«C’est le vrai Fribourgeois comme on en rêve, car totalement bilingue», dit de lui Pascal Pichonnaz, vice-doyen de l’Université de Fribourg où Gilbert Kolly a fait ses études, sa thèse sur l’erreur essentielle dirigée par le professeur Gauch et enseigné, en allemand, le droit des obligations et le droit pénal. Issu d’une famille modeste – un père germanophone, employé de laboratoire, une mère au foyer francophone – il devient juge «un peu par hasard, parce qu’un poste était disponible» au Tribunal de district de Tavel. «J’imaginais plutôt entrer au service juridique d’une banque ou d’une assurance, peut-être même exercer en tant qu’avocat. Mais je ne regrette pas le destin qui m’a fait entrer dans la magistrature. Tenter de faire quelque chose d’utile pour la société en fixant certains principes est une très belle tâche, confie l’intéressé, de son bureau de président du Tribunal fédéral. Tout, des lampes au mobilier, y a été fait sur mesure dans les années 1920», apprécie-t-il en connaisseur.
Un esprit vif, une capacité à comprendre rapidement les problèmes, estime Pascal Pichonnaz. Et une «belle carrière qui semble assez rectiligne mais s’est faite aussi avec une part de chance» se construit sans aucun accroc, reconnaît l’intéressé. Président germanophone du Tribunal d’arrondissement de la Singine, puis juge germanophone au Tribunal cantonal fribourgeois, qu’il préside en 1987 et 1995 – «dans les faits, j’ai plutôt exercé en français» –, enfin élu juge francophone au Tribunal fédéral en 1998, qu’il préside depuis un an. Ce bilinguisme est «un avantage certain dans les fonctions que j’exerce au Parlement pour y défendre le budget ou présenter des rapports. J’y parle en français, mais je réponds si nécessaire en allemand aux questions des parlementaires qui sont à 75% germanophones», commente-t-il.
Au milieu Catholique, entré au PDC qui était encore le «grand vieux parti» à Fribourg, il se plie «sans aucune obligation légale, mais parce que c’est la règle du jeu partout en Suisse si on est proposé comme juge par un parti, que j’ai été élu en connaissance de cause et que je m’y tiens» à la règle voulant qu’une partie de son salaire de juge fédéral soit versée aux démocrates-chrétiens. Combien exactement? «Les tarifs sont différents d’un parti à l’autre, c’est surtout très cher à gauche», sourit-il. Et au PDC, qu’il a choisi car c’était «un parti centriste»? «Au milieu. Ce n’est pas insignifiant.» Il n’en dira pas plus.
Limiter l’accès
L’un des plus gros dossiers actuels est celui de la surcharge du Tribunal fédéral. «A la fin de septembre, nous comptions une centaine d’affaires de plus que l’an passé», et le cap des 8000 recours sera sans doute atteint cette année, soit «du même ordre que l’an dernier». Gilbert Kolly ne fait pas mystère que limiter l’accès de la Haute Cour aux questions de principe a sa faveur. «C’est une question délicate, car le citoyen a l’habitude de pouvoir porter sa cause devant le TF et il faut trouver une règle qui soit satisfaisante pour toutes les matières du droit.» Des idées? «En droit administratif, par exemple, il y a une jurisprudence assez claire sur les excès de vitesse et leur conséquence sur les retraits de permis. Une autorité administrative complétée d’une instance de recours judiciaire cantonale ne pourraient-elles pas suffire à trancher ces litiges?» Le principe constitutionnel de l’accès au juge serait garanti en permettant au TF de trancher les questions de principe relatives à cette matière. Par exemple, le fait de contester cette jurisprudence au nom des progrès techniques qu’ont connu, au cours des années, les véhicules. Ou le principe de l’application uniforme du droit fédéral, si certains cantons observent avec plus ou moins de rigueur cette jurisprudence. «Les réflexions du groupe de travail mis sur pied par le TF vont dans ce sens.» D’autres mesures? «Le TF ne tranche en principe que des questions de droit. Mais la réalité est tout autre, car en examinant s’il y a eu violation de l’interdiction de l’arbitraire en établissant les faits, formellement, on discute des faits. Peut-être pourrions-nous restreindre l’examen de l’arbitraire en limitant les questions relatives aux faits.» Le résultat du groupe de travail sera soumis à la Cour plénière du TF, qui tranchera. Fin octobre a été également adopté le rapport du Conseil fédéral faisant le point sur cinq ans d’application de la loi sur le Tribunal fédéral (LTF), elle aussi destinée à permettre un allégement de la Haute Cour (voir encadré).
Section d’appel interne
Le TF s’oppose également à l’idée de recevoir la compétence de trancher les recours contre les arrêts du Tribunal pénal fédéral (TPF) non seulement sous l’angle de la conformité au droit, mais sous celui de la constatation des faits, comme le propose le Conseil fédéral en suggérant de modifier la LTF. Difficile de charger encore la Cour de droit pénal, déjà à la peine. L’alternative? «Créer une section d’appel interne au TPF de Bellinzone. Son indépendance devrait être garantie, mais des tribunaux internationaux, tels que la CrEDH avec la Grande Chambre, connaissent déjà la possibilité d’une instance de recours interne à l’institution.» Le Parlement en discutera prochainement.
L’idée de retransmettre en direct sur internet les délibérations publiques du TF, comme le voudrait une motion adoptée par le Conseil des Etats, ne rencontre pas plus de succès. «Une décision du plénum l’a rejetée par 32 voix contre deux. Nous délibérons en public, ce qui est unique en Europe. Il s’agit de véritables délibérations permettant aux juges de changer d’avis. Le jour où ces débats seront enregistrés et diffusés dans le monde entier, voire ressortis cinq ans plus tard, nous craignons que ces délibérations ne soient plus que des lectures de textes purement formelles. Sans parler de la protection des secrets d’affaires ou des arbitrages confidentiels des parties.» Gilbert Kolly ne «voit pas ce qu’il y a à gagner dans un tel changement», qui doit encore être soumis au Conseil national. C’est aussi dans l’idée «de ne rien cacher et d’assurer la publicité des débats» que le dispositif des arrêts avec les noms des parties sont mis à disposition durant quatre semaines dans la salle d’attente du TF, tous les arrêts anonymisés se trouvant sur internet.
«Plutôt inhabituel»
Le président du TF juge «plutôt inhabituel, mais témoignant d’une certaine incompréhension» le fait que la Haute Cour ait relativisé la portée d’un arrêt de Strasbourg1 en confirmant, dans une autre affaire, l’expulsion par les autorités jurassiennes d’un criminel étranger père de famille2. Ce faisant, elle déplorait que la CrEDH ait pris sa décision en se basant presque exclusivement sur des faits postérieurs à l’arrêt rendu par le TF. «La procédure nouvelle dirigée contre la Suisse pour violation de la convention ne peut se faire que par rapport aux faits qui existaient lorsque le TF a rendu son arrêt», commente le président du TF. Il y a deux ans, des juges des deux instances se sont rencontrés pour tenter de surmonter ces divergences, sans grand succès jusqu’ici.
Conscient que «le système juridique forme un tout», il apprécie sa double spécialité de privatiste et de pénaliste, «importante chez un juge suprême».
Marié depuis 28 ans, deux enfants majeurs aux études (droit et géologie), Gilbert Kolly cultive vis-à-vis de l’opinion la discrétion qui convient à ses yeux au pouvoir judiciaire. Bien qu’il ait fallu 17 ans pour revoir un Romand à la tête de la Haute Cour, après le Valaisan Claude Rouiller, il n’y voit que «les hasards de l’ancienneté. Sur la durée, la représentation des Latins est tout à fait correcte, puisque 37 germanophones, 19 francophones et deux italophones ont présidé le TF depuis le début du XXe siècle.»
Réforme de l’organisation judiciaire jugée adéquate
Dans le rapport d’évaluation portant sur l’efficacité de la réforme de l’organisation judiciaire et de la justice, publié le 30 octobre dernier, le Conseil fédéral estime que cette révision a «largement atteint ses buts». Il s’agissait de décharger durablement le TF, d’améliorer la protection juridictionnelle et de simplifier les procédures et les voies de droit.
Deux problèmes subsistent: la charge du TF s’est remise récemment à progresser et la Haute Cour se prononce sur un trop grand nombre d’affaires de peu d’importance, au détriment des questions fondamentales. Des lacunes dans la protection juridictionnelle subsistent aussi. Les mesures législatives proposées: adaptation de la liste des domaines dans lesquels un recours ordinaire au TF est exclu; pouvoir d’examen du TAF limité au contrôle sous l’angle du droit et des faits, le contrôle de l’opportunité n’étant plus possible que dans certains domaines; amélioration de la protection juridictionnelle contre les décisions du Conseil fédéral et du Parlement ainsi que du TF dans les affaires de violation des droits politiques au niveau fédéral. Le DFJP doit élaborer d’ici à la fin de 2015 un projet concrétisant ces propositions. (com)
1 CrEDH, arrêt de la 2e Chambre «Udeh c. Suisse» N° 12020/09 du 16 avril 2013.
2 Arrêt du Tribunal fédéral du 30 août 2013, 2C_365/2013.