensés pour l’assistance judiciaire.
L’Administration fédérale démontre, elle aussi, que la communication juridique numérique reste excessivement chère. Dès 2018, les dossiers électroniques y auront la priorité.
Un choix lourd de conséquences, comme l’illustre Ursula Eggenberger, porte-parole de la Chancellerie fédérale: «La numérisation des données de l’Administration fédérale coûte actuellement 142 millions de francs. On estime à 750 fr. les frais de mise en place par poste de travail et par année.» Avec quelque 35 000 collaborateurs à plein temps, les dépenses ultérieures devraient tourner autour des 30 millions par an – pour autant que tous soient emballés par cette transition digitale.
Par ailleurs, qu’elles proviennent d’instances fédérales ou cantonales, les décisions concernent aussi les avocats. Au TF, Peter Josi précise alors: «S’il devenait obligatoire, le devoir de numérisation vaudrait tant pour les autorités que pour les professionnels.»
Dépenses pour les avocats
Le barreau souffre donc, lui aussi, du coût trop élevé des dossiers numériques. Les frais liés à l’installation d’identités électroniques, de plateformes d’envois, de nouveaux logiciels ainsi qu’à l’assistance entraînent des dépenses supplémentaires faramineuses.
Le risque est alors le suivant: le contribuable, qui paie la numérisation des données de la Confédération et des cantons, va exiger que les cabinets d’avocats s’alignent et informatisent leurs documents. Or, s’ils veulent rester compétitifs, ces derniers ne pourront pas répercuter les frais supplémentaires sur leurs mandants. Ils devront les financer eux-mêmes.
Un autre point reste incertain, celui de garantir la sécurité du transfert des documents électroniques. L’idée est de conserver dans un même lieu les données de la police, des ministères publics et des tribunaux. Ce qui augmente la probabilité d’interruptions de systèmes ou d’attaques pirates.
Une justice électronique efficace aurait pourtant bien des avantages. Les partis pourraient disposer des actes en tout temps. Les documents seraient facilement transmis, examinés et retravaillés. Le «home office» se ferait sans transport de papiers. Les laborieuses copies n’auraient plus lieu d’être. Les archives diminueraient.
Autant de bénéfices auxquels même les adeptes de la justice électronique peinent à croire. Ils n’attendraient pas, sinon, que cette dernière devienne obligatoire pour l’appliquer. La CDDJP estime pour sa part que cette obligation n’a de sens que si tous les acteurs concernés utilisent les données et programmes qui s’y rapportent, et que «le transfert des dossiers reste fluide entre toutes les autorités concernées».
A noter que la Fédération suisse des avocats compte parmi les partisans de l’instauration de dossiers électroniques obligatoire. Son argument principal est que, sans cette modification, la communication juridique digitale ne connaîtrait aucune avancée avant 2021. Cette position réunit-elle la majorité de l’association? La question reste ouverte. Aucune recherche de fond n’a, pour l’instant, permis d’y répondre.