1. Introduction
En Suisse comme en Europe, l’évolution des formes de vie familiale se retrouve au centre des débats. Si le droit de la famille a toujours été traditionnellement organisé autour du seul couple marié, de nombreuses révisions législatives tendent désormais à reconnaître d’autres modèles familiaux: pour la Suisse, on peut notamment citer les révisions du droit de la protection de l’adulte, du droit du nom, de l’autorité parentale, de l’adoption ou de l’entretien de l’enfant. En mars 2015, suite au postulat Fehr1, le Conseil fédéral suisse a défini les grandes lignes des réformes à venir en droit de la famille. Le processus législatif en la matière reste cependant fort complexe. A l’heure où l’on parle de familles recomposées, monoparentales ou homoparentales, certains souhaitent un droit de la famille qui soit «moderne et cohérent»2. Pour d’autres, en revanche, il est temps de «mettre un terme aux réformes douteuses»3: céder aux conceptions modernistes aurait pour conséquence de faire voler en éclats les fondements mêmes de la famille.
Les questions traitées en Suisse sont aussi souvent débattues de manière simultanée dans plusieurs autres Etats contractants de la CEDH. En se fondant sur les articles 8 (protection de la vie privée et familiale) et 14 (interdiction de discrimination), la CrEDH a rendu une pléiade d’arrêts portant notamment sur le nom de famille, le mariage, le statut juridique de l’enfant né hors mariage, l’adoption, l’autorité parentale, les expertises génétiques, la procréation médicalement assistée ou encore des questions liées aux personnes transgenres ou transsexuelles4. Sa jurisprudence est caractérisée par l’effort de «tenir compte de l’évolution des conceptions des pays européens»5 sur une question concrète, tout en interprétant la Convention «à la lumière des conditions de vie actuelles»6. Par ailleurs, la jurisprudence strasbourgeoise tend à éviter «une application mécanique et aveugle» de dispositions légales du droit national qui «heurterait de front les vœux des personnes concernées, sans réellement profiter à personne»7.
Notre présentation se limitera à quelques affaires relativement récentes qui ont eu un impact sur le droit suisse et concernent l’autorité parentale, le droit de l’adoption ainsi que la gestation pour autrui. Dans chacun des domaines analysés, la question en filigrane est celle de l’équilibre entre les droits des membres à développer de nouveaux modèles familiaux et la préservation d’institutions traditionnelles.
2. Révision de l’autorité parentale
La révision suisse de l’autorité parentale a été influencée par les affaires Zaunegger c. Allemagne8 et Sporer c. Autriche9. Le Message portant sur la modification de l’autorité parentale y fait d’ailleurs expressément référence10 Dans ces deux affaires, la CrEDH traite de la compatibilité des normes du droit interne qui prévoient que l’attribution de l’autorité parentale conjointe peut être refusée de manière unilatérale par la mère, si les parents ne sont pas mariés, avec celles de la Convention11.
Ces deux affaires sont d’un intérêt particulier pour les autorités suisses, à plus d’un titre. D’une part, les législations allemande et autrichienne prévoyaient un fonctionnement semblable de l’autorité parentale12. D’autre part, bien que la question de la révision des dispositions sur l’autorité parentale fût débattue en Suisse depuis de nombreuses années13, les parlementaires helvétiques ont exercé une certaine pression au moment où la jurisprudence strasbourgeoise a connu une évolution. La jurisprudence de la CrEDH a ainsi eu une influence notable sur le législateur suisse qui se trouvait alors en pleine révision de l’autorité parentale. A des fins d’exhaustivité, il sied encore de mentionner l’affaire Buchs c. Suisse14 qui n’a cependant pas permis de démontrer que le système suisse d’attribution de l’autorité parentale conjointe, qui prévalait avant la révision, était discriminatoire.
3. Adaptation des dispositions de l’adoption aux nouvelles formes de famille
L’adoption est un autre domaine du droit de la famille qui a été particulièrement influencé par la jurisprudence strasbourgeoise. En effet, la condamnation de la Suisse dans l’affaire Emonet15 ainsi que la jurisprudence récente en matière d’adoption de la CrEDH16 ont progressivement amené le législateur suisse à s’interroger sur la manière dont le droit de l’adoption pourrait être rendu plus flexible, afin de s’ouvrir aux autres modèles familiaux. Ainsi, le texte soumis au vote final du 17 juin 2016 concernant la modification du droit de l’adoption17 permet désormais l’adoption de l’enfant de son conjoint, de son partenaire enregistré ou de la personne avec laquelle elle mène, de fait, une vie de couple (hétérosexuelle ou homosexuelle)18 si le couple fait ménage commun depuis au moins trois ans et que ni l’adoptant, ni le parent biologique ne sont liés à un tiers par un mariage ou un partenariat enregistré (art. 264 nCC).
4. Gestation pour autrui
L’ATF 141 III 312 du 21 mai 2015 traite de la question de la reconnaissance d’un jugement de paternité californien concernant une gestation pour autrui en faveur de deux partenaires enregistrés suisses. Le Tribunal fédéral (TF) retient que la réserve d’ordre public s’applique à la demande d’établissement d’un lien de filiation en raison du contournement significatif de la législation suisse. Le TF, en se référant aux affaires Mennesson c. France19, Labassee c. France20, et Paradiso et Campanelli c. Italie21, rappelle cependant que le droit d’établir un lien de filiation avec un parent biologique doit également être protégé22. Par conséquent, ladite réserve d’ordre public peut être levée si son application entre en opposition avec l’intérêt supérieur de l’enfant23. Dans cette affaire, le TF déduit finalement qu’il est compatible avec la jurisprudence de Strasbourg de reconnaître partiellement la décision américaine, en établissant un lien de filiation uniquement avec le père génétique.
Cet arrêt du TF laisse néanmoins plusieurs questions importantes en suspens. On peut notamment s’interroger sur la question de la coordination de cet arrêt avec la révision du droit de l’adoption qui prévoit la possibilité, pour les partenaires enregistrés, d’adopter, l’enfant de leur partenaire24. Il convient de relever qu’au niveau international, un groupe d’experts a été formé dans le cadre de la Conférence de La Haye, afin d’assurer une harmonie au sein des conventions de maternité de substitution à caractère international. Toutefois, la réunion de 21 experts, qui s’est tenue du 15 au 18 février 2016 à La Haye, n’a pas permis d’aboutir à une solution définitive25. Enfin, le TF a eu l’occasion de confirmer sa jurisprudence en matière de gestation pour autrui dans l’ATF 141 III 328 où il traite des conditions de reconnaissance d’un certificat de naissance californien qui établit un lien de filiation à l’égard d’un couple hétérosexuel, alors qu’aucun rapport génétique n’existait avec l’enfant.
5. Conclusion
A l’heure où l’on parle d’un droit européen de la famille26, la manière dont la jurisprudence de la CrEDH influe sur les droits nationaux de la famille est une question plus actuelle que jamais. L’équilibre entre la reconnaissance de nouveaux modèles familiaux et le respect pour la diversité des approches nationales – certaines plus traditionnelles que d’autres – demeure complexe. Avant de critiquer la CrEDH pour son approche jugée trop casuistique ou sa jurisprudence difficilement prévisible27, il faut se remémorer qu’elle a la tâche difficile d’inciter les Etats contractants à une ouverture d’esprit soutenue par le Zeitgeist contemporain, sans pour autant leur imposer des changements qui n’ont aucun fondement dans les valeurs sociales prévalant en Europe. C’est une balance subtile, et la Cour elle-même fait parfois marche arrière, comme par exemple dans sa jurisprudence relative au désaveu de paternité du mari: alors que, dans l’affaire Kroon de 199428, la CrEDH, en se fondant sur un apparent consensus parmi les pays contractants sur la question, avait admis une violation de l’art. 8 lorsque le droit national ne permettait pas la contestation de la paternité du mari par le père biologique, elle a nié une quinzaine d’années plus tard toute incompatibilité d’une telle règle nationale avec la Convention dans l’affaire Chavdarov29, en considérant qu’un consensus européen faisait défaut.
Le droit de la famille suisse a connu, à l’instar d’autres pays européens, des modernisations importantes, influées, en grande partie, par la CrEDH. On constate toutefois que, généralement, la Suisse ne va pas au-delà de ce qui est absolument nécessaire, afin d’être compatible avec la jurisprudence de la Cour. Par exemple, suite aux affaires Emonet et X et autres c. Autriche, le nouveau droit suisse de l’adoption s’est contenté d’un droit, pour les concubins et les partenaires enregistrés, d’adopter l’enfant de l’autre, sans pourtant franchir le pas d’une adoption commune pour ces couples en question. La même approche ponctuelle et restrictive se reflète aussi à l’égard du droit de connaître ses origines, des méthodes de procréation médicalement assistée, du désaveu de paternité du mari ou, dans un premier temps, du nom de famille. Si l’on peut déduire de ce comportement hésitant une caractéristique typique du processus législatif helvétique, la réticence de la Suisse à suivre les élans progressistes de Strasbourg est aussi un facteur à prendre en compte. Pourtant, les évolutions jurisprudentielles de la CrEDH ne doivent pas être vues comme subversives, mais bien plus comme une mise à jour constante du droit aux différents modes de vie familiale. Faire partie de ce système européen est clairement un avantage pour la Suisse qui s’évite ainsi une vision purement nombriliste.