Etre juge fédéral n’empêche pas d’exprimer ses émotions, même sur le plan professionnel. Florence Aubry Girardin profite des audiences publiques pour livrer le fond de sa pensée et même, à l’occasion, secouer un peu le cocotier. Quand elle s’est retrouvée minorisée, au sein de la IIe Cour de droit public, en défendant l’idée qu’une association réservée aux hommes n’a pas sa place à l’Université de Lausanne, elle n’a pas hésité à dire que cette décision donne «une image bien peu progressiste du Tribunal fédéral». Et c’est non sans émotion que, s’exprimant en dernier, elle a fait pencher la balance en faveur de l’intérêt de l’enfant dans l’affaire des dispenses de cours de piscine pour les élèves musulmans. Dans ces moments-là, les paroles fortes n’échappent pas aux journalistes présents, et elle le sait.
Pour le reste, elle admet que le travail du juge est plutôt solitaire, «mais nous ne sommes pas dans une tour d’ivoire», ajoute-t-elle, décontractée, dans son bureau lumineux à la décoration personnalisée. Elle travaille en équipe avec les greffiers, qui prennent davantage part à la préparation des décisions qu’il y a quelques années. Et des moments conviviaux après les séances lui donnent l’occasion de servir à ses collègues le totché du Jura, gâteau salé à la crème de son canton d’origine.
Car Florence Aubry Girardin est attachée au terroir et à ses produits, comme à la damassine, dont elle a défendu, avec succès, l’AOC en 2010: «Ces questions sont importantes dans un monde globalisé.» Dans le cas de la damassine, ses origines ont certes joué un rôle, mais elle ne se sent pas, en principe, porte-parole d’une région. Pas davantage que représentante des Verts, le parti qui l’a présentée pour l’élection au TF. «Je me sentais proche de ce parti par mes opinions, mais, en tant que juge, je me prononce en toute indépendance, guidée par mes idées et ma sensibilité.» Ce qui l’a amenée, s’agissant de l’environnement, à convaincre ses collègues d’élargir le droit des associations de protection de la nature dans l’affaire des hérons menacés par des propriétaires de pisciculture ou à vouloir limiter (mais là sans succès) l’autorisation d’exploitation de Mühleberg.
Native de La Chaux de Fonds, Florence Aubry Girardin n’a pas visé d’emblée une carrière juridique. A l’occasion de stages au journal L’Impartial, elle a côtoyé Gilles Baillod et s’est découvert une vocation de journaliste. Le droit était alors le cursus d’études le plus bref pour obtenir un diplôme universitaire. Et elle pouvait suivre, en parallèle, les cours de journalisme de l’Université de Neuchâtel. Mais elle a finalement pris goût au raisonnement juridique et, son brevet d’avocat en poche, a décroché un poste d’assistante à Genève, auprès du professeur de droit du travail Gabriel Aubert.
Droit de l’égalité
En parallèle, une activité de juriste à l’Ofiamt (devenu le Seco), pour participer à l’adaptation du droit suisse à celui de l’EEE, lui a fourni son sujet de thèse: la comparaison du droit suisse et du droit communautaire en matière de protection de la santé et de la sécurité au travail. De nombreuses publications en droit du travail ont suivi, tandis que son intérêt pour le droit de l’égalité entre femmes et hommes se développait. «La LEg est malheureusement peu utilisée par les avocats, alors qu’elle est un moyen de concrétiser l’égalité.»
Florence Aubry Girardin n’a plus tellement l’occasion de se plonger dans le droit du travail, mais elle tient à œuvrer encore en faveur de la LEg en donnant des conférences. Elle a en revanche pu, dans une affaire portée au TF, s’exprimer en faveur du droit à l’égalité de traitement des handicapés: c’était pour demander qu’ils ne soient pas mis à l’écart dans les wagons CFF. Mais elle n’a pas été suivie. «Je suis sensible au sort des défavorisés, au fait qu’ils puissent eux aussi profiter du droit.» Elle a cependant obtenu que les élèves en difficulté puissent, en règle générale, être intégrés dans le cursus scolaire ordinaire: «C’est la meilleure manière de les préparer à l’intégration dans la société.»
L’un des gros domaines au menu de la IIe Cour de droit public est le droit des étrangers. Et là, le regard de la juge s’assombrit: «Sur ce thème, en particulier, le travail du juge est compliqué, car les textes de lois résultent de compromis et ne sont pas très clairs. Les mouvements prônant le durcissement du droit des étrangers rendent notre tâche difficile, en réduisant notre marge d’appréciation dans le cas d’espèce. Mais quand les solutions sont injustes, le juge doit pouvoir intervenir. L’application de la loi doit toujours laisser place à la proportionnalité. Sans cela, un ordinateur pourrait faire le travail à notre place!»
Si la magistrate suit sans problème la jurisprudence s’agissant du renvoi des étrangers impliqués dans un trafic de drogue, elle est touchée par le sort des personnes perdant leur autorisation de séjour, parce que le mariage a duré deux ans au lieu de trois ou parce qu’aucun enfant n’en est issu. Et elle aimerait pouvoir faire quelque chose pour les sans-papiers, en Suisse de longue date et intégrés. Elle trouve difficile d’appliquer le droit dans ces cas-là.
Florence Aubry Girardin travaille sans compter les heures, se rendant volontiers au bureau le dimanche matin pendant que ses grands enfants sont encore au lit. «Si l’on ne fait pas ce travail avec enthousiasme, il faut en changer», lâche-t-elle en souriant. Et avoir une famille oblige certes à jongler, mais cela «apprend à s’organiser et à relativiser les problèmes»… Son horaire ne laisse guère de place à la lecture, un loisir qu’elle affectionne, mais ne l’empêche pas de passer du bon temps en famille et de cuisiner. A coup sûr, elle ne fait pas partie de ceux qui oublient de vivre en raison d’une haute fonction.