Le principe d’égalité est ancré à l’art. 8 de la Constitution fédérale, qui prévoit que nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique (al. 2). Il énonce que l’homme et la femme sont égaux en droit et que la loi pourvoit à l’égalité de droit et de fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail, précisant que l’homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale (al. 3). Sous l’angle du droit constitutionnel suisse, la notion du «sexe» était à l’origine fondée sur une distinction de nature biologique; aujourd’hui, la doctrine reconnaît qu’une discrimination fondée sur le genre entre dans le champ d’application de l’art. 8 al. 2 et 3 Cst.
L’art. 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) établit une interdiction générale de la discrimination, étant précisé que cette disposition mentionne «toute autre situation» à l’issue d’une liste non exhaustive, laquelle comprend le critère du sexe. La Cour européenne des droits de l’homme considère que la prohibition de la discrimination (art. 14 CEDH) couvre les questions touchant à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, telles que le droit d’entreprendre une opération de réassignation sexuelle, le droit de se marier avec une personne indépendamment de son sexe, le droit à la reconnaissance juridique de l’identité de genre sans modification de l’état civil ou la prise en charge des frais médicaux liés à une opération de réassignation sexuelle.
Pour délimiter l’objet du débat, la discrimination doit être circonscrite. Selon le Tribunal fédéral, elle constitue une forme qualifiée d’inégalité de traitement de personnes dans des situations comparables, dans la mesure où elle produit sur un être humain un effet dommageable, qui doit être considéré comme un avilissement ou une exclusion, car elle se rapporte à un critère de distinction qui concerne une part essentielle de l’identité de la personne intéressée ou à laquelle il lui est difficilement possible de renoncer. Ainsi, dans un cas de discrimination, la différence de traitement ne repose sur aucun motif objectivement justifié.
La notion de l’identité de genre est en soi un vaste horizon. Dans son message concernant le changement de sexe à l’état civil, par personnes transgenres ou personnes concernées par la transidentité, le Conseil fédéral entend les personnes qui ont une identité de genre différente du genre qui leur a été attribué à la naissance. LGBTQIA+ est le sigle de lesbienne, gay, bi (sexuel), trans (genre), queer, intersexué/intersexe, asexuel, le + désignant toutes les autres identités, orientations, expressions qui ne sont pas représentées dans les autres lettres du sigle, lequel est lui-même évolutif.
En droit du travail, la première codification de l’art. 8 Cst. liée au genre est intervenue par la loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes (LEg), entrée en vigueur le 1er juillet 1996. Elle a été conçue dans une approche fondée sur la distinction biologique entre les femmes et les hommes, dans une conception progressiste qui était celle de l’époque, qui peut être vue comme étroite avec le regard d’aujourd’hui, le mandat législatif donné à l’art. 8 al. 3 Cst. n’étant toujours pas achevé. Ainsi, selon la jurisprudence actuelle, la LEg ne s’applique pas aux personnes homosexuelles qui font valoir une discrimination fondée sur leur orientation sexuelle s’agissant d’une discrimination directe. Il convient de relever que dans la version allemande de la LEg, le terme sexe est traduit par Geschlecht, lequel recouvre une notion plus large que le sexe biologique en français ou ilsesso en italien. Toutefois, le fait qu’une discrimination soit hors du champ d’application de la LEg ne signifie pas qu’elle soit admissible. En effet, les normes générales du droit suisse proscrivent les discriminations et sont de nature à les sanctionner; ainsi, une discrimination à l’embauche peut constituer un acte illicite et donner lieu à une indemnité pour tort moral (art. 41 CO); une discrimination dans la résiliation est sanctionnée par l’octroi d’une indemnité pour résiliation abusive (art. 336 al. 1 let. a CO).
La sensibilité sociale quant à la prise en compte des diversités de genre est en constante évolution. Le droit suit et s’adapte. Ainsi, le mariage pour tous est entré en vigueur le 1er juillet 2022, de sorte que deux personnes peuvent se marier sans égard à leur sexe. Depuis le 1er janvier 2022, toute personne qui a la conviction intime et constante de ne pas appartenir au sexe inscrit dans le registre de l’état civil peut déclarer vouloir une modification de cette inscription et changer ses prénoms (art. 30b CC); l’objectif principal de cette révision est de faciliter la situation des personnes transgenres en se fondant sur leur autodétermination, tout en maintenant la binarité des genres (masculin/féminin). Ainsi, aujourd’hui, une personne inscrite à l’état civil comme étant de sexe masculin peut accoucher. L’épouse de la mère d’un enfant conçu au moyen d’un don de sperme est son autre parent, de sorte qu’elle bénéficie d’un congé de paternité et de l’octroi des allocations perte de gain y relatives; l’interprétation du mot paternité est logiquement évolutive. Le 1er janvier 2023 entrera en vigueur le nouvel art. 329j CO au sujet du congé d’adoption, lequel emploie une terminologie épicène en mentionnant que ce droit sera accordé à «toute travailleuse ou tout travailleur» remplissant les conditions d’octroi, avec une modification terminologique de même nature à l’art. 362 al. 1 CO, de sorte que l’on s’engage dans la voie de l’abandon de la locution unique et masculine de «travailleur» pour désigner la partie employée dans un contrat de travail. Il n’est ainsi plus possible de s’en tenir à la conception uniquement biologique du féminin et du masculin pour catégoriser les droits donnés aux personnes salariées en droit du travail et des assurances sociales.
Au vu de cette évolution, il paraît souhaitable de revoir la conception binaire du sexe dans l’interprétation de la LEg, ou à tout le moins d’en clarifier la définition, étant précisé qu’une redéfinition de son champ d’application pourrait être une prochaine étape législative, par son évolution vers une loi sur l’égalité entre les genres, dès lors que les mécanismes existent.
Nonobstant, la légitime revendication du respect de l’identité et l’évolution du droit y relative n’affectent pas les obligations essentielles des parties au contrat de travail. En particulier, l’obligation de chaque personne salariée d’exécuter avec soin le travail qui lui est confié et de sauvegarder fidèlement les intérêts légitimes de l’employeur (art. 321a al. 1 CO). Cette obligation est essentielle et intangible. Elle présente d’innombrables facettes. Parmi celles-ci figure celle de ne pas perturber l’accomplissement des tâches professionnelles en raison de l’apport par la partie employée d’une confusion entre la vie privée et la vie professionnelle. Sa violation peut justifier une résiliation du contrat par l’employeur; sur ce point, l’invocation de l’art. 8 Cst. par la personne licenciée pour prétendre que son licenciement serait abusif au motif qu’elle exerce un droit constitutionnel n’est pas un rempart efficace; en effet, selon notre Haute Cour, l’art. 336 al. 1 let. b CO constitue une exception au principe de la liberté de résiliation qui régit la fin du contrat de travail en droit suisse; par conséquent, la notion d’exercice d’un droit constitutionnel doit être interprétée restrictivement; une interprétation trop large de cette notion rendrait la plupart des licenciements abusifs puisque les droits constitutionnels couvrent presque tous les aspects de la vie professionnelle et privée d’un individu. Le respect de la séparation entre l’environnement privé et professionnel s’impose de manière miroir à l’employeur, comme étant l’une des expressions de la protection de la personnalité de celles et ceux qui lui sont subordonnés (art. 328 CO).
Même si la limite est parfois subtile, les débordements de ou vers la vie privée peuvent constituer une violation des devoirs contractuels et affecter négativement le partenariat lié aux rapports de travail. Les transgressions peuvent être variées, par exemple:
- S’agissant d’un employé de banque à qui il était reproché d’avoir laissé entrer une ex-amie dans les locaux internes de la banque, alors que, près d’une année et demie auparavant, l’intéressé avait été expressément invité à ne plus permettre l’accès de tiers à la zone en question, tout en validant l’appréciation de la cour cantonale selon laquelle les circonstances du cas ne justifiaient pas un licenciement immédiat, le Tribunal fédéral mentionne que «l’employé devait éviter que sa vie privée empiète sur ses activités professionnelles».
- Une personne transgenre employée souhaite changer son sexe et son prénom inscrits à l’état civil, suivre un traitement hormonal ou une intervention chirurgicale. La démarche va engendrer une nécessaire information à l’employeur dans la mesure où elle a pour corollaire la modification des données traitées, d’éventuelles absences qui doivent être justifiées ou de possibles paiements de salaires durant ces dernières. L’employeur doit gérer et traiter ces informations dans le respect des règles relatives au traitement de données personnelles (art. 328b CO) et ne pas porter atteinte à la personnalité de la personne concernée en respectant la démarche personnelle, qui en soi ne porte pas atteinte à la capacité d’accomplir les tâches professionnelles. Pour sa part, la personne employée doit s’abstenir d’impliquer son environnement professionnel au sujet de sa démarche privée dans une mesure qui excède les informations à donner à l’employeur et l’éventuel soutien requis de celui-ci; en particulier, il ne peut prendre à témoin ses collègues ou clients d’une manière qui excède des relations professionnelles usuelles, par exemple en les impliquant ou en sollicitant leur attention à ce sujet d’une manière qui perturbe le bon déroulement du travail, l’attention des autres ou en heurtant la sensibilité différente de ses interlocuteurs. L’excès dans la sollicitation de tiers avec lesquels la travailleuse ou le travailleur interagit professionnellement est de nature à constituer une violation de l’art. 321a CO.
- Deux personnes employées au sein d’une même entreprise nouent une relation de couple; l’une d’elles occupe un poste hiérarchiquement élevé et dirige une entité organisationnelle; bien qu’elle ne lui soit pas subordonnée, l’autre interagit professionnellement avec la première. Ces interactions sont de nature à objectivement créer de potentiels conflits dans l’accomplissement des tâches ou les processus décisionnels; aux fins d’éviter et de prévenir ces atteintes, l’entreprise peut donner des instructions à l’un et/ou l’autre membre du couple pour éviter ces interactions, étant précisé que la responsabilité organisationnelle appartient à l’employeur. De leur côté, le ou les membres du couple doivent respecter ces aménagements, lesquels doivent être mis en place de manière respectueuse. Un éventuel refus d’adaptation pourrait constituer une violation de l’art. 321a CO, voire un motif de licenciement.
En définitive, les normes fondamentales du droit constitutionnel, du droit civil et du droit social sont (souvent) suffisamment souples pour permettre une interprétation qui soit évolutive avec la perception et la sensibilité sociétales. Ainsi, une valeur aussi importante que le respect de la personnalité est intangible. Dans le contrat de travail, la personne employée fournit un travail en échange d’une rémunération. La prestation de service s’insère dans l’organisation de l’entreprise qui l’emploie, dans un rapport de subordination qui a pour effet que le pouvoir d’instruction de l’employeur s’impose lorsqu’il est respectueux. Les deux partenaires contractuels se doivent réciproquement de respecter les limites entre vie privée et environnement professionnel. L’intrusion de l’employeur dans la vie privée au-delà de ce qui est nécessaire à l’exécution du travail constitue une atteinte à la personnalité, étant précisé que les dispositions protectrices de la personnalité sont de nature impérative, en ce sens qu’il ne peut pas y être renoncé au détriment de la travailleuse ou du travailleur. Symétriquement, la travailleuse ou le travailleur ne peut pas faire déborder ou exporter sa vie privée et son ressenti y relatif dans sa vie professionnelle au-delà de ce qui est nécessaire à la gestion de celle-ci, sauf à s’exposer à un reproche de violation de l’art. 321a CO; il convient de préciser que le seul fait d’affirmer son identité de genre ne peut être considéré comme un débordement de la vie privée sur la vie professionnelle.
Il apparaît ainsi que les principes généraux sont assez bien rangés, même si la reconnaissance du genre est évolutive. Le respect est l’essence: de la personne, du cadre de chaque relation et du droit. Sa vocation est d’être réciproque. ❙
1 Je remercie vivement Me David Raedler, avocat à Lausanne, et M. David Zandirad, assistant diplômé à l’Université de Lausanne, pour leurs relectures attentives et éclairées.
2 Dans la présente contribution, je n’ai pas toujours adopté une terminologie épicène.
3 Martenet Vincent, Commentaire de l’art. 8 Cst., N 76 à 78, in Martenet Vincent, Dubey Jacques (éd.), Constitution fédérale, Commentaire romand, Bâle 2021.
4 Pour cette énumération et les références, voir Guide sur l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention, pp. 35-37, version du 31 août 2020. Voir aussi Papaux van Delden Marie-Laure, L’influence de la CEDH en droit civil: aspects choisis du droit des personnes physiques et de la famille, in: RDS 141 (2022) II 155-274, spéc. pp. 195-196.
5 Arrêt du Tribunal fédéral du 23 décembre 2021, 2C_1079/2019, c. 8.1, destiné à publication, et références citées.
6 Message du 6 décembre 2019 concernant la révision du code civil suisse (Changement de sexe à l’état civil), FF 2020 779, p. 786.
7 Art. 4 al. 2 de la Constitution fédérale de 1874.
8 CR Cst.-Martenet, art. 8 Cst. N 120.
9 ATF 145 II 153, c. 4.3.6 et 4.5.1; cet arrêt s’appuie aussi sur une opinion que nous soutenons dans l’interprétation de la LEg, in: Wyler Rémy, Heinzer Boris, Droit du travail, 3e éd., Berne 2014, p. 868; voir aussi l’analyse de Lempen Karine, Repenser la discrimination «à raison du sexe» au sens de la loi fédérale sur l’égalité à la lumière de la CEDEF, RDS 140 (2021) II 191-275, spéc. pp. 241-243.
10 Jugement du Tribunal des prud’hommes de Lausanne du 1er juin 2005, JAR 2006 531, au sujet de la couleur de peau.
11 Arrêt du Tribunal fédéral du 11 novembre 1993, SJ 1995 798, au sujet de la couleur de peau.
12 Message du 6 décembre 2019 concernant la révision du code civil suisse (Changement de sexe à l’état civil), FF 2019 779, spéc. pp. 783, 793, 811.
13 Wyler Rémy, Commentaire de l’art. 329g CO, N 6, in: Dunand Jean-Philippe, Mahon Pascal (éd.), Commentaire du contrat de travail, 2e éd., à paraître.
14 Voir site Office fédéral des assurances sociales, rubrique APG Paternité.
15 J’utilise l’expression «employeur» qui est celle consacrée notamment par le code des obligations (CO) et la loi sur la partie générale des assurances sociales (LPGA), sans débat sur son genre.
16 Arrêt du Tribunal fédéral du 22 avril 2002, 4C.72/2002, c. 2.
17 Arrêt du Tribunal fédéral du 27 septembre 2016, 4A_153/2016, c. 2.2.
18 Il peut y avoir des exceptions selon la nature de l’activité professionnelle, s’agissant par exemple de certaines Tendenzbetriebe (entreprises de tendance).
19 Voir Etemi Semsija, Le pouvoir de direction de l’employeur, thèse Lausanne 2022.
20 Nouvelle teneur de l’art. 362 al. 1 CO qui entrera en vigueur prochainement.