plaidoyer: Les contrats de durée déterminée sont courants en pratique. A quelles conditions un bailleur peut-il les proposer?
Philippe Conod: C’est la liberté contractuelle qui s’applique. Le bailleur fait une proposition, le locataire l’accepte ou non. Les parties s’entendent sur les éléments essentiels du bail, y compris sa durée. Une limitation dans le temps peut répondre à un intérêt manifeste, par exemple quand un propriétaire est en attente d’un permis de construire pour rénover la maison ou qu’il prévoit d’y loger ses enfants.
Pierre Stastny: Les parties sont libres en effet, mais il y a une limite à la pratique du contrat de durée déterminée: la fraude à la loi. En particulier, en cas de pénurie de logements, la liberté du locataire s’en trouve réduite: le CO l’admet lorsqu’il prévoit par exemple la possibilité pour le locataire de contester le loyer initial, c’est-à-dire de remettre en question un élément du contrat qu’il vient de signer.
plaidoyer: Le bailleur peut-il limiter un contrat dans le temps sans donner de motif?
Philippe Conod: Si le locataire potentiel n’est pas d’accord, il ne signe pas… Cela dit, il est vrai qu’il y a eu des abus de la part de bailleurs. A la lecture de la jurisprudence, on constate que les tribunaux ont parfois approuvé des contrats de durée déterminée, et parfois pas en raison d’une fraude à la loi.
Pierre Stastny: Le TF dit à juste titre qu’il faut prendre en considération l’ensemble des circonstances du cas d’espèce pour examiner s’il y a fraude à la loi. L’un des éléments importants est la pénurie de logements. Et si un bailleur recourt systématiquement à des contrats de durée déterminée, c’est un fort indice de fraude. Il devrait en période de pénurie indiquer son motif dans un préambule du contrat.
plaidoyer: En pratique, les contrats de durée déterminée sont-ils utilisés pour faire pression sur le locataire?
Pierre Stastny: Le phénomène existe en situation de pénurie et quand le canton a introduit une formule obligatoire de notification de loyer initial, informant le locataire de la possibilité de contester le montant du loyer. C’est dans les cantons de Vaud et de Genève, qui connaissent le plus grand nombre de contestations du loyer initial, que les tribunaux ont développé les jurisprudences sur la fraude à la loi et la requalification du bail de durée déterminée en contrat de durée indéterminée.
plaidoyer: Le contrat de brève durée équivaut-il souvent à une sorte de temps d’essai pour le locataire?
Pierre Stastny: Pour le bailleur, c’est une assurance que le locataire, étant donné la pression qu’il subit, ne sera pas enclin à contester le loyer initial, et qu’en cas de contestation réussie, la perte de loyer sera limitée dans le temps.
Philippe Conod: Il existe un risque d’abus en effet, mais il faut faire des distinctions en fonction de la durée du contrat. Si c’est un bail d’une année ou deux, le risque d’abus est plus élevé que s’il est de cinq ans. Dans un cas particulier, le Tribunal cantonal vaudois a reconnu le comportement abusif d’un bailleur qui proposait des contrats d’un an comme test pour les locataires, alors que dans un autre cas, une brève durée a été considérée comme justifiée au regard des doutes sur la solvabilité du locataire. En revanche, une durée de cinq ans répond à une certaine logique puisque c’est la durée minimale d’un bail indexé sur la base de l’indice suisse des prix à la consommation.
Pierre Stastny: Je trouve que cinq ans, c’est court dans un canton qui connaît une sévère pénurie. Pareille durée conduit le locataire à renoncer à ses droits, comme dit précédemment, et vise à s’assurer de sa docilité. Cinq ans, c’est à peine plus que la durée maximale prévue pour la prolongation de bail d’un logement, qui est de quatre ans.
Philippe Conod: Un contrat de cinq ans, additionné de trois ou de quatre ans de prolongation, c’est une durée plus que respectable.
plaidoyer: La question de la requalification du bail de durée déterminée en contrat de durée indéterminée se pose différemment selon qu’on est en présence d’un bail d’un an ou de cinq ans?
Philippe Conod: En effet, car selon la jurisprudence, le locataire peut faire valoir un intérêt à la requalification quand il arrive à l’échéance du contrat. Pour un bail d’une année, étant donné la longueur des procédures, cet intérêt existe dès le début du contrat, ce qui n’est pas le cas pour un bail de cinq ans.
Pierre Stastny: Je ne suis pas d’accord, car exiger d’attendre l’échéance d’un contrat de cinq ans pour demander sa requalification n’est ni dans l’intérêt du locataire, amené à douter jusqu’au terme du contrat, ni dans celui du bailleur, qui s’expose à des procédures interminables à la fin du bail. En présence d’un indice de fraude, il est à mon sens préférable de demander d’entrée de cause la requalification du contrat, en même temps que la contestation du loyer initial.
plaidoyer: Me Stastny, en tant que mandataire à l’Asloca, assistez-vous à une augmentation des baux de courte durée?
Pierre Stastny: Oui, et de grands investisseurs, comme Zurich Assurance, ne cachent pas leur politique consistant à proposer des contrats de durée déterminée. Cette pratique est une réponse à la hausse des contestations des loyers initiaux.
Philippe Conod: Il est normal que les propriétaires cherchent des moyens pour limiter les contestations du loyer initial et pour obtenir un meilleur rendement de leurs immeubles. Le problème se pose surtout avec les anciens baux. Quand un locataire s’en va après trente ou quarante ans, il est très difficile d’établir le nouveau loyer sur la base des prix du marché, comme l’exige la jurisprudence. Il peut être intéressant pour un propriétaire de conclure un contrat de cinq ans et de revoir la situation à l’échéance. L’indice d’abus, ce serait qu’un propriétaire propose des contrats de durée déterminée à certains de ses locataires et pas à d’autres.
Pierre Stastny: Mais vous ne conseilleriez pas à un propriétaire d’admettre ouvertement qu’il conclut des baux de cinq ans pour refixer le loyer à l’échéance en se prévalant de la méthode absolue. Ce serait une fraude à la loi. Les propriétaires n’affichent pas ouvertement ces pratiques, car elles sont inavouables.
plaidoyer: Me Conod, dans votre activité de défense des propriétaires, vous observez parfois une difficulté à fixer un loyer juste quand un bail prend fin après une très longue durée?
Philippe Conod: En effet. Quand un bail a duré plus de trente ans, et que le propriétaire veut adapter le loyer au prix du marché lors d’un changement de locataire, il doit se jusfier sur la base de cinq exemples comparables de loyers du quartier. Or, cela est très difficile à trouver. Et si le nouveau locataire conteste la hausse du loyer initial, c’est l’ancien loyer qui est maintenu par le juge.
Pierre Stastny: Cela ne se passe pas ainsi à Genève. En cas de contestation par le nouveau locataire, on ne revient pas automatiquement au loyer précédent s’il était anormalement bas.
plaidoyer: Le bailleur n’a pas l’obligation de motiver un contrat de durée déterminée. A qui appartient-il de prouver une éventuelle fraude?
Philippe Conod: C’est au locataire d’apporter la preuve de la fraude. Et il ne suffit pas d’avoir des soupçons. Mais comme l’indiquent des arrêts vaudois, le bailleur doit collaborer à la recherche des éléments de preuve, en fournissant par exemple tous les baux de l’immeuble afin qu’on puisse voir s’il pratique différemment avec les locataires ayant contesté le loyer initial qu’avec ceux qui ne l’ont pas contesté. Si le bailleur ne collabore pas, c’est un indice d’abus.
Pierre Stastny: Dans le cadre de l’obligation de collaborer, il faudrait que le bailleur indique le motif du contrat de durée déterminée, tout comme il doit indiquer le motif d’un congé. Si le motif est louable, par exemple en cas de destruction prochaine de l’immeuble, cela permet à chacun de s’expliquer rapidement, au lieu de procéder à des démarches disproportionnées, comme l’examen de tous les baux de l’immeuble.
Philippe Conod: Les régies sont nombreuses à se montrer transparentes, en annonçant ouvertement qu’elles pratiquent des contrats de durée déterminée.
Pierre Stastny: Le problème, c’est que des régies refusent de fournir leur motif quand on le leur demande.
Philippe Conod: Le bailleur n’est en effet pas obligé de motiver un contrat de durée déterminée. Il se peut par exemple qu’un bailleur, à juste titre, ne veuille pas s’engager trop longtemps avec un locataire qui a des actes de défaut de biens.
Pierre Stastny: Quand le motif est avouable, alors pourquoi ne pas l’indiquer? Ce serait une mesure d’organisation simple, conforme aux règles de la bonne foi.
Philippe Conod: Le bailleur pourrait en effet indiquer, en préambule, qu’il pratique des loyers d’une durée de cinq ans, afin de pouvoir réajuster le loyer en fonction du marché à chaque échéance.
Pierre Stastny: Cela priverait le locataire de l’exercice de ses droits. Et ce n’est pas conforme au système, car c’est la méthode relative (qui examine une évolution des circonstances depuis la dernière fixation) qui s’applique pour revoir les loyers en cours de bail, et non pas la comparaison avec le prix actuel du marché.
Philippe Conod: Je rappelle qu’à l’article 255 CO, les baux de durée déterminée sont mis sur le même pied que les baux de durée indéterminée. Mais il est problable que si le taux hypothécaire remontait, la mode des contrats de durée déterminée passerait puisqu’il y aurait un autre moyen d’adapter les loyers.
plaidoyer: L’arrêt du TF 4A_ 48/2018 condamnant sans réserve un cas de fraude à Genève a-t-il modifié la pratique du contrat de durée déterminée?
Philippe Conod: C’était un cas flagrant, qui n’a, selon mes observations, pas changé les pratiques.
Pierre Stastny: Cet arrêt dit une chose importante: la jurisprudence du Tribunal fédéral sur la fraude à la loi en cas de baux en chaîne est également applicable à un premier contrat de durée déterminée.
Philippe Conod: On ne peut toutefois pas présumer qu’il y a fraude à la loi en cas de bail d’une année. Il faut un minimum de preuves. Mais pour les baux de moins de cinq ans, disons d’une année, on pourrait admettre que le TF prévoie un devoir accru pour le bailleur de justifier la limitation de durée.
plaidoyer: Faudrait-il passer par une révision législative pour freiner les abus en matière de baux de courte durée?
Pierre Stastny: Certains proposent d’interdire les contrats de durée déterminée pour les baux d’habitation, mais cela me semble manquer de nuances. Sans modifier la loi, les bailleurs pourraient, dans un préambule au contrat, motiver le choix d’un CDD. On pourrait, de lege ferenda, prévoir une formule officielle applicable en cas de pénurie, indiquant le motif de la limitation de durée.
Philippe Conod: Avec la mise sur le marché de nouveaux logements, telle que planifiée actuellement, la pratique des contrats de durée déterminée tendra à disparaître d’elle-même. Certes plus difficilement à Genève, mais on ne peut pas légiférer en fonction de la situation d’un canton en particulier.
Pierre Stastny: Dans la continuité de la jurisprudence actuelle, le TF pourrait exiger la motivation du CDD par le bailleur, à la demande du locataire, en cas d’indice de fraude. Il a, dans le même registre, exigé du locataire de faire état des raisons pour lesquelles un logement était sous-loué, sans que pareille obligation ne figure explicitement dans la loi.
Propos recueillis par Suzanne Pasquier
Philippe Conod, 64 ans, avocat à Lausanne, professeur associé et codirecteur du Séminaire sur le droit du bail de l’Université de Neuchâtel, coauteur du Commentaire «Droit du bail à loyer et à ferme», Helbing Lichtenhahn, 2016.
Pierre Stastny, 44 ans, avocat à Genève, mandataire à l’Asloca-Genève, coauteur de l’ouvrage «Le bail à loyer», Lachat et alii, Asloca romande, 2019.