1. Introduction
La réforme en cours du «droit pénal sexuel», comme on l’a parfois mal nommé – on ne légifère pas sur la sexualité, mais sur les limites de l’intégrité sexuelle de l’autre à ne pas franchir –, est récente. En 2010, le Conseil fédéral ne songeait pas à en modifier des rouages, soit la contrainte en tant qu’axe de répression du viol. Cet élément est désormais en passe d’être supplanté par celui du consentement ou, plutôt, du non-consentement. Une sorte de grand remplacement. Les mouvements sur les réseaux sociaux y ont certainement contribué. Pour bien saisir l’ampleur du virage, il sera nécessaire de revenir sur le processus législatif.
Qu’est-ce que la littérature vient faire là-dedans? Le courant Droit et littérature répond à cette interrogation. On distingue traditionnellement le droit de la littérature, le droit comme littérature, le droit dans la littérature et le droit par la littérature. C’est le droit pénal dans la littérature qui retient ici l’attention, en particulier dans le roman Le Consentement de Vanessa Springora. Ou comment, en littérature, est appréhendée la pénalisation des relations entre adultes et mineurs dans les années 70. L’auteure y décrit les abus sexuels dont elle a été la victime dès l’âge de 14 ans de la part d’un écrivain célèbre âgé de 50 ans qui justifiait ses actes à raison du droit à l’autodétermination des mineurs. Si l’argumentaire n’est à présent plus mobilisé, le livre apparaît riche d’enseignements au moment de réarticuler les atteintes à l’intégrité sexuelle.
La question de départ est la suivante: Le Consentement possède-t-il une valeur heuristique à l’endroit de la réforme? La réponse est affirmative, puisque le roman permet la découverte des limites de l’autodétermination sexuelle comprise comme l’exercice inconditionné de la liberté sexuelle. Il serait faux de croire à une capacité de consentir déconnectée de contingences individuelles, interpersonnelles, collectives et sociales, même au-delà de la majorité sexuelle. Autrement dit, au-delà de son établissement, le consentement n’a pas forcément une portée en droit.
2. Point de situation en Suisse
2.1 L’avant-projet de révision
Le 8 septembre 2010, le Conseil fédéral mettait en consultation un avant-projet relatif à l’harmonisation des peines. Dans son communiqué de presse, il annonçait vouloir harmoniser les peines fixées dans la partie spéciale du code pénal et permettre ainsi aux juges de disposer d’un système de sanctions plus approprié. Jamais encore les dispositions de la partie spéciale du code pénal n’auraient fait l’objet d’une telle comparaison visant à examiner, pour chacune d’entre elles, si la peine encourue correspondrait d’une part à la gravité de l’infraction visée et d’autre part aux sanctions encourues pour d’autres infractions de même gravité. L’harmonisation viserait en outre à fournir aux juges des instruments de répression moins rigides qu’aujourd’hui qui leur laisseraient une marge d’appréciation suffisante de la faute.
En même temps, le Conseil fédéral expliquait avoir renoncé à durcir les peines pour certaines infractions. Dans son rapport, il indiquait qu’il n’était pas possible de satisfaire à toutes les sollicitations actuelles, par exemple celle qui tendait à une augmentation générale des peines en matière de délits d’ordre sexuel, notamment par l’élévation de la peine minimale pour le viol. La confiance était renouvelée dans le droit pénal en vigueur depuis le 1er octobre 1992. Cela dit, l’avant-projet prévoyait la suppression de la peine pécuniaire en tant que peine plancher pour l’infraction de contrainte sexuelle.
2.2 Le report et la reprise de la révision
Dans son communiqué de presse du 19 décembre 2012, le Conseil fédéral annonçait avoir finalement décidé de retarder la modification du droit pénal. Il voulait en effet aligner le projet d’harmonisation des peines sur le nouveau régime des sanctions que le Parlement était en train de discuter, lequel portait notamment sur le rétablissement de la courte peine privative de liberté et sur la limitation de la peine pécuniaire à 180 jours-amende.
Dans son communiqué du 25 avril 2018, le Conseil fédéral annonçait avoir finalement adopté le Message sur l’harmonisation des peines sur le projet qui y est consacré. Il réaffirmait chercher à permettre aux juges de sanctionner les infractions de manière appropriée. Pour ce faire, il proposait d’adapter les peines encourues pour différentes infractions, principalement des actes contre l’intégrité sexuelle. Il expliquait souhaiter des sanctions plus sévères pour ce type d’infractions, dont les victimes sont souvent des femmes et des enfants. À cette occasion, il a rappelé qu’au cours des 40 dernières années, la partie spéciale du code pénal a été modifiée plus de 70 fois «pour refléter l’évolution des conceptions morales et des valeurs au sein de la société, pour tenir compte des développements technologiques et pour faire suite à l’adhésion de la Suisse à des conventions internationales». Ainsi, rappelant derechef que les victimes de violences sexuelles souffrent souvent longuement et sévèrement des répercussions physiques et psychologiques de l’acte subi, la peine privative de liberté minimale encourue pour le viol serait doublée et passerait d’un an à deux ans. Quant à la contrainte sexuelle, la suppression de la peine pécuniaire comme peine plancher était confirmée. L’intégration de la notion de consentement était toujours absente.
2.3 L’amorce de la révision du droit pénal en matière sexuelle
Le 1er avril 2018, l’entrée en vigueur de la Convention d’Istanbul en Suisse a eu pour effet de provoquer le 27 septembre 2018 une interpellation au Conseil national (n° 18.3889). Il était remarqué que «l’intégrité et l’autodétermination sexuelles comptaient parmi les biens juridiques individuels que la loi se doit le plus de protéger». En outre, «les discussions en cours sur la violence à l’égard des femmes montraient toutefois que non seulement la sensibilisation de la société mais également le cadre légal sont insuffisants pour garantir une protection optimale». Ensuite de la ratification de la convention, le moment était jugé opportun pour procéder aux adaptations nécessaires en droit interne, notamment le recalibrage de l’infraction de viol sur la base du consentement.
Le 21 novembre 2018, le Conseil fédéral prenait position. Il soutenait que l’art. 36 de la convention imposait aux parties de rendre punissables les actes à caractère sexuel non consentis avec un tiers ou le fait de contraindre autrui à réaliser des actes à caractère sexuel non consentis avec un tiers. Le consentement doit être donné librement. Le rapport explicatif sur la Convention d’Istanbul précisait qu’il s’agissait de toutes les formes d’actes sexuels imposés intentionnellement à un tiers sans son libre consentement. Les parties n’étaient toutefois pas tenues de créer des dispositions érigeant expressément les actes sexuels non consentis en infraction pénale. Le soin leur est accordé de «décider de la formulation exacte de la législation et des facteurs considérés comme exclusifs d’un consentement libre». Aussi, les Sept Sages ne jugeaient pas nécessaire de réformer le droit en vigueur à cet égard.
2.4 La révision du droit pénal en matière sexuelle après consultation
Dans son rapport du 8 août 2021, l’Office fédéral de la justice faisait le point sur ce qui était advenu depuis la publication du projet de révision publié le 25 avril 2018. Il relevait que la Commission des affaires juridiques du Conseil des États (CAJ-E) s’était penchée sur la réforme du droit pénal protégeant l’intégrité sexuelle en janvier 2019. Les parties auditionnées s’étaient dans leur majorité montrées critiques à l’encontre du projet. Elles avaient notamment regretté que la procédure de consultation remontât à un certain temps et que certaines propositions, comme celle de reformuler l’article consacré au viol, n’y avaient pas été soumises. Pour ces raisons, la CAJ-E avait décidé d’instituer une commission composée de trois membres, chargée de procéder pour elle à l’examen préliminaire.
En janvier 2020, la sous-commission avait présenté à la CAJ-E diverses propositions du projet et lui avait en outre soumis des propositions matérielles concernant le droit pénal en matière sexuelle. Il était relevé que les médias s’étaient alors emparés du sujet après l’adoption du message, notamment de la question des éventuelles lacunes et du caractère désuet du titre du code pénal consacré aux infractions contre l’intégrité sexuelle datant de 1992. Cependant, la CAJ-E avait conclu que le projet d’harmonisation des peines devait se limiter à l’adaptation des quotités de peines, sans changement matériel. Elle avait donc proposé au Conseil des États d’autonomiser un projet consacré aux infractions contre l’intégrité sexuelle.
En janvier 2021, la CAJ-E a décidé d’envoyer l’avant-projet et son rapport explicatif en consultation avec deux variantes pour certaines dispositions. Ladite consultation a duré du 1er février au 10 mai 2021.
Dans son communiqué du 11 août 2021, la CAJ-E annonçait avoir pris connaissance des propositions de révision du droit pénal relatif aux infractions sexuelles. Selon elle, il apparaissait que le projet avait suscité un grand intérêt, poussant de nombreuses personnes à s’exprimer. Dans l’ensemble, la consultation montrait que la nécessité de réformer le droit pénal relatif aux infractions sexuelles était largement admise. La commission annonçait qu’elle allait poursuivre ses travaux sur le projet au prochain trimestre.
Dans son communiqué de presse du 18 février 2022, la CAJ-E a annoncé souhaiter reconcevoir les dispositions clés en la matière, notamment les infractions de la contrainte sexuelle et du viol, en se fondant sur le principe du refus («non, c’est non»). Dans les deux infractions visées aux art. 189 et 190 P-CP, l’élément de la contrainte serait abandonné dans l’infraction de base; en cas de contrainte, il s’agirait d’une forme qualifiée de l’acte, pour laquelle la commission propose de maintenir la menace d’une peine privative de liberté d’au moins un an en cas de viol. Par cette révision, la commission entendait «étendre la protection de la capacité de s’autodéterminer sexuellement à la protection de l’intégrité sexuelle». Ainsi, elle a précisé «tenir compte des transformations sociales de ces dernières décennies».
2.5 Conclusion intermédiaire
À ce stade du processus législatif, plusieurs observations sont à formuler.
La première est que, à l’évidence, dans le projet initial de révision, la refondation des infractions en matière sexuelle n’était pas une question. Il s’agissait plutôt d’une mise à niveau axiologique des peines. La révision était par ailleurs technique tout en renouvelant la confiance placée dans l’appréciation du juge.
Deuxièmement, la révision du droit des sanctions a conduit à un report de la réforme engagée. En effet, le Conseil fédéral a jugé opportun de différer la révision engagée pour assurer la coordination en droit des sanctions. Ce n’est qu’en 2018 que la discussion a été reprise. Force est alors de constater que l’opinion publique avait entre-temps changé. Bien que le Conseil fédéral prétendît avoir tenu compte de l’évolution des conceptions morales et des valeurs de la société, celles-ci avaient à ce point évolué que les propositions apparaissaient obsolètes. L’aggravation de la peine plancher du viol, inadéquatement adossée à la souffrance des victimes, n’était notamment pas de nature à satisfaire le besoin de réforme. Les attentes étaient désormais ailleurs.
Troisièmement, la ratification de la Convention d’Istanbul a servi de véritable catalyseur au débat sur la place du consentement. À raison des engagements internationaux, et contrairement à l’interprétation du Conseil fédéral, les infractions devaient selon l’appareil législatif être démontées et réarticulées autour du consentement. L’interdépendance entre le droit pénal et les évolutions sociales, lesquelles étaient intervenues dans un court laps de temps, soit entre 2010 et 2020, en ressort plus que jamais établie.
3. Le Consentement, un roman à valeur de rappel
Difficile de revenir sur tous les événements entre 2010 et 2020 dans la lutte contre les abus sexuels.
À titre symbolique, il est incontestable que, en 2017, l’affaire Weinstein marque un tournant quant à l’ampleur du phénomène. Sur le plan militant, via les nouvelles technologies, il faut également mentionner la relance du hashtag #MeToo créé dix ans plus tôt par la militante féministe américaine Tarana Burke. Le mot d’ordre favorisant la parole des victimes d’agressions et de harcèlements sexuels a très rapidement pris une dimension virale sur les réseaux sociaux. Dans sa version francophone, le marqueur #balancetonporc appelait à briser l’omerta en rapportant des témoignages allant du sexisme quotidien aux violences sexuelles. Pratiquement partout en Europe, des manifestations se sont organisées, comme lors de la Journée internationale des droits des femmes du 8 mars 2018.
Outre les phénomènes sociaux, le monde de la littérature a été frappé en 2020 par une onde de choc à la suite de la parution du roman Le Consentement de Vanessa Springora qui décrivait sa relation avec le romancier Gabriel Matzneff. Pitch de l’éditeur: le récit se situe «au milieu des années 80, où, élevée par une mère divorcée, une dénommée V. comble par la lecture le vide laissé par un père aux abonnés absents. À treize ans, dans un dîner, elle rencontre G., un écrivain dont elle ignore la réputation sulfureuse. Dès le premier regard, elle est happée par le charisme de cet homme de cinquante ans aux faux airs de bonze, par ses œillades énamourées et l’attention qu’il lui porte. Plus tard, elle reçoit une lettre où il lui déclare son besoin «impérieux» de la revoir. Omniprésent, passionné, G. parvient à la rassurer: il l’aime et ne lui fera aucun mal. Alors qu’elle vient d’avoir quatorze ans, V. s’offre à lui corps et âme. Derrière les apparences flatteuses de l’homme de lettres, se cache un prédateur, couvert par une partie du milieu littéraire. V. tente de s’arracher à l’emprise qu’il exerce sur elle, tandis qu’il s’apprête à raconter leur histoire dans un roman. Après leur rupture, le calvaire continue, car l’écrivain ne cesse de réactiver la souffrance de V. à coup de publications et de harcèlement. «Depuis tant d’années, mes rêves sont peuplés de meurtres et de vengeance. Jusqu’au jour où la solution se présente enfin, là, sous mes yeux, comme une évidence: prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre», écrit-elle à propos de ce récit libérateur.»
Les 216 pages s’organisent en cinq chapitres: l’enfant, la proie, l’emprise, la déprise, l’empreinte. Les thématiques sont variées (l’emprise, la pédophilie, les failles de la police, les revendications législatives de l’intelligentsia de gauche durant les années 70, etc.) et abordées dans un style franc et cru avec parfois une autocritique impressionnante prévenant tout manichéisme simpliste. Pour son éditeur, plus de trente ans après les faits, Springora y dépeint un processus de manipulation psychique implacable et l’ambiguïté effrayante dans laquelle est placée la victime dite «consentante». Mais au-delà d’une histoire personnelle, elle questionne aussi les dérives d’une époque, et la complaisance d’un milieu aveuglé par le talent et la célébrité.
Un prologue précède le récit. Springora situe d’entrée sa démarche dans un partage d’une expérience personnelle douloureuse à vocation d’enseignement. «Les contes pour enfants sont sources de sagesse», écrit-elle. Son roman s’adresse évidemment aux adultes, mais ils sont indirectement invités à en tirer des leçons. Celle qui intéresse ici est celle du rôle du consentement dans le cadre des rapports sexuels. Le titre du roman, avec la conjonction du pronom défini «le» et la majuscule au substantif, prête à penser qu’il existe un concept à usage unique. Le propos est en réalité tout autre.
Alors que la punissabilité des relations entre un adulte et un mineur en dessous du seuil de la majorité sexuelle était légalement prévue à l’époque, la notion de consentement était convoquée par d’aucuns pour justifier des rapports illégaux. Ses partisans y recouraient pour obtenir l’élargissement des limites du droit pénal. On était loin de chercher par ce concept à protéger une partie jugée faible. Son autodétermination devait au contraire être reconnue. À l’inverse, aujourd’hui, le recours à la notion tend à renforcer les limites existantes. Faire du consentement la pierre angulaire de l’infraction de viol resserrerait les mailles du filet pénal. Il est alors mobilisé pour protéger un cercle plus étendu de personnes. Il en ressort que l’usage du concept est diamétralement opposé selon les périodes concernées, rappelant que, plus que la nature de l’objet, c’est l’usage qui compte.
Sur le plan lexicographique, l’objet du roman, soit l’autodétermination en matière sexuelle, apparaît comme tout sauf indéterminé. L’âge est certes le critère prioritairement discuté. Il permet d’exclure juridiquement toute capacité de consentir en dessous d’un certain seuil, évacuant ainsi toute discussion dans un cas donné. Ce n’est toutefois pas le seul critère. La faculté de choisir apparaît subordonnée à quantité de facteurs tantôt externes, tantôt internes sur lesquels on reviendra. Par sa nature, le consentement est donc un concept délicat à manier.
Indépendamment de l’âge, Springora insiste sur les conditions dans lesquelles elle va grandir ensuite du divorce de ses parents. Couplé à son individualité, cet environnement a concouru à la placer dans une situation de vulnérabilité: «Afin de joindre les deux bouts, ma mère corrige des guides de voyage chez elle […] Les fêtes s’espacent, les amis viennent de moins en moins souvent […] ma mère, si belle, s’étiole […] Un père aux abonnés absents […] Un goût prononcé pour la lecture. Une certaine précocité sexuelle. Et, surtout, un immense besoin d’être regardée. Toutes les conditions sont maintenant réunies». Précarité, isolement, carence parentale, centre d’intérêt, maturité du désir, mal-être intérieur sont autant de facteurs favorisant la survenance d’un abus. La capacité de choisir n’est ainsi pas tributaire que de l’âge, des abus étant possibles même au-delà de la majorité sexuelle.
On comprend assez vite que la narratrice est dans le déni. L’abus n’est pas vécu comme tel d’emblée. Bien au contraire, la relation, dont le caractère illégal est bien conscient, est revendiquée en tant qu’expression de liberté sexuelle: «Notre amour est interdit. Réprouvé par les honnêtes gens. Je le sais, car il ne cesse de me le répéter. Je ne peux donc en parler à personne. Il faut faire attention. Mais pourquoi? Pourquoi puisque je l’aime et qu’il m’aime aussi?». Sur le moment, les rapports intimes – non imposés par la force – sont défendus comme le fruit d’un choix librement opéré. Les représentations de la personne concernée constituent visiblement un facteur parmi d’autres.
La croyance dans cette autodétermination est renforcée par le personnage de l’écrivain. À cette fin, il mobilise de multiples exemples historiques parfois au service de l’art: «Sais-tu que sous l’Antiquité, l’initiation sexuelle des jeunes personnes par des adultes était non seulement encouragée, mais considérée comme un devoir? Au XIXe siècle, la petite Virginia n’avait que treize ans lorsqu’Edgar Poe l’a épousée, en as-tu entendu parler? […] Parce que l’album se trouve en bonne place sur ses étagères, il me montre aussi les photos érotiques qu’Irina Ionesco prenait de sa fille Eva alors qu’elle n’avait que huit ans, les jambes écartées, des bas noirs jusqu’au haut de ses cuisses en guise de seuls vêtements, son ravissant visage de poupée fardée comme celui d’une prostituée. […] La litanie est sans fin. Devant tant d’exemples aussi édifiants, comment ne pas s’incliner? Une fille de quatorze ans a le droit et la liberté d’aimer qui elle veut. J’ai bien retenu la leçon […]». On voit combien le discours du partenaire est susceptible de renforcer la croyance dans l’exercice éclairé d’une liberté sexuelle. C’est une condition qui s’ajoute à celles évoquées ci-dessus.
Il ne faut pas non plus perdre de vue l’esprit du temps. À cet égard, l’auteure rapporte: «Au début, les circonstances sont loin d’enchanter ma mère. […] Peu à peu, devant ma détermination, elle finit par accepter les faits tels qu’ils se présentent. […] Il faudrait aussi un environnement culturel et une époque moins complaisants». D’ailleurs, cet esprit était publiquement assumé: «Pourquoi tous ces intellectuels de gauche ont-ils défendu avec tant d’ardeur des positions qui semblent aujourd’hui si choquantes? Notamment l’assouplissement du code pénal concernant les relations sexuelles entre adultes et mineurs, ainsi que l’abolition de la majorité sexuelle? C’est que dans les années soixante-dix, au nom de la libération des mœurs et de la révolution sexuelle, on se doit de défendre la libre jouissance de tous les corps». Encore un paramètre supplémentaire à prendre en compte.
C’est précisément l’oubli – ou plutôt la dissimulation – du rapport entre le consentement et les conditions dans lesquelles il est formulé qui rend exploitable le concept à des fins d’abus. G. recourt à cette rhétorique sans s’en cacher: «[…] Les très jeunes sont tentants. Ils sont aussi tentés. Je n’ai jamais arraché ni par la ruse ni par la force le moindre baiser, la moindre caresse […] écrit G. Il oublie cependant toutes les fois où ces baisers et ces caresses ont été monnayés, dans les pays peu tatillons sur la prostitution des mineurs. […] Et lorsqu’il n’y a ni souffrance ni contrainte, c’est bien connu, il n’y a pas de viol». Springora ajoute immédiatement que «La vulnérabilité, c’est précisément cet infime interstice par lequel des profils psychologiques tels que celui de G. peuvent s’immiscer. C’est l’élément qui rend la notion de consentement si tangente». On y est: ce passage pointe le caractère fuyant de la notion, difficulté rendant délicat son recours en tant que marqueur de limites.
4. Discussion
On peut a priori adhérer à l’idée que toute relation sexuelle non consentie doit être punissable. En amont, les efforts de prévention rappellent de s’assurer des dispositions de son partenaire. Les slogans tels que No means no voire Yes means yes correspondent à cet état d’esprit. Il faut s’en réjouir.
En même temps, il faut se garder de croire à une transposition aisée des slogans en droit pénal. L’expérience enseigne que la complexité des rapports humains place – selon les particularités du cas – le juge face à la tâche difficile de dire rétrospectivement si consentement il y a eu, pour autant qu’on ait arrêté auparavant les caractéristiques de celui-ci. À cet égard, on ne peut ignorer que l’intimité n’est pas forcément le lieu des grandes déclarations. Et même si cela a été le cas, faut-il encore que le consentement n’ait pas été vicié.
L’affaire de Jack Sion en France en est l’illustration parfaite. En 2021, cet homme a été condamné à huit ans de prison pour viol après avoir obtenu des faveurs sexuelles de la part de femmes au moyen de mensonges, comme un faux profil sur les réseaux sociaux. Celles-ci ne le mettaient pas en cause pour une contrainte. Leur consentement aurait été le fruit d’une tromperie conscientisée après coup.
D’un point de vue politique, faire du consentement un élément constitutif du viol présenterait l’avantage d’aligner les discours préventifs et répressifs. Il n’en demeure pas moins que, sur le plan technique, le législateur importerait simultanément des discussions dépourvues en général de pertinence devant le juge pénal jusqu’ici. On songe au débat sur la valeur juridique du consentement donné, à l’instar de ce qui se pratique en droit des obligations. Le juge serait alors invité à s’inspirer des règles en matière d’interprétation (art. 18 CO), de vices du consentement, tels que l’erreur (art. 23 ss. CO), le dol (art. 28 CO) ou la crainte fondée (art. 29 ss. CO), et la ratification par l’écoulement du temps (art. 31 CO).
Ce ne sont pas les aspects techniques qui méritent maintenant de l’attention. Il convient plutôt de s’intéresser aux représentations qui sous-tendent les propositions de réforme. À cet égard, l’évidence d’une répression souhaitable de toute relation sexuelle non consentie ne doit pas éluder la complexité consécutive à l’élévation du consentement en tant qu’élément constitutif. Du reste, l’option du statu quo et celle de la révision présentent toutes deux des avantages et des inconvénients.
Plus largement, derrière l’option du consentement, se logent les représentations que l’on se fait de l’individu comme sujet titulaire d’une liberté sexuelle. Cette liberté implique un exercice, par le biais du consentement, qui doit être éclairé. On ne saurait tomber dans le déni d’une dépendance inévitable. Il est des domaines dans lesquels le législateur présuppose une vulnérabilité devant être compensée. En droit du travail ou en droit du bail, la valeur du consentement est ainsi exclue dans certaines situations. La sexualité en fait également partie. De même, il faut se garder de croire à l’existence de l’individu transparent à lui-même. On ne connaît pas toujours tous les motifs de ses choix: on peut penser avoir librement consenti un jour et être persuadé d’avoir été abusé le lendemain. De plus, une relation consentie peut heurter l’ordre public. On songe notamment à des pratiques sadomasochistes extrêmes présentées comme voulues. La Cour européenne des droits de l’homme s’est d’ailleurs retrouvée, à au moins une occasion, à statuer sur une telle question en présence d’une condamnation pénale. Une forme de contractualisation des rapports sexuels ne saurait exclure toute punissabilité. Enfin, qu’en est-il de la responsabilité individuelle? En matière d’escroquerie, il y a dupe si la tromperie est astucieuse. On peut donc se demander s’il devrait en aller de même en cas de consentement erroné à la base du rapport.
Ces réflexions sont absentes du débat actuel. La littérature est susceptible d’éclairer plus largement la révision dans laquelle le dogmatisme n’a pas sa place. À l’inverse, Le Consentement a toute sa place, puisqu’il nous invite à une lecture critique de la notion, ce qui n’empêche pas une réforme. ❙
1 Pour une introduction, cf. François Ost, Droit et littérature: variété d’un champ, fécondité d’une approche, Revue juridique Thémis 49-1 2015.
2 Publié chez Grasset en 2020.
3 bj.admin.ch/bj/fr/home/sicherheit/gesetzgebung/strafrahmenharmonisierung.html, consulté le 12.4.22.
4 Ibidem.
5 Rapport explicatif, p. 9.
6 Ibidem.
7 bj.admin.ch/bj/fr/home/sicherheit/gesetzgebung/strafrahmenharmonisierung.html, consulté le 12.4.22.
8 Ibidem.
9 FF 2018 2889.
10 FF 2018 3017.
11 parlament.ch, consulté le 12.4.22.
12 Ibidem.
13 Rapport, p. 5.
14 Ibidem.
15 Rapport, p. 5.
16 parlament.ch, consulté le 12.4.22.
17 Ibidem.
18 Springora, Le Consentement, Grasset, France, 2020, p. 9.
19 Springora, op. cit., p. 35.
20 Springora, op. cit., p. 58.
21 Springora, op. cit., pp. 59-61.
22 Springora, op. cit., p. 62.
23 Springora, op. cit., p. 64.
24 Springora, op. cit., pp. 162-163.
25 Springora, op. cit., p. 163.
26 L’infraction de l’abus de détresse en est un exemple (art. 197 CP).
27 À ce propos, cf. Muriel Fabre-Magnan, L’institution de la liberté, PUF, France, 2018, pp. 77 ss.
28 CourEDH, arrêt K.A. et A.D. c. Belgique du 6.7.2015.