plaidoyer: En 2015, la sanction pénale la plus souvent prononcée à l’encontre des adultes a été la peine pécuniaire (85%). Elle répond donc à un besoin de la pratique?
Marc Pellet: Je ne dirais pas cela. Plutôt que de la volonté des magistrats, cette tendance découle de la jurisprudence du Tribunal fédéral, qui a établi la primauté des jours-amende. Pour ma part, je l’approuve pour des sanctions jusqu’à six mois, car la peine pécuniaire peut répondre dans cette limite aux impératifs de prévention spéciale (que l’on songe, par exemple, aux infractions routières). Mais la primauté des jours-amende entre six mois et un an me pose problème. Ils ne me paraissent pas assez dissuasifs pour les dealers de rue ou la petite délinquance de vol, par exemple. Je salue ainsi la révision entrant en vigueur en 2018, avec l’abaissement d’un an à six mois pour la limite supérieure de la peine pécuniaire.
André Kuhn: Avec les jours-amende, on a enfin admis, en 2007, la nécessité de prononcer des peines qui ne tiennent pas seulement compte de la culpabilité, mais aussi de la situation financière du condamné. C’est un énorme progrès, correspondant à une solution largement répandue en Europe. La réduction de moitié du nombre de jours-amende prononçables ne me réjouit pas vraiment, mais je peux vivre avec, puisque les peines de 181 à 360 jours-amende sont aujourd’hui plutôt rares.
plaidoyer: Et le montant minimum des jours-amende prend l’ascenseur dès 2018, puisqu’il sera de 30 fr, exceptionnellement 10 fr.
André Kuhn: Cela revient à dire que le montant minimum sera à 10 fr. Donc cela ne changera pas grand-chose non plus en pratique, puisque le TF a déjà fixé le jour-amende à 10 fr. au minimum. Ce qui me dérange, c’est que le TF se soit substitué au législateur: le Code pénal actuel prévoit en effet le jour-amende de 1 fr. à 3000 fr.
Marc Pellet: Le TF a également adopté une approche de législateur en décrétant la primauté absolue des jours-amende, ce que le système légal ne prévoit pas forcément. Je vois pour ma part un défaut dans la prise en compte de la situation financière du condamné. Certains sont de condition tellement modeste que la somme des jours-amende ne peut pas correspondre à une réelle sanction. Cela devrait laisser la possibilité de prononcer une peine privative de liberté, mais le TF interdit de le faire. La révision corrigera peut-être ce travers de la jurisprudence.
André Kuhn: Je ne crois pas que la révision corrige ce point. Elle maintient la primauté de la peine pécuniaire jusqu’à six mois, tandis que la peine privative de liberté vient en seconde position. Il n’y a pas de choix entre les deux.
plaidoyer: Certains avancent que le sursis pourra être accordé plus largement avec le nouveau droit. Qu’en pensez-vous?
André Kuhn: En effet, il y a un changement dans les conditions d’octroi du sursis. Pour l’accorder, en principe, il ne faudra pas que, dans les cinq dernières années, une peine de plus de six mois ait été prononcée, tandis que le droit actuel exige, dans le même laps de temps, une absence de peine de six mois au moins. Ainsi, une peine de six mois tout juste ouvrira la porte au sursis: elles sont nombreuses, car c’est précisément la limite au-delà de laquelle on ne peut plus prononcer une ordonnance pénale. Et bon nombre de procureurs préfèrent prononcer une ordonnance pénale de six mois que d’aller requérir davantage au tribunal.
Marc Pellet: Cela dépend des cantons et de leur organisation judiciaire. Dans le canton de Vaud, les procureurs n’ont pas besoin de se déplacer au tribunal pour requérir une peine jusqu’à un an. On voit par conséquent peu de peines de six mois pile dans les ordonnances pénales. Alors qu’on en voit beaucoup à Genève, c’est vrai.
André Kuhn: Je vais peut-être vous surprendre, mais ce qui me dérange avec cette modification, c’est qu’une fois de plus, on restreint le pouvoir d’appréciation du juge, en lui demandant d’appliquer le sursis plus largement. Je suis pour ma part favorable à un pouvoir d’appréciation plus large du juge.
Marc Pellet: C’est vrai qu’il existe apparemment une forme de défiance généralisée envers le juge. Mais il faut voir pourquoi. Avec la révision du droit des sanctions de 2007 et l’application large de la peine pécuniaire, le juge ne pouvait plus vraiment faire son travail. Le retour de balancier rétablira, dès 2018, une certaine égalité entre peine privative de liberté et peine pécuniaire, même si cette dernière garde la primauté.
plaidoyer: Dès 2018, on enverra plus souvent en prison les personnes qui ne parviennent pas à payer leur peine pécuniaire?
André Kuhn: En effet, c’est un exemple d’incohérence totale de la révision. Prenons l’exemple d’une personne qui se voit infliger une peine pécuniaire sans sursis, puis perd son emploi parce qu’elle a un casier judicaire. Avec le droit actuel (art. 36 al. 3 CP), elle peut s’adresser au juge pour demander une adaptation du montant du jour-amende à sa situation financière. Mais le nouveau droit abolit toute modification de la peine pécuniaire a posteriori, même quand le condamné voit sa capacité de payer se dégrader sans sa faute. S’il ne peut pas payer, l’alternative est la prison, qui certes peut être exécutée sous la forme de la semi-détention ou des arrêts domiciliaires, mais pas du travail d’intérêt général qui est exclu pour l’exécution des peines de substitution. De plus, l’art. 106 CP, consacré à l’amende, continuera de renvoyer à l’art. 36 al. 3 CP, qui sera supprimé! C’est un bug incroyable de la révision.
Marc Pellet: La révision est en effet néfaste dans le cas particulier de la personne qui, sans faute de sa part, ne peut pas payer sa peine pécuniaire. Reste que le système actuel n’est pas praticable: le juge d’application des peines doit faire une enquête pour savoir si le débiteur se soustrait au paiement de manière fautive, avant de pouvoir convertir la peine pécuniaire en peine privative de liberté. Et cela concerne souvent des condamnés qui ont disparu dans la nature. Résultat: de nombreuses sanctions ne sont jamais exécutées.
André Kuhn: Le système actuel n’est pas praticable, il est vrai. Mais on aurait pu chercher une solution plus proportionnée. Il n’est pas correct de traiter de la même manière les personnes qui ne veulent pas payer et celles qui ne le peuvent pas.
Marc Pellet: Il restera à l’office d’exécution des peines la possibilité d’appliquer la solution la moins inappropriée, à savoir les arrêts domiciliaires.
plaidoyer: Dans une perspective plus criminologique, il semble que le droit actuel ne soit pas moins bon que le régime antérieur, puisque la récidive a plutôt diminué depuis 2007?
Marc Pellet: Admettons, mais au-delà des statistiques globales, on observe que des formes graves de criminalité ont augmenté, comme les agressions sexuelles, les brigandages, les règlements de compte entre ethnies ou la violence domestique. Il existe un besoin accru de réponse répressive. La réhabilitation des courtes peines privatives de liberté marque, envers la population, l’intention de renforcer l’arsenal des sanctions.
André Kuhn: L’appel à des sanctions plus dissuasives revient tout le temps, alors que statistiquement, le taux de récidive a baissé depuis 2007. Et pourquoi les prisons sont-elles plus pleines alors que la criminalité n’a pas augmenté? C’est parce que les sanctions sont plus lourdes. Avec l’apparition des jours-amende, il y a eu une tendance à prononcer des peines plus élevées pour atteindre le minimum requis pour la peine privative de liberté. Autrement dit, l’échelle de punitivité a augmenté. Du coup, peut-être qu’en redonnant plus de place aux courtes peines de prison dès 2018, il y aura un retour en arrière, avec moins de gens en prison… quel paradoxe!
Marc Pellet: Le rallongement des peines est aussi dû à des modifications des peines de certaines infractions voulues par le législateur: les sanctions se sont par exemple durcies dans le domaine de la circulation routière, avec Via sicura, ou de la violence domestique. Par ailleurs, ce n’est pas seulement la durée de la peine qui importe. Le juge du fond peut prononcer une sanction permettant un mode d’exécution qui assouplit la peine privative de liberté: arrêts domiciliaires, semi-détention, ou travail d’intérêt général, qui n’est plus, dès 2018, une peine, mais une modalité d’exécution. Le nouveau droit contient des nouvelles dispositions qui préciseront les critères d’exécution, amenant des garanties légales pour une peine cohérente.
André Kuhn: Vous en appelez au ressenti de la population pour saluer le droit plus répressif à venir, mais vous en faites abstraction dans votre réflexion sur l’exécution des peines. En effet, en augmentant les possibilités d’exécution des peines privatives de liberté hors de la prison (arrêts domiciliaires, travail d’intérêt général), le législateur donne à l’administration la possibilité de modifier la décision du juge. Pensez-vous vraiment que la population sera heureuse d’apprendre que la décision du juge n’est pas respectée lors de l’exécution de la peine? N’aurait-il pas été plus malin de faire en sorte qu’il appartienne au juge de décider de la peine effectivement exécutée, comme c’est le cas dans le droit actuel? A l’avenir, ce ne sera plus le juge du fond qui en décidera, et ce même s’il peut choisir une peine compatible avec les arrêts domiciliaires ou le travail d’intérêt général.
Marc Pellet: Il ne s’agit pas d’une modification de la décision du juge, car l’autorité d’exécution choisira la forme d’exécution la plus adaptée à la situation personnelle du condamné, qui subira de toute manière une restriction à sa liberté.
plaidoyer: Se peut-il que la prison ferme soit la meilleure solution pour les délinquants?
Marc Pellet: Cela peut-être bénéfique de couper un délinquant d’un environnement nocif. Les conséquences de l’emprisonnement sont favorables dans de nombreux cas. La resocialisation du condamné est d’ailleurs l’un des buts assignés par le code à la peine privative de liberté. Des centaines de détenus ont pu suivre des formations derrière les barreaux.
André Kuhn: Il y a peut-être de temps en temps une personne pour qui la prison est bénéfique. Mais, pour la grande majorité, ce n’est pas le cas. La peine vise effectivement la resocialisation. Mais il n’est pas possible d’apprendre à vivre en liberté en étant privé de liberté.
plaidoyer: Il est souvent fait référence au besoin de répression accru exprimé par la population. Le but de la peine et le travail des juges ne sont-ils pas compris?
André Kuhn: Une étude* montre qu’à la question de savoir si la justice est trop laxiste, les gens répondent par l’affirmative. Mais si on leur demande d’examiner concrètement les dossiers des prévenus et de prononcer une peine, ils jugent en majorité moins sévèrement que la moyenne des juges. Autrement dit, la population s’accommode largement du système. Cela devrait enlever une pression aux juges.
Marc Pellet: C’est intéressant, mais il n’empêche que la complexité du travail des juges est difficile à expliquer au public. En fait, la pression vient surtout du législateur, qui enchaîne les révisions du Code pénal, avec des messages parfois contradictoires. Le droit des sanctions est un exemple parmi tant d’autres. Sans parler des exigences de plus en plus élevées du TF: on en vient à rédiger les jugements en pensant surtout à respecter les exigences de motivation de l’instance supérieure. Quand j’ai commencé dans ce métier, on tâchait avant tout de rendre une décision compréhensible pour le condamné.
André Kuhn: Il faudrait en effet davantage de stabilité dans l’activité législative en droit pénal.
Les chiffres de la récidive
Le taux de récidive a régulièrement baissé depuis la révision du droit des sanctions en 2007, passant de 26,2% cette année-là à 23,1% en 2011 (derniers chiffres connus, car cette statistique nécessite quatre ans de recul). «L’introduction de la peine pécuniaire a positivement influencé le taux de récidive, même si d’autres facteurs ont pu exercer une influence positive sur la tendance depuis 2007, voire la tendance antérieure à la révision. Ces derniers n’ont cependant pas encore été analysés», commente Daniel Fink, ancien chef de la section «criminalité et droit pénal» à l’OFS et chargé de cours aux Universités de Lausanne et Lucerne.
André Kuhn, 55 ans, professeur de droit pénal et de criminologie à l’Université de Neuchâtel, fondateur du Centre romand de recherche en criminologie à Neuchâtel, coauteur, notamment, du «Précis de droit pénal général», Stämpfli, 2016.
Marc Pellet, 53 ans, président de la Cour d’appel pénale du Tribunal cantonal vaudois, ancien président du Tribunal d’arrondissement de l’Est vaudois, ancien premier substitut du procureur du canton de Vaud, coauteur du «Code pénal annoté» (Ed. Bis et Ter, 2011).
*Résultats publiés notamment dans: André Kuhn et Joëlle Vuille, La justice pénale, les sanctions selon les juges et selon l’opinion publique, Presses polytechniques, Lausanne, 2010.