Djemila Carron et Olivia Le Fort, doctorantes en droit de l’Université de Genève, ont assisté à des «law clinics» en Amérique du Nord, où cette approche pratique du droit est répandue. La démarche sert généralement l’intérêt public, par exemple dans les domaines des droits humains ou du droit des migrations. Aux Etats-Unis, des équipes d’étudiants, encadrés par une université, ont, par exemple, défendu avec succès des condamnés à mort. D’autres ont accompli des démarches pour des tribunaux pénaux internationaux. A la Faculté de droit de Columbia, à New York, un étage entier est consacré aux «law clinics» et des chaires ont été constituées à cet effet.
Fortes de leurs expériences nord-américaines, mais percevant aussi un intérêt tant chez les étudiants que dans les milieux des droits humains à Genève, les deux doctorantes ont approché la professeure Maya Hertig, qui enseigne, entre autres, les droits de l’homme à l’Université de Genève. Celle-ci a rapidement accepté de chapeauter une «law clinic» à la Faculté de droit, obtenant le soutien du décanat et du rectorat, y compris sur le plan financier. Car le taux d’encadrement de ce séminaire de master (18 crédits) est supérieur à un enseignement ordinaire.
Séminaire à succès
La «law clinic» genevoise a tout de suite rencontré son public. Après une première session consacrée aux droits des personnes «roms» en situation précaire à Genève, et couronnée par une brochure en français et en roumain, une seconde volée s’est penchée sur les droits des femmes sans statut légal à Genève, immédiatement relayée par une autre équipe, sur le même sujet. Actuellement, une quinzaine d’étudiants – soit environ la moitié de ceux qui ont postulé – se répartissent en petits groupes et approfondissent différents aspects des droits des femmes sans statut légal: l’accès aux soins, le logement, le droit à l’éducation des enfants, l’accès à la justice, les conditions minimales d’existence.
Intervenants extérieurs
Les étudiants ont d’emblée démontré leur intérêt très concret pour les droits humains, puisqu’ils ont participé à une activité bénévole au Centre d’accueil pour personnes migrantes de la Roseraie, avant d’en faire un compte-rendu pour le reste du groupe. Mais l’expérience du terrain ne s’arrête pas là: des échanges ont lieu avec des intervenants extérieurs – médecins, avocats, policiers,– ou des spécialistes à l’intérieur de l’Université, par exemple en anthropologie. Sans parler des sorties à la rencontre des personnes vulnérables et des discussions avec les membres de l’administration. «C’est l’occasion de confronter le droit à la pratique de l’administration», relève Maya Hertig, et aussi de constater que «les droits humains ne sont pas seulement une notion abstraite. Il faut, par exemple, se demander si une personne a le droit de se laver dans une fontaine ou de dormir sur un banc. Les étudiants perçoivent l’utilité de leur travail, ce qui est motivant. Même s’ils ont parfois dû affronter des réactions négatives de connaissances qui ne comprennent pas qu’on s’intéresse aux droits des personnes sans statut légal.»
Réaction de l’UDC
A la sortie de la brochure sur les droits des «roms» à Genève, le Rectorat de l’Université a même dû s’expliquer à la suite d’une interpellation de l’UDC genevoise, qui voyait la brochure comme une invitation faite aux «roms» à venir en Suisse. Quand bien même les interdictions (de mendier par exemple) y sont également mentionnées.
Mais les réactions positives sont plus nombreuses encore, se félicitent les responsables de la «law clinic», tant au sein de l’Université qu’à l’extérieur. Pas moins de 1500 exemplaires de la première brochure ont été distribués, auprès des personnes concernées, mais aussi des services en contact avec elles. «Notre travail a apporté une aide aux «roms», qui pouvaient, par exemple, s’informer de leurs droits face à la police, relève Olivia Le Fort. Et c’était également une reconnaissance de leur réalité.»
Les étudiants, quant à eux, ont l’occasion «de rencontrer des juristes et des avocats travaillant avec des personnes vulnérables, ce qui peut les aider à trouver leur voie par la suite sur le plan professionnel», observe Djemila Carron.
Un constat confirmé par deux participantes à la «law clinic», dont l’une souligne que «c’est un séminaire qui sort du lot, avec une finalité et un aspect pratique. J’ai rencontré des avocats engagés, cela a confirmé mon envie de travailler plus tard pour des organismes d’intérêt public». La seconde relève que ce séminaire est une des rares occasions de se pencher sur les droits des étrangers à l’Université de Genève, «une manière d’élargir mon horizon».
Prochaine brochure
La prochaine brochure devrait paraître au mois de juin. Environ 10 000 personnes sans statut légal vivent à Genève, dont 80% de femmes. Elles travaillent souvent dans l’économie domestique en étant logées chez leur employeur, ce qui les rend invisibles. Et il existe des problématiques juridiques particulières aux femmes, comme celles découlant de l’éducation des enfants ou encore de la violence. «Elles n’ont pas le droit d’être là, mais elles ont des droits tout de même, note Maya Hertig. Nous décrivons la situation juridique telle qu’elle est: tantôt pour dire qu’il y a des droits, tantôt pour dire qu’il n’y en a pas.» Et, «dans bon nombre de domaines, comme le travail et le logement, le silence de la loi bénéficie aux personnes sans statut légal, car elles ont les mêmes droits que les autres», souligne Djemila Carron.
Un problème récurrent est la transmission des données au Service des migrations par les différents secteurs de l’Etat ayant à faire avec des personnes sans permis de séjour. L’administration, la justice et la police sont censées communiquer l’absence de statut légal. En pratique, certains services le font, d’autres pas, ou très peu. «Il faudrait assurer des «firewalls», afin d’empêcher la transmission de ces données, par exemple, entre les tribunaux et les autorités de migration», lance Maya Hertig. Une tâche de plus grande ampleur encore qu’une «law clinic», qui nécessiterait évidemment un changement de loi.