plaidoyer: Qu'est-ce qui amène les assurances sociales à commander une expertise?
Jean-Michel Duc: Dans une petite minorité de cas, les assurances sociales commandent une expertise, car elles ont des doutes sur le droit aux prestations d'assurances pour différentes raisons: il se peut que les points de vue du médecin traitant et du médecin-conseil sur le diagnostic ou l'incapacité de travail divergent ou que le lien de causalité naturelle entre l'événement assuré et l'atteinte à la santé ne soit pas établi. Il arrive aussi que des doutes se manifestent quant au bien-fondé d'un traitement et à son remboursement par les assurances. Une expertise se justifie aussi souvent en cas d'accident grave et de risque d'invalidité durable, lorsque des montants importants sont en jeu.
L'expertise est commandée et payée par l'assurance sociale, qui agit alors comme agent de l'Etat, et instruit la cause en qualité d'autorité. Sur avis du médecin-conseil, l'assurance maladie ou accidents choisit l'expert en fonction de sa spécialité et de ses qualifications en lien avec le cas à examiner. Quant à l'AI, elle s'adresse à son Service médicorégional (SMR) ou, dans les cas plus compliqués, à un Centre d'observation médicale de l'AI (Comai), dont les médecins sont formés au travail d'expertise.
plaidoyer: Les moyens de recours contre les expertises de l'AI sont-ils suffisants?
Jean-Michel Duc: Il est possible de remettre en question une expertise lorsque, par exemple, elle présente des contradictions ou que des examens ont été omis, en comparaison avec des cas similaires rapportés par la jurisprudence. Toutefois, le médecin consulté par l'assuré se trouve souvent face à des raisonnements de haute technicité juridico-médicale, qu'il ne maîtrise pas ou qu'il est difficile de contester si on n'est pas coutumier de l'expertise. Il faut dire que la création des Comai a pour but, précisément, de garantir des expertises de qualité, rendues par des médecins rompus aux questions juridiques liées aux assurances. Car poser un diagnostic est une chose, mais établir le lien de causalité ou déterminer l'incapacité de travail en est une autre. Pour définir la maladie, le droit des assurances prend en compte l'atteinte objective à la santé, et non pas les facteurs socioculturels (par exemple un divorce) contribuant à une incapacité de travail. Une étude de la Suva a montré que 19% des expertises sont lacunaires, 30% sont même qualifiées d'inutilisables par l'assureur accidents et 5% seulement sont parfaites, d'où la nécessité d'experts formés à la tâche de l'expertise et de centres d'expertise tels que les Comai.
Damiano Ciattini: Les moyens de recours contre les expertises de l'AI sont insuffisants. Aujourd'hui, dans un Etat de droit fonctionnant très bien, on a toujours, d'un côté, les assurances toutes-puissantes et, de l'autre, les assurés, qui manquent de moyens pour agir. Il n'est, par exemple, pas possible d'obtenir, pour un assuré n'ayant pas de ressources financières, l'assistance judiciaire au premier stade, pourtant décisif, de la procédure administrative. Car, lorsque l'assuré invoque le manque d'impartialité d'une expertise, on lui oppose le manque de chance de succès. Et, en procédure judiciaire, les expertises Comai jouissent systématiquement de la pleine valeur probante, seuls des indices concrets qui mettraient en doute la fiabilité de l'expertise pourraient amener le TF à s'écarter des conclusions des Comai (ATF 125 V 351). Cette situation a des conséquences néfastes pour le demandeur de prestations, car, dans les faits, l'expertise réalisée dans les Comai a valeur de jugement. En réalité, neuf recours sur dix sont rejetés par le TF. Le système actuel ne respecte dès lors pas les garanties générales de procédure prévues par la Constitution et la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH).
plaidoyer: Ainsi, Damiano Ciattini, vous ne croyez pas en l'objectivité des expertises des Comai?
Damiano Ciattini: En effet. Car dans le système actuel, le mandant est également le pourvoyeur de fonds. Les Comai étant contractuellement liés à l'Office fédéral des assurances sociales (OFAS) et rétribués par les Offices AI, les experts exerçant dans le cadre desdits centres ne peuvent pas être considérés comme indépendants. Les médecins experts ne s'intéressent pas, dans leur optique productiviste, de façon prioritaire, aux préoccupations du patient. C'est du moins ce que j'ai pu observer lorsque je travaillais pour des compagnies d'assurances actives dans ces branches en Suisse romande. Le principe de l'égalité des armes n'est qu'imparfaitement réalisé en droit des assurances sociales. Ledit principe contient également l'égalité matérielle des parties. Il faut concrètement que les deux parties aient les mêmes chances d'obtenir gain de cause. Or, les Comai se trouvent, d'une part, dans un rapport de subordination et de dépendance avec une partie à la procédure administrative (l'Office AI) et, d'autre part, avec une partie à la procédure judiciaire (l'OFAS). Ce dernier peut d'ailleurs, selon la teneur des conventions liant les 19 centres Comai à l'OFAS, résilier le contrat en tout temps sans indication de motifs.
Jean-Michel Duc: Si des contrats- cadres sont conclus entre l'OFAS et les Comai, ce sont les Offices AI, et non l'OFAS, qui confient les expertises aux Comai, après avoir consulté les Services médicaux régionaux (SMR), constitués de médecins exerçant, pour certains, parallèlement de manière indépendante dans leur cabinet. Dans l'ensemble, l'indépendance des experts est garantie et leurs expertises sont objectives, si on excepte quelques rares «brebis galeuses», qui doivent par ailleurs être sanctionnées sur le plan administratif et pénal. Dire le contraire revient à prétendre que les experts sont malhonnêtes et qu'ils rendent des expertises au contenu erroné.
Damiano Ciattini: Je ne mets pas en doute l'honnêteté des experts, mais leur objectivité.
plaidoyer: Jean-Michel Duc, si les expertises sont objectives, comment expliquer qu'elles sont, dans l'immense majorité des cas, favorables aux assurances sociales?
Jean-Michel Duc: Le système juridique veut que le doute ne profite jamais à l'assuré. S'il y a un doute sur le caractère invalidant d'une affection ou sur le rapport de causalité, le droit aux prestations ne peut pas être accordé pour des motifs qui relèvent du droit. Cela ne veut pas dire que les expertises manquent d'objectivité.
plaidoyer: Mais le Tribunal fédéral* exige maintenant l'abandon de la rétribution forfaitaire des expertises Comai, qui est tout de même de 9000 fr.
Jean-Michel Duc: Je suis également favorable à une rétribution pour le travail fourni, plutôt qu'au système du forfait. Celui-ci, instauré par souci de simplification, n'est effectivement pas idéal. Il crée le risque qu'une expertise ne soit pas instruite complètement en ce sens qu'il peut être renoncé à certains examens coûteux pourtant nécessaires. De plus, les 9000 fr. vont au-delà des tarifs Tarmed.
Damiano Ciattini: Je salue évidemment les nouvelles exigences du Tribunal fédéral, qui interviennent pourtant bien tard: plus de trente ans après la création des Comai...
plaidoyer: Quels changements concrets amènera la nouvelle jurisprudence du Tribunal fédéral*?
Damiano Ciattini: Cet arrêt est un soulagement, car il améliore la position de l'assuré dans la procédure. Je salue trois principales nouveautés. Premièrement, le Tribunal fédéral exige que, en cas de désaccord concernant les modalités d'une expertise, une décision soit notifiée, avec évidemment la possibilité pour l'assuré de s'opposer. Deuxièmement, les tribunaux cantonaux devront commander eux-mêmes des expertises lorsqu'une instruction est nécessaire, et ne pourront en principe plus se contenter de renvoyer le dossier à l'AI. Ces expertises judiciaires offriront davantage de crédibilité. Enfin, troisièmement, l'assuré pourra poser des questions et s'exprimer préalablement sur les questions posées à l'expert par l'administration, ce qui n'était jusqu'à présent pas le cas. Le droit d'être entendu de l'assuré s'en trouvera, par conséquent, amélioré. Cependant, il faut admettre que le Tribunal fédéral ne remet pas en cause le lien étroit entre les centres d'expertises et l'administration. En fin de compte, le changement ne sera pas fondamental.
Jean-Michel Duc: Le Tribunal fédéral n'a pas remis en question le système des Comai, institué par la loi, mais il exige des ajustements pour améliorer leur crédibilité. Outre l'abandon du forfait de 9000 fr., il demande aux autorités d'attribuer les mandats d'expertise sur le principe du hasard. Cela ne me semble pas très réaliste, car, en Suisse, on a très peu d'experts, en raison du peu d'intérêt des médecins pour cette activité. Le Tribunal fédéral demande aussi un contrôle de qualité des expertises. Ce qui ne sera pas facile à mettre en pratique, car cela nécessite des compétences juridiques et médicales.
Comme mon confrère l'a dit, le Tribunal fédéral réintroduit la voie de la décision. Je pense que cette nouveauté ne va pas changer grand-chose. Elle va surtout rallonger la procédure. Car les motifs permettant de récuser un expert sont toujours les mêmes. Ce qui, en revanche, amènera un réel progrès, c'est la mise en œuvre de l'expertise par le Tribunal cantonal (en lieu et place du renvoi), lorsque le cas n'est pas suffisamment instruit. Sur ce point, je suis d'accord avec mon confrère.
Damiano Ciattini: Vu la densité de médecins qui prévaut en Suisse et le nombre de Facultés de médecine, il me semble possible d'instaurer un contrôle de qualité tel que demandé par le Tribunal fédéral. Plusieurs pays européens ont instauré un pareil contrôle avec l'aide des Facultés de médecine, avec de bons résultats.
plaidoyer: Damiano Ciattini, vous n'êtes pas d'accord avec le système actuel. Quelle alternative proposez-vous?
Damiano Ciattini: Je suis favorable à un centre de distribution indépendant, composé paritairement, répartissant aléatoirement les mandats d'expertises, sur le modèle des propositions faites dans une prise de position commune en février 2010 (voir le site www.integrationhandicap.ch), par plusieurs associations œuvrant en faveur des handicapés. Un pool d'expertise neutre et indépendant y serait rattaché: le lien entre assurances et expertise pourrait ainsi être brisé et les mandats d'expertises ne seraient plus attribués que sur la base de considérations matérielles pures. Le rôle des assurances serait limité, puisqu'elles pourraient seulement formuler des questions à ce pool. Mais ce changement structurel passe par un changement législatif, qui implique évidemment une volonté politique. J'espère, à cet égard, que l'initiative parlementaire de Margret Kiener Nellen aboutira: elle réclame le respect des garanties de procédure et de l'égalité des armes entre l'assuré et l'administration, des principes ancrés dans la Constitution et la CEDH.
Jean-Michel Duc: L'inégalité des armes est inhérente au système juridique suisse, qui veut que c'est l'assureur qui choisit l'expert et le paie. Comment pourrait-on rétablir quelque peu l'équilibre? Je propose, pour ma part, qu'on autorise la mise en œuvre d'expertises contradictoires, avec la présence du médecin traitant ou d'un médecin de confiance. Celui-ci pourrait participer à l'expertise, moyennant une rétribution. En revanche, la rémunération de l'expert du Comai serait réduite, ce qui rendrait ma proposition financièrement réaliste. La position de l'assuré, lors de l'expertise, se trouverait renforcée, puisque son médecin de confiance serait à son côté, vérifiant que tous les examens utiles et nécessaires ont été réalisés conformément aux règles de l'art et que toutes les questions utiles ont été posées. Les Comai auraient également tout intérêt à pouvoir s'expliquer avec les médecins traitants. Cela permettrait d'éviter les avis diamétralement opposés entre les médecins de l'assuré et les experts Comai, tels qu'ils sont apparus dans l'arrêt du Tribunal fédéral évoqué plus haut.
Damiano Ciattini: Une expertise contradictoire paritaire permettrait effectivement d'améliorer la position de l'assuré. Des solutions similaires existent en France et en Italie, qui ont fait leurs preuves et dont on pourrait s'inspirer.
*Arrêt 9C_243/2010 du 28 juillet 2011
Jean-Michel Duc, 53 ans, avocat à Lausanne, après avoir dirigé le service juridique d'une société d'assurances et travaillé comme avocat auprès de la Suva; chargé de cours à l'EFFL en droit de la sécurité, de la responsabilité civile et des assurances.
Damiano Ciattini, 37 ans, avocat à Genève, après avoir travaillé dans les services
juridiques de deux compagnies d'assurances en Suisse romande et pratiqué le barreau à Soleure.
Changements dès le 1er janvier 2012
La nouvelle jurisprudence du Tribunal fédéral* sera suivie de quelques effets dès le 1er janvier 2012. L'Office fédéral des assurances sociales (OFAS) prévoit, en effet, l'introduction, à cette date, d'une plateforme internet (Med@P) qui permettra la distribution des mandats d'expertises selon le principe du hasard. Concrètement, un Office AI ne pourra plus choisir un expert, mais il transmettra sa demande à MED@P. De leur côté, les Centres d'observation médicale de l'AI (Comai) s'annonceront sur cette même plateforme s'ils sont en mesure de répondre à cette demande. S'ils sont plusieurs sur les rangs, c'est le programme qui en choisira un de manière aléatoire.
De plus, pour répondre à l'exigence du TF d'abandonner la rétribution forfaire de 9000 fr. d'une expertise, un tarif est en préparation, qui tient compte de différents critères, comme le nombre de médecins intervenants et la complexité du cas. Enfin, les expertises prendront la forme d'une décision et l'assuré recevra les questions posées aux experts par l'Office AI, sur lesquelles il pourra se déterminer. Et y ajouter ses propres questions.
Les Comai devront aussi répondre à certaines exigences de transparence, en indiquant, par exemple, qui se cache derrière une SA. En revanche, les requêtes du TF en matière de contrôle de qualité attendront encore. «Cela nécessite un processus plus long, explique Ralf Kocher, chef du Service juridique de l'OFAS. Il faudra y associer les parties concernées, notamment les assurés et les Comai.» (CH/S.Pr)
*Arrêt 9C_243/2010