Sa notoriété auprès des juristes ne dépasse guère les frontières de la Berne fédérale. Mais, à Strasbourg, il est considéré comme le gardien juridique de la Suisse officielle. C'est lui qui se tient devant les buts du pays à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), assurant la défense helvétique aussi bien que possible. Depuis cinq ans, Frank Schürmann est l'agent du Gouvernement suisse à la CEDH.
Le juriste de 56 ans s'est davantage laissé guidé par ses intérêts que par un véritable plan de carrière. Après une thèse de doctorat en droit pénal à l'Université de Bâle en 1986, il a travaillé comme adjoint scientifique à la première Cour de droit public du Tribunal fédéral. «Pour mon travail, il est important d'avoir des connaissances approfondies de l'ordre juridique national» explique-t-il. Un bagage qui lui a déjà servi avant de devenir «agent» à Strasbourg, alors qu'il était responsable de la procédure pénale à l'Office fédéral de la justice.
A ce poste, Frank Schürmann a mené le projet mammouth d'unification de la procédure pénale jusqu'à l'adoption du message.
Il commente: «La nouvelle procédure pénale est clairement marquée par la Convention européenne des droits de l'homme avec, par exemple, l'instauration du nouveau Tribunal des mesures de contrainte et l'exigence de bases légales pour ces mêmes mesures.»
Peu de recours admis
A l'heure actuelle, environ 700 recours contre la Suisse sont pendants. En pratique, environ 95% sont d'emblée déclarés irrecevables, soit pour des raisons formelles, soit parce qu'ils sont manifestement infondés. Frank Schürmann explique: «Ils n'ont pas été suffisamment documentés. La Cour devrait davantage informer à ce sujet, de sorte que les recourants potentiels puissent mieux préserver leurs chances de succès.»
Une septantaine de procédures contre la Suisse sont en cours - y compris les recours admis pour lesquels le gouvernement est invité à prendre position. «La plupart sont menées par écrit», explique le représentant helvétique, dont le principal lieu de travail n'est pas Strasbourg, mais Berne, au pied du Palais fédéral. Il y travaille entouré de quatre collaborateurs juridiques (2,7 postes). Il est également chargé de la représentation de la Suisse lors des procédures de recours devant le comité de l'ONU contre la torture.
Ses collègues, mais aussi les avocats qui lui font face, considèrent Frank Schürmann comme un juriste «extrêmement compétent» et jouissant d'une «haute considération à Strasbourg». Sa force réside davantage dans une «argumentation très claire» par écrit que dans des effets de manche au tribunal. «Un homme aimable», qui n'est que peu critiqué. Un observateur lui reproche cependant de construire sa stratégie de défense de manière très formaliste. Le principal intéressé conteste cette remarque, expliquant que, à la différence du Tribunal fédéral, Strasbourg ne connaît pas le principe de l'allégation et qu'il examine librement le cas. «Avant d'examiner les éléments matériels, nous démontrons souvent que le recourant n'a pas épuisé l'ordre des juridictions nationales, si le Tribunal fédéral ne pouvait pas vérifier l'allégation faute d'éléments concrets.» Cela lui paraît légitime. Un avis partagé par Luzius Wildhaber, ancien président de la Cour: «En comparaison avec d'autres Etats, la Suisse argumente de manière plutôt pragmatique et dans un souci de parvenir à une solution.»
David contre Goliath
Quel effet cela fait-il d'agir sans cesse comme le représentant de «l'Etat Goliath» contre le «requérant David»? «Dans certains pays d'Europe, je ne pourrais pas faire ce travail. Je ne suis pas un partisan de la défense à tout prix», lâche l'«agent» Schürmann. On le croit volontiers. Il n'a en effet rien d'un adepte de la défense à contre-cœur: «Le jugement attaqué représente en général une base solide. Il comporte toujours des arguments défendables.» C'est pourquoi il arrive rarement qu'un accord à l'amiable soit négocié: on n'en compte pas plus de onze depuis l'adhésion de la Suisse à la CEDH en 1974. Par ailleurs, Frank Schürmann considère le suivi des affaires comme une part essentielle de son travail: les Etats doivent livrer au comité des ministres du Conseil de l'Europe des comptes rendus sur la transposition des jugements: «Nous sommes impliqués à ce stade également et restons des interlocuteurs pour le législateur et les autorités d'exécution.»
Sur onze jugements rendus l'année dernière sur la Suisse, huit ont conclu à une violation de la CEDH. «Seuls 2% des recours se soldent par un jugement concernant la Suisse, commente le «défenseur» helvétique. Mais lorsqu'un recours est admis, il y a de grandes chances qu'il aboutisse à un verdict de violation de la Convention.» La Suisse est le plus souvent condamnée pour la violation de l'article 6 CEDH (droit à un procès équitable): 22 fois en tout depuis l'adhésion à la CEDH. Mais dans la statistique, Frank Schürmann relève d'abord le bon score de la Suisse concernant le droit à la vie et l'interdiction de la torture. En effet, pour ce qui touche aux questions vitales, la Suisse se comporte correctement: elle n'a été condamnée qu'une fois en raison d'une omission procédurale.
Affaires en augmentation
Le nombre de recours contre la Suisse est en augmentation. On en compte une trentaine par année en 2009 et 2010, soit en moyenne le double par rapport aux années précédentes. Le représentant helvétique ne s'explique pas cette soudaine évolution, mais il constate que «certains recours déposés aujourd'hui auraient été, par le passé, liquidés sans invitation à prendre position». Un phénomène qui ne va pas sans occasionner une surcharge de travail pour toute l'équipe. Ainsi, l'habitant de Thoune se ressource en allant se promener avec son chien. Ou en se plongeant dans la musique de Chopin, se mettant parfois lui-même au piano.
A côté de son activité au service de la Confédération, Frank Schürmann enseigne les droits humains aux Universités de Berne et de Fribourg. Ce père de deux filles adultes apprécie particulièrement l'esprit d'ouverture propre à la jeunesse. De l'ouverture aux idées nouvelles, il en manifeste aussi lorsqu'il s'agit de la Cour européenne des droits de l'homme.
Il l'imagine à l'avenir comme une sorte de tribunal constitutionnel européen, rendant des jugements de fond sur des questions de politique juridique actuelles et essentielles pour les pays membres. «Aujourd'hui, la Cour doit produire une justice dans des cas particuliers pour une population potentielle de 900 millions d'habitants avec, constamment, de nouveaux domaines du droit à traiter. Elle ne pourra pas jouer ce rôle sur le long terme.» Pour l'heure, le rôle du gardien Schürmann, lui, reste le même: bien se tenir devant les buts de la Suisse.