1. Introduction
Le 18 octobre 2011, la Suisse a été condamnée pour violation de l’art. 8 CEDH1: tout en relevant l’importance d’une prévention efficace en matière de criminalité, la Cour européenne des droits de l’homme, a jugé, eu égard à l’importance primordiale de la présomption d’innocence, que le maintien de la mention «prostituée» dans un dossier de police du canton de Genève pour une personne jamais condamnée pour exercice illicite de la prostitution (art. 199 CP2), ne répond pas à un «besoin social impérieux», au sens de l’art. 8 CEDH3. Elle a donc jugé l’atteinte à l’article 8 CEDH disproportionnée.
Depuis cet ACEDH Khelili, le TF a été amené à rendre plusieurs arrêts sur les données de police dont un particulier peut requérir l’effacement. Le point central du raisonnement demeurant l’examen de la proportionnalité de la conservation des données, nous avons examiné les derniers arrêts pour tenter d’en tirer une synthèse.
2. La conservation de données personnelles dans le dossier de police (art. 8 CEDH et 13 Cst.4)
La conservation de données personnelles dans les dossiers de police porte une atteinte à la personnalité de l’intéressé, dont la protection est garantie aux art. 8 CEDH et 13 Cst., tant que ceux-ci peuvent être utilisés ou, simplement, être consultés par des agents de la police ou être pris en considération lors de demandes d’informations présentées par certaines autorités, voire même être transmis à ces dernières5. Pour être admissible, cette atteinte doit, dès, lors reposer sur une base légale, être justifiée par un intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui et être proportionnée au but visé (art. 36 al. 1 à 3 Cst.)6.
La conservation des données personnelles dans les dossiers de police tient à leur utilité potentielle pour la prévention des crimes et des délits ou la répression des infractions7. Elle poursuit ainsi des buts légitimes liés à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales8. La conservation au dossier de police des données relatives à la vie privée d’une personne condamnée au motif que cette dernière pourrait récidiver est conforme au principe de la proportionnalité9. A cet égard, il est possible d’être plus strict dans cet examen pour les faits relevant de la criminalité organisée ou des infractions contre l’intégrité physique ou sexuelle: on peut, dans ces circonstances, se montrer plus sévère dans la conservation de données, dans l’intérêt des victimes potentielles10. S’agissant enfin des cas où la personne a fait l’objet d’un classement ou d’un acquittement, la jurisprudence est fluctuante: nous y reviendrons.
3. La jurisprudence rendue par le TF depuis l’ACEDH Khelili
Depuis l’ACEDH Khelili du 18 octobre 2011, le TF a rendu cinq arrêts dans ce domaine11.
20 août 2012: le TF a déclaré irrecevable le recours de Khelili contre l’absence «d’attestation» sur la radiation de ses données, à la suite de l’ACEDH du 8 mars 2012, relevant que la cheffe de la police du canton de Genève avait indiqué que la police ne détenait plus aucun dossier, ce qui était suffisant12.
25 mai 2012: le TF, après avoir annulé une première décision cantonale pour violation du droit d’être entendu13, a rejeté le recours contre le refus d’effacement du dossier de police des autorités zurichoises. Un homme a fait l’objet d’une inscription dans le dossier de police à la suite d’une attaque d’un restaurant avec des armes à feu et des armes blanches, en décembre 2000. Après avoir été entendu par la police et placé en détention, l’homme a été définitivement mis hors de cause en février 2004. Le TF a néanmoins justifié la conservation des données au dossier de police au motif qu’elles pouvaient demeurer utiles à la recherche des auteurs – toujours inconnus – de l’attaque, notamment pour déterminer des liens entre différentes personnes14.
13 novembre 2014: le TF a partiellement admis un recours contre le refus d’effacement du dossier de police des autorités vaudoises. Un homme faisait l’objet de différentes procédures pénales pour infractions à la LCR15 ou contre le patrimoine. A la suite du classement de ces procédures, le TF a admis le recours et a ordonné la destruction des pièces correspondantes du dossier de police au motif que, en cas de classement, il ne se justifiait pas de conserver des données au dossier de police16.
26 novembre 2015: le TF a admis le recours contre le refus d’effacement du dossier de police des autorités genevoises. Un homme avait fait l’objet d’une inscription dans le dossier de police après une plainte pénale pour escroquerie et faux dans les titres en lien avec la vente d’une société. Cette procédure pénale a été classée par le Ministère public. Le TF a relevé que le dossier de police ne contenait pas de copie de l’ordonnance de classement, ce qui contrevenait à l’exigence de complétude des données. Il a en outre estimé que l’intérêt du recourant – qui voulait postuler pour devenir policier – l’emportait. Premièrement, il s’agissait de la seule mention dans le dossier. Deuxièmement, les faits n’étaient nullement comparables à des faits relevant de la criminalité organisée ou à des infractions contre l’intégrité physique ou sexuelle où l’on peut se montrer plus sévère dans la conservation de données, dans l’intérêt des victimes potentielles. En définitive, le TF a estimé que l’intérêt du recourant à voir ces données radiées pour ne pas compromettre ses chances de succès d’une candidature à un poste dans la police l’emportait sur l’intérêt à la conservation, quand bien même la demande de radiation datait de seulement deux mois après le classement17.
8 janvier 2016: le TF a rejeté le recours contre le refus d’effacement du dossier de police des autorités zurichoises. Un homme avait fait l’objet d’une inscription dans le dossier de police pour s’être adressé à des enfants depuis un véhicule. Quand bien même aucun soupçon d’infraction n’existait et qu’aucune procédure pénale n’ait été ouverte, le TF a jugé qu’il n’était pas exclu que ces données policières puissent être utiles pour une enquête policière, ultérieure, semblable ou comparable. L’intérêt public à la conservation de telles données devait l’emporter sur l’intérêt privé de cette personne, étant toutefois précisé que, selon le droit cantonal, cette inscription serait automatiquement effacée après cinq ans18.
4. Synthèse
L’examen de ces cinq derniers arrêts démontre que le TF est parfois fluctuant dans sa pesée des intérêts.
Dans certains arrêts, le TF a jugé que la conservation au dossier de police des données relatives à la vie privée d’une personne condamnée au motif que cette dernière pourrait récidiver est conforme au principe de la proportionnalité. En revanche, tel ne serait pas le cas, en principe, de la conservation de données personnelles ayant trait à la procédure pénale close par un non-lieu définitif pour des motifs de droit, un acquittement ou encore un retrait de plainte, peu importe à cet égard que le prévenu acquitté ait été condamné aux frais de justice, au motif qu’il a donné lieu par son comportement, à l’ouverture de la procédure pénale19. Il a, dès lors, jugé qu’un classement devait, pratiquement et automatiquement, conduire à un effacement du dossier de police20 et a estimé qu’il en devait aller de même lorsque le particulier – à la suite d’un classement – voulait postuler à un poste dans la police21.
Dans d’autres arrêts, le TF a pourtant considéré qu’une décision de non-entrée en matière, un classement ou encore un acquittement ne suffisaient pas, à eux seuls, à exclure que certaines informations concernant la situation de la personne fichée puissent encore apporter des informations utiles, en particulier lorsque les infractions qui ont donné lieu à l’enquête pénale demeuraient non élucidées22. Il a ainsi estimé qu’une mise hors de cause ne devait pas nécessairement signifier un effacement, lorsque les données pouvaient être utiles à déterminer les liens entre plusieurs personnes23. Enfin, dans son dernier arrêt, il a été jusqu’à justifier la conservation de données, nonobstant l’absence de tout comportement pénal relevant24.
Il est toujours difficile de synthétiser une jurisprudence où la pesée des intérêts constitue le cœur du raisonnement, chaque situation ayant ses particularités. Il n’en demeure pas moins que nous trouvons discutable d’ordonner la destruction de toutes les données concernant une procédure pour escroquerie au motif que l’intéressé souhaite postuler dans la police – alors qu’il est légitime que l’institution puisse déterminer avec exactitude la moralité de la personne qui postule – et de justifier, moins de deux mois après, la conservation de données relatives à un comportement pénalement atypique.
5. Conclusion
Il faut espérer que le TF soit, à l’avenir, plus conséquent dans sa jurisprudence en matière de conservation des données de police et qu’il cesse de souffler le chaud et le froid, semblant hésiter entre la présomption d’innocence et l’intérêt public, comme il l’a fait dans ses deux derniers arrêts des 26 novembre 201525 et 8 janvier 201626.
Il conviendrait également que le TF règle la contradiction qui existe actuellement dans sa jurisprudence où il affirme, parfois, qu’un classement signifie ipso facto la destruction des données de police27, soutenant le contraire dans plusieurs autres arrêts28. Les enquête de police pouvant nécessiter de déterminer des liens entre des protagonistes pour identifier des auteurs d’infraction, un classement doit être un élément, parmi d’autres, dans la pesée des intérêts. Il ne saurait dès lors entraîner un effacement automatique des données du dossier de police. L’ACEDH Khelili n’impose nullement le contraire, sauf pour des soupçons particulièrement vagues29. y
*Dr en droit, chargé de cours à l’Université de Genève.
1Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
2Code pénal suisse.
3CrEDH, arrêt de la 2e Section No 16188/07 «Khelili contre Suisse» du 18.10.2011 (qui fait suite à TF 1P.713/2006 du 19.12.2006).
4Constitution fédérale de la Confédération suisse; RS 101.
5ATF 138 I 256, c. 4; ATF 126 I 7, c. 2; TF 1C_363/2014 du 13.11. 2014, c. 2 in SJ 2015 I 128; TF C_51/2008 du 30.9.2008, c. 3.1 in ZBl 2009 388.
6ATF 138 I 256, c. 4; ATF 126 I 7, c. 2.
7TF 1C_307/2015 du 26.11. 2015, c. 2; TF 1C_363/2014 du 13.11.2014, c. 2 in SJ 2015 I 128.
8CrEDH, arrêt de la 2e Section No 16188/07 «Khelili contre Suisse» du 18.10.2011, § 59.
9Ibid. § 66.
10TF 1C_307/2015 du 26.11.2015, c. 2.
11Pour être exhaustif, il faut préciser qu’il existe un sixième arrêt: TF 1C_177/2012 du 3.8.2012. Il s’agit toutefois d’un arrêt d’irrecevabilité, faute de grief suffisamment développé.
12TF 1C_209/2012 du 20.8.2012.
13TF 1C_51/2008 du 30.9.2008 in ZBl 2009 388.
14ATF 138 I 256.
15Loi fédérale sur la circulation routière.
16TF 1C_363/2014 du 13.11.2014, c. 2 (partiellement reproduit) in SJ 2015 I 128.
17TF 1C_307/2015 du 26.11.2015.
18TF 1C_323/2015 du 8.1 2016, résumé in Plaidoyer 2016/2 52.
19TF 1C_363/2014 du 13.11.2014, c. 2 in SJ 2015 I 128; TF 1P.46/2001 du 2.3.2001, c. 2a. Cf. aussi ATF 124 I 80, c. 2e.
20TF 1C_363/2014 du 13.11.2014, c. 2 (partiellement reproduit) in SJ 2015 I 128.
21TF 1C_307/2015 du 26.11.2015.
22ATF 138 I 256, c. 5.3; TF 1C_307/2015 du 26.11.2015, c. 2.
23ATF 138 I 256.
24TF 1C_323/2015 du 8.1.2016, résumé in Plaidoyer 2016/2 52.
25TF 1C_307/2015 du 26.11. 2015.
26TF 1C_323/2015 du 8.1.2016, résumé in Plaidoyer 2016/2 52.
27TF 1C_363/2014 du 13.11.2014, c. 2 in SJ 2015 I 128; TF 1P.46/2001 du 2.3.2001, c. 2a. Cf. aussi ATF 124 I 80, c. 2e.
28ATF 138 I 256, c. 5.3; TF 1C_307/2015 du 26.11.2015, c. 2.
29Cf. CrEDH, arrêt de la 2e Section No 16188/07 «Khelili contre Suisse» du 18.10.2011, § 66.