Après en avoir donné l’impression, le TF affirme à peu près le contraire dans un considérant qu’il consacre à son pouvoir d’examen face à un contenu constitutionnel qui se veut directement applicable, à l’encontre du droit international non impératif. Il reconnaît que les changements constitutionnels qui affectent ce droit international-là, «möglich bleiben»(3). Ces considérants révèlent, à tout le moins, un débat interne intense et difficile. Or, il existe des raisons – au-delà du contexte politique immédiat – de penser que la volonté de la majorité du peuple suisse et des cantons constitue encore la règle qui prévaut dans cet Etat souverain qu’est la Suisse.
Si le droit international prime sur le droit interne, c’est parce que la Constitution helvétique le dit expressément à l’art. 5
al. 4. Selon le texte clair de l’art. 194 al. 2 Cst., cette primauté se limite aux «règles impératives du droit international». A contrario, une initiative populaire peut prévaloir à l’encontre des règles non impératives du droit international. Le principe de la primauté du droit international n’existe pas a priori et en toutes circonstances. On en veut pour preuve le fait que, lorsque certains publicistes envisagent la possibilité d’une interprétation qui étend le pouvoir de contrôle du TF, c’est par le biais d’une interprétation de la Constitution qu’ils justifient leur prise de position – qu’ils assortissent d’ailleurs d’hésitations et d’interrogations(4).
C’est l’Assemblée fédérale qui sanctionne l’éventuelle anticonstitutionnalité ou anticonventionnalité d’une initiative populaire (art. 139 al. 3 et 173 al. 1, lit. f. Cst.). On peut se demander ce que signifie le «silence» de la Constitution, au sujet des compétences du TF pour vérifier a posteriori la validité d’une initiative adoptée par la majorité constitutionnelle – qui se révélerait incompatible avec le droit international non impératif. On ne propose pas, en l’état, de compléter ce «silence» en étendant les compétences du TF. On ne peut en tout cas pas tirer argument de l’existence de projets politiques de réforme concernant cet objet, dès lors que le Conseil fédéral a adopté, en janvier 2013, un Rapport explicatif concernant les modifications de la loi fédérale sur les droits politiques (LDP) et de la Constitution. On peut y lire que: «(…) le Conseil fédéral estime que les autorités d’application du droit sont tenues par principe d’appliquer les normes constitutionnelles contraires au droit international (…) plus récentes que la règle internationale (…) si elles sont directement applicables» (doc. cit. p 10). Le silence de la Constitution est donc qualifié. Il exclut toute compétence du TF, a priori ou a posteriori. Pour changer ce système, il faudrait changer la Constitution. Son interprétation ne suffit pas.
La proposition doctrinale qui consiste à disqualifier le principe majoritaire surprend moins si on prend en compte la crise de confiance qui affecte actuellement le fonctionnement des institutions démocratiques. Excédés par les lenteurs et (selon eux) l’insuffisance du droit positif actuel, certains juristes invoquent un nouveau fondement pour justifier une autre hiérarchie des normes, suggérant l’instauration d’une supralégalité, à laquelle on pourrait avoir recours pour disqualifier un contenu normatif, malgré le fait qu’il ait été adopté en application du principe majoritaire. Cette approche est directement inspirée par la philosophie des droits de l’homme. Elle ne prévaut cependant pas en elle-même, au-delà de ce que la Constitution prescrit. Elle génère d’ailleurs, à l’époque actuelle, une mode qui se traduit, à certains égards, comme une nouvelle forme de pensée unique. Le TF prend certains risques en décidant de s’aligner inconditionnellement sur les options de la CEDH, comme le lui recommande la doctrine(5). La Cour de Strasbourg est loin d’agir toujours au-delà de toute critique. Ainsi, sa jurisprudence actuelle tolère la répression pénale de l’avortement en Irlande. Elle protège donc mieux les droits de l’homme que les droits de la femme! C’est en réaction contre certaines de ces incohérences que Jean Carbonnier a tenté de convaincre que la légalité républicaine constitue, elle aussi, elle encore, une garantie essentielle pour les justiciables. Il dénonce «(…) l’idéologie des droits de l’homme, portée au paroxysme de l’abstraction et qui s’est de plus en plus éloignée de l’histoire pour devenir religion d’Etat»(6). Nous devons tous, certes, témoigner de notre fidélité aux grands principes qui constituent la philosophie des droits de l’homme. Mais c’est la Constitution de l’État qui définit les termes de l’équilibre nécessaire entre la liberté individuelle et l’ordre public. Le principe fondamental, en Europe occidentale, est encore celui de la séparation des pouvoirs. C’est cette architecture de l’Etat qui, ici, prescrit comment doit être organisée l’action politique, dans le respect des droits humains. C’est ce qui explique le contenu actuel de la Constitution helvétique et c’est ce qui justifie le projet de réforme que propose aujourd’hui le Gouvernement fédéral.
Comme on l’a dit, le politique est en crise. Le juge apparaît dès lors habilité à se substituer au législateur, dont les options sont souvent marquées par un pluralisme qui déconcerte et divise. Il n’est cependant pas qualifié pour faire ce travail. La jurisprudence peut, certes, tracer des voies nouvelles que le législateur pourra adopter. Le TF a joué ce rôle avec finesse et circonspection en esquissant toutes les grandes lignes des réformes récentes du droit de la famille. Les juges ne sortaient cependant jamais de leur rôle. Ils s’exposeront à d’acerbes critiques si, maintenant, ils se permettent, sans plus de scrupules, d’utiliser la voie de l’interprétation pour disqualifier les normes que la majorité du peuple et des cantons a formellement adoptées. Si le TF, invoquant l’art. 190 de la Constitution, et malgré l’art. 194 al. 2, refusait d’appliquer de nouvelles dispositions constitutionnelles (déclarées a priori valides par le Parlement), cinq citoyens, certes très distingués, imposeraient leurs convictions à la majorité du peuple et des cantons suisses. Ces cinq personnes n’ont pas le droit de dire a posteriori comment la majorité aurait dû voter.
Cette tentative d’imposer le contrôle judiciaire des initiatives contraires au droit international non impératif traduit encore l’attraction qu’exerce le droit américain. On ne peut cependant pas importer sans risque, en Suisse, cette image du juge tout-puissant. Il faut de plus rappeler que les magistrats américains – qui agissent pourtant dans le cadre d’un mandat constitutionnel historiquement et formellement incontestable – font preuve d’une extrême circonspection s’il s’agit de déclarer l’anticonstitutionnalité de décisions du Congrès des Etats-Unis. Ils ont ainsi, récemment, refusé de mettre à néant la réforme du droit de la santé, acquise par une faible majorité, au sein du pouvoir législatif. Ils ont invoqué, en termes express, le principe de la séparation des pouvoirs, pour justifier la nécessaire retenue qui les a animés, parfois à l’encontre de leur conviction profonde.
Cette sagesse-là mériterait, elle aussi, d’être «importée». Les dispositions nouvelles que pourrait adopter, dans le futur, la double majorité du peuple et des cantons ne seront peut-être pas toujours celles qui sont proposées par les milieux conservateurs. N’est-il pas prudent dès lors, d’admettre encore, selon ce que nous proposait déjà le «citoyen de Genève», que «la volonté générale est toujours droite»? Peut-être ne vient-il pas d’assez loin pour avoir une nouvelle fois raison.
(1) ATF 139 I 16
(2) Knuchel Sévrine, Initiatives populaires et droit international: quelques réflexions sur le chiffre IV de l’initiative populaire fédérale «Pour le renvoi effectif des étrangers criminels (initiative de mise en œuvre)», in: Jusletter du 11 novembre 2013.
(3) Arrêt cité, consid. N° 5.2.1.
(4) Ainsi, le professeur G. Malinverni utilise l’expression «peut-être» lorsqu’il envisage cette possibilité in: Festschrift Andreas Auer, Direkte Demokratie, Berne, Stämpfli, 2013, p. 462.
(5) Cf. A. Auer et al. 2013, N° 1933.
(6) CARBONNIER, Jean, Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, 1996, p. 203.