Rigueur et discrétion
Jérôme Candrian nous accueille dans un bureau dépourvu de toute fioriture. Le juge y fait écho, par son accueil en toute sobriété: nous sommes instinctivement au fait que la discrétion et la rigueur sont de mise dans ces murs. L’atmosphère sérieuse et sereine ne nous surprend guère. La personnalité du juge est à l’image de la fonction qu’il exerce.
Jérôme Candrian a entamé sa carrière au Tribunal administratif fédéral en 2007. Premier juge élu après la constitution du Tribunal administratif fédéral, il intègre une équipe presque intégralement composée d’initiés. La majeure partie des juges élus étaient préalablement rattachés à des commissions de recours. Candrian admet avoir brièvement hésité entre le Tribunal pénal fédéral (TPF) et le Tribunal administratif fédéral (TAF): «L’entraide judiciaire en matière pénale, dont la systématique est très proche du droit administratif, a été confiée au Tribunal pénal fédéral.» Finalement, les nombreuses tâches dévolues1 à la Cour I du TAF motiveront le dépôt de sa candidature. Cette élection résulte de son parcours exigeant et de son intérêt mûri pour le travail de juge: «Cette activité me permet de rassembler mes connaissances du barreau et de l’administration.» L’homme a plus d’une corde à son arc et de solides connaissances en droit international public.
L’ADN du publiciste
Pour le juge de la Chambre du renseignement, la route vers le droit n’était pas tracée d’avance. Il se serait certainement inscrit en lettres, en philosophie, en histoire ou en relations internationales, après l’obtention de son baccalauréat. Un large éventail d’intérêts symptomatique d’une grande ouverture vers le monde. Pierre Felley, ancien juge cantonal valaisan, a incité son filleul à opter pour le droit.
C’est sans regret. Jérôme Candrian profite de ses études à Neuchâtel et souligne avoir eu la chance de côtoyer d’éminents juristes, tel le regretté professeur Jacques-Michel Grossen, jurisconsulte spécialiste du droit international. Le juge n’oublie pas de citer certains ouvrages qui l’ont marqué, à l’instar du traité de droit administratif de Grisel.
Le droit international par conviction
Jérôme Candrian relève avoir été touché par l’exil de son grand-père en Italie, alors sous le joug de l’État fasciste. Une histoire familiale douloureuse qui lui a donné le goût de la justice: «Le droit peut redresser nombre de situations.» Aujourd’hui encore, le juge s’intéresse à cette période. Une formation à l’Université de Zurich en droit de l’art lui a offert l’occasion de réaliser une étude sur la mise en œuvre de la restitution des biens spoliés durant la Seconde Guerre mondiale par la jurisprudence du Tribunal fédéral2: «Cette problématique est en concordance avec les temps. La collection Bührle, désormais exposée au Kunsthaus de Zurich, soulève de nombreuses questions intéressantes, à cheval entre le droit et l’éthique.»
Brevet d’avocat en poche, Jérôme Candrian travaille auprès de l’Office fédéral de la justice dans le domaine de l’entraide judiciaire internationale. Il participe aux travaux législatifs3 sur la création des Tribunaux pénaux internationaux, après les exactions commises en ex-Yougoslavie, puis au Rwanda. Il s’est ensuivi trois ans à la Direction du droit international public du DFAE. Il participe, au sein de la délégation conduite par le futur juge à la CourEDH, Lucius Caflish, aux négociations sur le Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale.
Jérôme Candrian traite en outre de l’immunité de juridiction, en suivant des procès impliquant des chefs d’État, des États ou des diplomates étrangers. Une expérience fructueuse: le juriste rédigera ensuite une thèse sur l’immunité des États étrangers auprès de l’Université de Fribourg4. Une immunité trop souvent traitée en opposition avec les droits humains. Il opine: «On pourrait s’interroger sur l’applicabilité de l’immunité en cas de grave violation des droits humains. Il ne faut toutefois pas omettre que l’immunité juridictionnelle permet de garantir une certaine stabilité dans les relations internationales.»
Les conséquences des crimes contre l’humanité occupent le juriste. Il travaille aussi sur des affaires de blocage de fonds de chefs d’État étrangers et cite l’importance des affaires Mobutu, Bhutto ou Duvalier, qui ont servi d’impulsion à l’adoption d’une loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite (LVP; RS 196.1). Ce parcours le mène naturellement à se questionner sur les moyens d’assurer la stabilité et la sécurité d’un gouvernement et à saisir le rôle de la justice Il rejoint ensuite une étude d’avocats basée à Lausanne et concrétise ainsi son souhait de se confronter au travail judiciaire.
Passage de témoin
Au TAF, son attention est attirée par la procédure, ce qui l’amène à rédiger un ouvrage sur le sujet5. Après l’adoption de la loi sur le renseignement en 2017, Salome Zimmermann, présidente de la Cour I, le sollicite afin de mettre en œuvre la nouvelle compétence du tribunal relative au traitement des demandes du Service de renseignement de la Confédération (ci-après: SRC). Un défi pour les deux juges, qui doivent faire face à des délais de traitement très courts (trois à cinq jours) et à un nouveau mode de fonctionnement. En effet, le tribunal n’a pas la qualité d’autorité de recours, son rôle consistant en la vérification de la conformité au droit des demandes de mesures de recherche introduites par le SRC. Il leur faut tout revoir: l’organisation interne, la structure des décisions et le processus de vérification de la légalité des mesures, surtout sous l’angle de la proportionnalité.
Après le départ de Salome Zimmermann, Jérôme Candrian reprend la présidence de la Chambre du renseignement. La qualité de son travail reconnue, il est confirmé dans ses fonctions à deux reprises.
Le juge Candrian porte un lourd poids sur les épaules. Il lui faut garder la tête froide pour analyser le bien-fondé d’une requête et sa proportionnalité. «Le traitement des demandes exige que l’on s’y consacre complètement durant cinq jours, ce qui implique une grande disponibilité. Il faut se plonger dans un autre monde. Des questions délicates sont soulevées et touchent tant la sécurité intérieure de la Suisse que sa politique étrangère.»
Un rôle de garant
Pour Jérôme Candrian, le législateur s’est conformé aux exigences requises par la CourEDH en déléguant ce contrôle à une autorité judiciaire. Une délégation de compétences qui permet de veiller au respect des droits fondamentaux.
Le juge insiste: «L’analyse approfondie du dossier est essentielle. Je dois être convaincu du bien-fondé de la mesure de surveillance pour l’approuver. Si tel n’est pas le cas, des informations complémentaires peuvent être exigées.» Une décision lourde de conséquences tant pour la personne soumise à la mesure de surveillance que pour le SRC, qui ne pourra pas passer outre en cas de refus.
Il n’en demeure pas moins que ce travail de vérification est complexe et hautement dépendant des informations transmises par le SRC. Pour veiller à l’existence d’une menace concrète (art. 27 LRens) dans un domaine prévu par la loi, tel que le terrorisme, le juge devra se baser sur des indications précises. L’approbation judiciaire confirme que la mesure de surveillance prévue respecte les exigences légales, par exemple la gravité de la menace et l’échec des recherches d’informations préalablement réalisées par le SRC.
Le juge Candrian souligne que l’échange d’informations est essentiel: «Le SRC doit faire preuve de transparence et délivrer l’ensemble des pièces à sa disposition. Cette coopération est d’autant plus indispensable pour l’examen de la proportionnalité qu’elle implique que je sois informé du but et de la nécessité de la mesure.» Ce travail d’analyse englobe aussi la vérification d’autres indications, comme les données sur les personnes concernées ou la désignation de la mesure de recherche.
Droit d’être entendu à retardement
La personne soumise à une mesure de surveillance sera, en principe, informée a posteriori, après la fin de l’opération. Un droit de recours est donc ouvert auprès de la Cour II du TAF, puis du TF. Du point de vue de la garantie des droits fondamentaux, l’absence de toute information préalable prive partiellement la personne concernée par la mesure de surveillance de son droit d’être entendue. Afin de rétablir un certain équilibre, le professeur de droit Rainer Schweizer propose une autre procédure, contradictoire.
Le juge du renseignement se montre dubitatif. L’interprétation littérale de l’article 26 al. 2 LRens ne laisse que peu de place au doute: ces mesures doivent être exercées secrètement et à l’insu des personnes. Jérôme Candrian ajoute: «Les mesures de surveillance n’auraient pas de sens si les personnes étaient informées au cours de la surveillance. D’une certaine manière, c’est le tribunal qui exerce le droit d’être entendu des personnes concernées.» Et de préciser que la jurisprudence de la CourEDH, notamment dans l’affaire Klass, a même confirmé l’admissibilité d’une absence d’informations à la personne surveillée, une fois l’opération terminée. Une dérogation au droit d’être entendu pouvant être justifiée en cas de mise en danger d’intérêts supérieurs: «Tel serait le cas si l’information permettait d’apprendre la manière dont la Suisse se défend.» Le juge admet que le défaut d’information ne devrait s’appliquer que dans un nombre limité de cas: «L’exception ne doit pas devenir la règle.»
Selon Jérôme Candrian, le double contrôle juridique permet de pallier une situation compliquée sur le plan judiciaire. En amont, la Chambre du renseignement joue un rôle de garant en veillant au respect du principe de proportionnalité. En aval, la Cour II du TAF reçoit les recours des personnes soumises aux mesures de surveillance.
L’exploration du réseau câblé en rodage
Les requêtes portant sur l’exploration du réseau câblé6 représentent un travail particulier en termes de vérification de la conformité au droit, pour le juge: «Le mode de saisine entre une mesure de surveillance exercée sur un particulier et la surveillance globale inhérente à l’exploration du réseau câblé diffère de manière importante. Dans ce cas précis, la captation de signaux émis via le réseau filaire traversant la frontière suisse vise la recherche d’informations sur des événements importants se déroulant à l’étranger.» Jérôme Candrian admet la complexité de la tâche. Dans les faits, l’exercice sort du cadre usuel de la pratique d’un juge, aucune personne spécifique n’étant visée. Et l’examen de la proportionnalité se matérialise par la vérification de l’efficacité de la mesure au regard de l’objectif prévu par la loi, soit la protection de la sécurité intérieure.
La Chambre veille au respect des obligations légales, notamment à la proportionnalité de la mesure, dont la nécessité est analysée. Ab initio, l’évaluation est réalisée sur la base d’indices: «Au cours de la première année d’exécution de la mesure, l’examen est réalisé prima facie. Après l’obtention des premiers résultats, nous pouvons nous prononcer plus précisément sur la continuation ou la cessation des opérations.» Les informations sur l’influence des événements en cause sur la sécurité nationale, et, conséquemment, la nécessité de la mesure, sont évaluées au fil du temps.
A la question de savoir si des doutes subsistent quant à la viabilité de la collecte et du tri des données, réalisés par le centre des opérations électroniques de l’armée suisse, un organe rattaché au DDPS, et l’indépendance du contrôle. Le juge répond qu’il n’a pas de raison de douter de l’objectivité du traitement, le centre exécutant un mandat préavisé: «Le centre des opérations électroniques se base sur le mandat donné par le SRC aux opérateurs de télécommunication. On ne saurait omettre que les opérateurs de télécommunication reçoivent aussi la confirmation de l’approbation judiciaire de ce mandat.»
Une activité critiquée
Le juge est au fait des critiques émises sur la surveillance de masse et suit attentivement la jurisprudence fédérale et européenne. Pour sa part, son rôle permet d’assurer un certain équilibre entre intérêt public et intérêt privé. Le juge Candrian ne manque pas de saluer le choix du législateur suisse, l’instauration d’une autorité judiciaire en tant qu’organe de contrôle garantissant l’État de droit.
Interpellé sur le renforcement des droits de l’Etat fouineur sous couvert de lutte contre le terrorisme, le juge adopte une attitude neutre: «La loi sur le renseignement est en cours de révision. Une évolution de la jurisprudence de notre tribunal, du TF ou de la CourEDH pourra être prise en compte par le législateur. Dans notre rapport à la Délégation des Commissions de gestion, nous pouvons signaler des difficultés que la loi a pu nous poser, et transmettre, par ce biais, un signal au Parlement.»
Jérôme Candrian recentre le débat. En tant que juge, la qualité et le soin apporté à l’analyse de la situation restent la pierre angulaire: «Je suis devenu juge car j’estime qu’une décision construite et bien fondée est un rempart contre des dérives ou des situations non conformes à l’État de droit. Si on confie cette tâche à un tribunal, on offre une garantie au citoyen.»
Un bilan positif
Pour le juge Candrian, le mode de fonctionnement de la Chambre a fait ses preuves. Un contrôle effectif est réalisé par cette dernière. Il a par ailleurs la chance de travailler avec une équipe de juges et de greffiers motivés. Le juriste est toutefois conscient qu’il lui faudra encore s’adapter quotidiennement: «Nous créons une jurisprudence. Il nous appartient d’assurer son évolution cohérente.» ❙
1 La Cour I traite, notamment, les affaires inhérentes aux infrastructures, à l’énergie et aux télécommunications, au droit du personnel, à la protection des données, à la transparence, à la responsabilité de l’État ou au droit militaire (cf. art. 23 al. 1 RTAF).
2 Chambre spéciale créée à l’issue de la Seconde Guerre mondiale (cf. Jérôme Candrian, la bonne foi du possesseur d’une œuvre d’art dans la jurisprudence fédéral depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, RDS 2018/1).
3 Des suites d’une recommandation onusienne. La Suisse n’est pas membre de l’ONU mais coopère activement.
4 Jérôme Candrian, L’immunité des États face aux droits de l’homme et à la protection des biens culturels, Zurich 2005.
5 Jérôme Candrian, Introduction à la procédure administrative fédérale, Bâle 2013.
6 L’association Société numérique a recouru au TAF, puis au TF. Notre Haute Cour a donné raison aux recourants et le TAF devra se prononcer sur la violation de droits fondamentaux par un traitement présumé des données dans le système global actuel d’exploration du réseau câblé (arrêt du 1er décembre 2020 (1C_377/2019)).