Plaidoyer: Le Conseil des Etats a renvoyé, le 1er mars dernier, la révision de la loi sur l'assurance accidents au Conseil fédéral, qu'il a chargé d'élaborer une nouvelle révision allégée. Que va-t-il subsister du projet initial?
Philippe Conus: On peut se demander si la seconde partie de cette révision, qui concernait l'organisation de la Suva, notamment la mise en œuvre d'une politique de promotion de la santé, sera suspendue, car ce volet ne faisait pas l'objet d'une trop grande contestation. Mais le reste représentait une telle atteinte ouverte à la couverture des assurés, alors que l'assurance accidents est l'une des seules assurances sociales qui fonctionne bien, qu'il était logique de renvoyer ce débat de quatre ou cinq ans.
Gilles-Antoine Hofstetter: Le Conseil fédéral voulait une simple révision technique, et il a été dépassé par le travail fait en commission. C'est devenu un projet dominé par les intérêts des assureurs privés et globalement insatisfaisant: les partenaires sociaux qui gèrent la Suva l'ont tous refusé.
Plaidoyer: Certains points de la révision ne méritent-ils pas d'être sauvés?
Philippe Conus: Oui, il faut notamment éviter la surindemnisation des personnes qui ont un accident peu de temps avant l'âge de la retraite, car la rente LAA est servie toute la vie, dans l'idée de compenser le manque à gagner des personnes jeunes qui n'auraient pas eu le temps de se constituer une bonne prévoyance professionnelle. Dans le projet toutefois, les règles de coordination entre LPP et LAA n'étaient pas suffisamment définies pour offrir une solution satisfaisante. Cet exercice demande une analyse très fine: il peut y avoir des assurés dont les caisses prévoient la primauté des prestations, d'autres celle des cotisations; il faut en tenir compte en adaptant les rentes en fonction du moment où on les sollicite, afin de les faire correspondre à chaque cas. Or, ce point n'était pas traité en détail.
Gilles-Antoine Hofstetter: Il faut aussi veiller à ne pas risquer la sous-indemnisation lors de cette adaptation. Le Conseil fédéral a fixé un plancher à la réduction possible de la rente, soit à 50% d'une rente entière. Or, les commissions ont voulu supprimer cette limite. Il faut en outre que les économies réalisées profitent aux assurés, et non à l'accumulation des réserves des assureurs!
Philippe Conus: Ce ne sera jamais le cas à la Suva: sur 1 franc de prime, nous réaffectons 95 centimes en prestations aux assurés, alors que les assureurs privés ne réaffectent que 80 centimes, selon l'analyse mettant en rapport coûts et bénéfices de l'assurance accidents réalisée à la demande de l'Office fédéral des assurances sociales1.
Plaidoyer: La révision prévoyait de restreindre les compétences de la Suva, en réduisant le nombre de secteurs qui, selon la loi, sont tenus de s'y affilier. En conséquence, c'était surtout les «mauvais risques» qui demeuraient assurés auprès de la Suva, comme le secteur de la construction, ce qui aurait entraîné une majoration des primes. Le monopole partiel de la Suva ne doit-il pas, néanmoins, être repensé?
Philippe Conus: La LAA date de 1984 et un réexamen peut se justifier. On peut, par exemple, se demander si l'agriculture ou le domaine hospitalier ne devraient pas être soumis à la Suva, car des métiers, tel celui d'infirmier, présentent un grand risque d'accidents. D'autre part, il est important que les activités ayant des risques élevés trouvent un assureur. Mais les assureurs privés ne sont pas obligés de contracter. Donc, plus il y aura de domaines professionnels soumis à notre assurance, plus les primes pourront être maintenues à un niveau satisfaisant.
Gilles-Antoine Hofstetter: Je ne suis pas favorable à la restriction des secteurs professionnels soumis à la Suva, car elle a besoin de parts de marché pour financer ses mauvais risques, mais aussi accomplir son activité en matière de médecine de travail ou de prévention des accidents qui nous concerne tous.
Plaidoyer: N'est-ce pas cependant une évolution inéluctable, dès lors que, traditionnellement, la Suva assure les entreprises des arts et métiers présentant des risques élevés d'accidents et que la part de l'industrie diminue constamment dans l'ensemble de l'économie suisse?
Philippe Conus: Nous perdons en effet annuellement 0,6 à 0,7% de nos assurés du fait de la seule modification du tissu économique. C'est pourquoi, il est nécessaire de compenser cette perte en affectant à la Suva des métiers qui, tels les paysagistes, ont évolué vers des activités de génie civil, ou les infirmiers déjà cités.
Plaidoyer: Dans ce contexte, est-ce que l'interdiction faite à la Suva d'offrir des assurances complémentaires se justifie toujours?
Philippe Conus: Non, et cette possibilité serait intéressante pour les entreprises. Les assureurs privés, qui ont réalisé jusqu'à 60% de bénéfice durant la période 2000 à 2006 dans ce secteur, ne verraient pas cela d'un très bon œil. Mais plus de la moitié de nos clients le souhaitent, car elle représenterait une simplification administrative et leur permettrait de diminuer leurs coûts.
Gilles-Antoine Hofstetter: Ce d'autant que les coûts de fonctionnement de la Suva sont raisonnables (ils se montent à 8 à 9% des primes, alors que le coût des assureurs privés est double). Je préfère cependant mettre l'accent sur le développement des assurances sociales plutôt que de créer des lacunes de couverture qui obligeraient les assurés à souscrire des complémentaires.
Plaidoyer: L'erreur du Conseil fédéral n'a-t-elle pas été d'invoquer la nécessité de mettre les prestataires en concurrence et de faire jouer davantage le marché pour économiser des coûts, une orientation qui s'est révélée inefficace déjà dans l'assurance maladie?
Philippe Conus: Je le pense, oui. Porter de 10 à 20% le degré d'invalidité minimal donnant droit à une rente excluait, pour la Suva seule, 600 personnes de tout soutien à l'avenir...
Gilles-Antoine Hofstetter: ...et forçait les assurés, soit à demander à leur employeur de compenser ces manques, en menant des actions en justice, soit à se tourner vers l'assistance publique.
Philippe Conus: De même, l'abaissement du gain maximal assuré à 100000 fr. environ, contre 126000 fr. actuellement, aurait accru les risques financiers pour les travailleurs et les employeurs, mais aurait aussi diminué les rentes calculées sur le gain maximal assuré. La révision aurait fait perdre 160 millions de francs pour n'en rapporter que 70 millions. C'était un non-sens qui ne profitait qu'aux assureurs privés, auprès desquels il aurait fallu souscrire des assurances complémentaires pour combler les nouvelles lacunes créées. Cette expérience montre au gouvernement que le modèle de gestion paritaire de la Suva par les partenaires sociaux est celui qui offre le plus de garanties d'une saine gestion: nous sommes la seule assurance sociale à avoir pu abaisser ses primes à quatre reprises au cours des quatre dernières années.
Plaidoyer: Une révision de fond se justifie-t-elle dans ces conditions?
Gilles-Antoine Hofstetter: La loi, dans son ensemble, donne satisfaction. Cependant le Conseil fédéral a raté le coche s'agissant de réformer la définition de la notion d'accident, soit, selon l'art. 4 LPGA, «toute atteinte dommageable, soudaine et involontaire, portée au corps humain par une cause extérieure extraordinaire (...)». Dans ma pratique, je suis confronté à de nombreux cas où l'assurance accidents refuse d'intervenir, car elle estime que l'élément extraordinaire n'est pas réalisé. Il en va ainsi de l'infirmière blessée en transportant un malade, à qui l'on rétorque que cet événement est survenu lors de son activité habituelle. De même pour des ouvriers blessés sur un chantier ou pour un policier atteint en enfonçant une porte. Cette exigence exclut de la couverture justement les cercles de travailleurs qui devraient bénéficier d'une protection accrue.
Philippe Conus: Vous peignez le diable sur la muraille! Nous traitons quelque 500000 cas d'accidents par année, ce qui veut dire qu'un assuré sur quatre est concerné. La Suva est une machine à appliquer la loi sur l'assurance accidents ainsi que la jurisprudence du Tribunal fédéral qui s'y rapporte. Il ne nous appartient pas de redéfinir l'ensemble du système, c'est l'affaire du législateur. Nous pouvons néanmoins, lorsque certains résultats nous semblent incohérents, tenter de faire évoluer la jurisprudence.
Gilles-Antoine Hofstetter: Pour quelle raison un déménageur qui se blesse en transportant une armoire n'est-il pas couvert, alors qu'une secrétaire victime du même accident le serait bel et bien? Il y a là une inégalité incompréhensible! Les lombalgies, les hernies ne sont pas englobées dans les lésions corporelles assimilées à un accident. Ces lésions sont fréquentes dans certains métiers à risques et les assurés non indemnisés n'ont qu'à se résigner. Vous disposez tout de même d'une marge d'appréciation lorsque vous écartez l'accident d'un policier ayant enfoncé une porte comme relevant de son activité habituelle et excluant la prise en charge de l'accident...
Philippe Conus: Vous ne voyez que les cas où les indemnisations aboutissent à des litiges! Dans la décision de laisser certaines atteintes à la santé à la charge de l'assurance maladie plutôt qu'à celle de l'assurance accident il y a un choix de société, celui d'en faire assumer le coût par le citoyen payeur de primes et de participation aux coûts, dans le cas de la LaMal, ou par le travailleur et l'employeur, dans le cas de la LAA. Il ne nous appartient pas d'arbitrer ce débat qui est un choix politique.
Gilles-Antoine Hofstetter: Dans ma pratique, je vois que vous avez une façon assez dure d'appliquer le droit aux prestations. Prenons le cas de l'épicondylite ou «tennis-elbow», par exemple: une blessure courante , qui peut avoir sa source dans l'organisation de la place de travail. En dépit d'un arrêt du Tribunal fédéral, certains assureurs accidents, dont la Suva, contestent systématiquement que ce puisse être une maladie professionnelle et refusent de mettre sur pied un examen du confort du poste de travail. Je vous cite un autre besoin de réforme, selon moi: pour être couvert par l'assurance accidents non professionnels, il est nécessaire, selon l'art. 8, II LAA, que le travailleur œuvre huit heures par semaine auprès du même employeur. Mais de nombreuses femmes de ménage travaillent moins de huit heures par semaine chez un même employeur, et tout de même cinquante heures par semaine au total! Le Conseil fédéral aurait été bien inspiré de supprimer cette iniquité...
Philippe Conus: Il peut y avoir quelques cas qui appellent un changement, et je ne me prononcerais pas sur un cas de blessure que je ne connais pas. Il ne nous appartient de toute façon pas de faire une refonte globale des assurances sociales, car, si on touche à la LAA, il faudra modifier du même coup la LAI et la LaMal. Il y a un choix de société à la base de la loi, par exemple celui de faire payer plus de primes aux secteurs qui enregistrent le plus d'accidents. Notre pratique est claire et uniforme sur l'ensemble du territoire, nos décisions sont confirmées à 95% par les tribunaux. Compte tenu du fait que nous gérons un demi-million de cas par année, j'estime donc que notre bilan est bon.
1 «Kosten-Nutzen Analyse zur obligatorischen Unfallversicherung», Institut de recherche en économie empirique et en politique économique de l'Université de Saint-Gall, Prof. Franz Jaeger, 2004.
Philippe Conus, 47 ans, avocat, a été dès 1999 directeur de l'agence genevoise de la Suva, puis, à partir du 1er janvier 2003, directeur de l'agence Suva pour le canton de Vaud. La Suva assure plus de 115000 entreprises, soit 2 millions d'actifs, contre les conséquences des maladies et des accidents professionnels ou survenus durant les loisirs.
Gilles-Antoine Hofstetter, 38 ans, est avocat-conseil à l'Association suisse des assurés (Assuas), section vaudoise. Cette association aide les assurés à faire valoir leurs droits lorsque survient un cas d'assurance et intervient politiquement pour améliorer leur statut.