plaidoyer: Après une séparation ou un divorce, la nouvelle contribution de prise en charge de l’enfant bénéficie à certaines conditions au parent ayant réduit notablement son temps de travail pour s’occuper des enfants. Etes-vous satisfaits des précisions données par le TF à ce sujet?
Patrick Stoudmann: Oui, on peut être satisfait de la position du TF. Il a pris ses responsabilités en précisant la notion de contribution de prise en charge, dont les contours n’avaient pas été fixés par le législateur. Alors que des pratiques assez dissemblables apparaissaient dans les différents cantons, il a choisi une méthode de calcul.
plaidoyer: Vous voulez parler de la méthode dite des «frais de subsistance», qui calcule la contribution de prise en charge en se référant au minimum vital du parent s’occupant des enfants de manière prépondérante?1
Patrick Stoudmann: En effet. Cette méthode offre l’avantage de se référer au minimum vital du droit de la famille, une notion bien connue des praticiens. Et le TF a clarifié le débat conformément à ce que le Conseil fédéral attendait de la pratique: assurer la possibilité pour l’enfant de bénéficier d’une prise en charge personnelle par un des parents, mais sans permettre toutefois à ce parent de bénéficier intégralement du train de vie de l’autre. Le revers de la médaille, c’est qu’elle implique davantage de calculs que sous l’ancien droit.
Michelle Cottier: Je suis d’accord qu’il était nécessaire que le TF clarifie la notion de contribution de prise en charge, afin d’assurer la sécurité du droit. Cela dit, le but du législateur était de mettre sur un pied d’égalité les enfants de parents mariés et les enfants de parents non mariés ensemble, en répartissant plus équitablement les coûts indirects, c’est-à-dire ceux qui découlent de la prise en charge personnelle des enfants par un parent. L’idée était de permettre, même hors mariage, la prise en charge personnelle de l’enfant, dans les cas où c’est la solution la plus adaptée. Or, avec la méthode des frais de subsistance, aucune contribution de prise en charge n’est accordée dans la plupart des cas.
plaidoyer:Autrement dit, la nouvelle contribution de prise en charge ne présente qu’une portée pratique limitée?
Michelle Cottier: Oui, car la plupart des couples avec enfants vivent aujourd’hui selon le modèle semi-traditionnel: un père travaillant à plein temps et une mère à temps partiel, avec un revenu couvrant tout de même son minimum vital au sens du droit de la famille. Après une séparation ou un divorce, aucune contribution de prise en charge n’est donc accordée pour les coûts indirects de l’enfant. Et si, après un divorce, la mère peut prétendre à une contribution pour elle-même (selon l’article 125 du Code civil), ce n’est pas le cas après la fin d’une union libre. Autrement dit, il est possible de couvrir les coûts d’une répartition inégalitaire des tâches entre les parents au moment du divorce, mais pas à la fin d’une union libre. Ces coûts englobent notamment les conséquences négatives, pour le parent non marié travaillant à temps partiel, sur les perspectives de gain futur et sur la prévoyance professionnelle.
plaidoyer: Voyez-vous une solution pour calculer la contribution de prise en charge plus équitablement?
Michelle Cottier: Certains tribunaux, suivant une partie de la doctrine, appliquaient une autre méthode – dite «du taux de prise en charge» – mieux à même de remplir le mandat du législateur. On calcule la contribution en fonction du taux de réduction de l’activité lucrative. Si le parent qui s’occupe des enfants travaille à 50% et touche un salaire de 2500 fr., il a droit à 50% d’un minimum vital élargi qui s’élèvera à un montant autour de 3000 fr., donc 1500 fr. Tandis que, avec la méthode retenue par le TF, la contribution de prise en charge dans ce cas de figure n’est que de 500 fr.
Patrick Stoudmann: Le mandat du législateur était bien de mettre sur pied d’égalité les enfants, que leurs parents soit mariés ou non, mais pas de créer une égalité entre les parents mariés et les parents non mariés. Car, avec le mariage, des promesses de solidarité sont faites entre époux, qui se perpétuent en cas de divorce. Tandis que, à la fin d’une union libre, un concubin ne peut prétendre au même train de vie que l’autre. La méthode du taux de prise en charge a été analysée par le TF, qui la trouve peu praticable. Par ailleurs, cette méthode n’est pas plus adéquate pour remédier à la perte de prévoyance. Et n’oublions pas que la méthode retenue par le TF amène un progrès indéniable pour les parents ayant une répartition traditionnelle des tâches, à savoir l’un qui travaille à plein temps et l’autre s’occupant des enfants. Auparavant, rien ne venait compenser la prise en charge des enfants dans cette situation.
Michelle Cottier: Sans prétendre appliquer le droit matrimonial aux couples non mariés, la méthode du taux de prise en charge aurait permis d’interpréter la volonté du législateur conformément au droit supérieur en matière d’égalité de genre. La Constitution fédérale et la CEDEF2 donnent mandat au législateur et aux tribunaux de répartir équitablement, au moment d’une séparation ou d’un divorce, les conséquences économiques de la répartition des tâches convenue entre les deux parents. Avec la méthode retenue par le TF, dans les unions libres, ces conséquences continuent d’être portées davantage par les parents qui s’occupent de manière prépondérante des enfants, donc davantage par les femmes que par les hommes.
plaidoyer: Le TF se montre-t-il peu sensible à l’égalité entre femmes et hommes?
Patrick Stoudmann: On ne peut pas dire cela. Je comprends la volonté de vouloir revaloriser le travail de prise en charge des enfants, mais cette question est du ressort de la politique familiale. Il serait réducteur de la résumer à ce que le père doit payer davantage afin que la mère ait davantage de moyens. Cela dit, d’autres leviers sont à disposition des juges, dans le cadre de la répartition des coûts directs de l’enfant. On peut assurer ainsi une certaine égalité entre l’ensemble des tâches du parent gardien et la contribution financière de la part du parent non gardien.
plaidoyer: Dans une autre décision importante3, le TF a retenu la méthode des «degrés de scolarité», prévoyant que le parent gardien reprenne en principe le travail à 50% quand l’enfant commence l’école obligatoire, puis à 80% dès qu’il entre à l’école secondaire et à 100% dès qu’il a 16 ans. Qu’en pensez-vous?
Michelle Cottier: Cette méthode s’approche de l’organisation effective de la majorité des parents, mais qu’en est-il des autres? Retenir des revenus hypothétiques comporte de lourdes conséquences pour ces derniers. En tant que sociologue du droit, je me préoccupe des effets des décisions de justice sur la réalité des personnes concernées. On sous-estime la double tâche de parent gardien et de salarié. Et, quand le parent présentant ce profil n’atteint pas le taux d’activité selon les pronostics fixés par le TF, c’est sur lui que pèse la charge de demander une modification de la contribution d’entretien en cas de faits nouveaux.
Patrick Stoudmann: Cette jurisprudence sur les degrés de scolarité fixe des lignes directrices, en laissant un pouvoir d’appréciation au juge en fonction du cas particulier. Une réduction schématique de la prise en charge personnelle, prévue d’emblée, répond à un besoin d’harmonisation et de sécurité du droit, tout en correspondant à la réalité sociale. Les besoins de prise en charge de l’enfant diminuent au fur et à mesure qu’il grandit, et la reprise du travail par le parent gardien, dans les faits, a lieu plus tôt que ne le concevait l’ancienne jurisprudence. Mais je reconnais que la reprise du travail à 50% quand l’enfant entre à l’école obligatoire, c’est assez strict au vu des horaires légers des classes enfantines. Et fixer trois paliers, c’est beaucoup. Cela impose au parent concerné – et à son employeur – une flexibilité parfois difficilement praticable. Cela dit, l’ancien système comportait aussi ses défauts.
Michelle Cottier: J’espère que les lignes directrices fixées par le TF seront bien considérées comme telles par les tribunaux. Et qu’il sera tenu compte des cas particuliers, notamment de la grande disparité entre cantons concernant les offres de structures d’accueil pour les enfants. Car la justice civile est censée se coordonner avec la politique familiale locale.
Patrick Stoudmann: Je suis d’accord qu’il faut une politique familiale, mais ce n’en est pas une de prévoir qu’un parent divorcé versera des contributions de prise en charge aussi longtemps que son ex-conjoint ne parviendra pas à augmenter son activité professionnelle, indépendamment de la diminution du besoin de prise en charge personnelle de l’enfant. Par ailleurs, le système actuel n’est pas dépourvu de solidarité. Le TF ne perd pas de vue la difficulté de reprendre le travail pour un ex-époux qui s’est occupé de ses enfants jusqu’à 45 ou 50 ans. Le juge en tient compte en fixant la contribution d’entretien après divorce et, le cas échéant, en affectant des montants libérés par la réduction de la contribution de prise en charge à l’entretien après divorce de l’ex-conjoint. Le nouveau droit ne crée pas de nouvelles difficultés ou inégalités.
plaidoyer: La réforme du droit de l’entretien ne s’est-elle pas fondée sur l’évolution de la société?
Michelle Cottier: Les normes sociales actuelles tendent en effet vers des modèles égalitaires de répartition des tâches dans les familles et le discours public va aussi dans ce sens. En revanche, les politiques sociales poussent au maintien du modèle parental semi-traditionnel: de nombreuses régions manquent de structures d’accueil pour les enfants, il n’y a pas de congé parental, le temps partiel des pères est peu favorisé. Ce que la justice attend des parents n’est pas réaliste au vu des structures existantes. Il y a même une contradiction entre le droit de la famille et la politique familiale. De plus, on manque encore de données sur les effets concrets et à long terme des décisions de justice en matière familiale.
Patrick Stoudmann: Il ne fallait pas attendre de cette révision qu’elle gomme toutes les inégalités de genre… Reconnaissons qu’elle tient compte de l’évolution de la société. Ce n’est plus le modèle traditionnel qui prédomine, avec, en cas de séparation, une mère s’occupant des enfants et un père qui verse l’argent de l’entretien. Le parent non gardien s’investit davantage en temps. Le nouveau droit est plus malléable et permet de tenir compte de la diversité des situations. De plus, une inégalité est supprimée, puisqu’avant l’introduction de la contribution de prise en charge, le parent séparé non marié qui n’atteignait pas le minimum vital devait solliciter l’aide sociale.
Michelle Cottier: Un progrès est réalisé dans l’égalité entre les enfants, indépendamment de l’état civil de leurs parents. Mais la nouvelle base légale aurait permis d’aller plus loin, en tenant compte davantage de la réalité sociale qui, hélas, est encore bien éloignée de l’idéal égalitaire.
Patrick Stoudmann
49 ans, vice-président de la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal vaudois, chargé de cours en droit de la famille à l’Université de Lausanne.
Michelle Cottier
46 ans, professeure ordinaire à l’Université de Genève, spécialisée notamment en droit de la famille, en sociologie du droit
et en études genre en droit.
Quelques notions
Après un divorce ou une séparation, la contribution d’entretien de l’enfant vise à couvrir:
➛ Les coûts directs de l’enfant: dépenses d’alimentation, de logement, d’habillement, frais scolaires, frais de crèche, d’assurance maladie, etc.
➛ Les coûts indirects de l’enfant: depuis 2017, la contribution de prise en charge vise à compenser le fait qu’un parent, marié ou non, ait réduit son activité professionnelle pour s’occuper de son enfant. Le but était de supprimer l’inégalité entre enfants de parents mariés et enfants de parents non mariés. Car avant 2017, le parent divorcé avait déjà droit, dans le cadre de sa propre contribution d’entretien, à une compensation des coûts indirects de l’enfant. Selon la méthode des frais de subsistance, la contribution de prise en charge correspond au minimum vital (au sens du droit de la famille) du parent s’occupant de l’enfant, après déduction du revenu de ce parent.