Elle a dénoncé avec succès les conditions de détention à Champ-Dollon, mais elle n’est pas du genre à savourer sa victoire longtemps. Elle s’inquiète déjà de ce «qu’on n’ait pas pris toute la dimension de ce que veut dire un traitement dégradant», malgré le constat implacable dressé par le Tribunal fédéral: moins de 4 mètres carrés par détenu, 23 heures sur 24, pendant une durée de près de trois mois, cela n’est pas conforme à la dignité humai-ne. «Quelques mesures ont été prises, comme la fourniture de lits, mais c’est infime. La surpopulation n’a pas baissé à Champ-Dollon et la situation demeure en marge de toute dignité. Il faudrait sans délai accorder aux détenus davantage de temps à l’extérieur de la cellule. Mais, après les émeutes de février, les conditions se sont péjorées. Je crains que, à force de traiter les détenus comme des bêtes, ils n’en prennent les traits.»
En tant qu’avocate spécialisée dans la défense pénale, elle avoue «davantage d’échecs à digérer que de victoires à fêter», mais elle retient surtout les moments «où elle est parvenue à convaincre, avant ou pendant le procès». Car la défense pénale, c’est pour elle une manière de se retrouver au cœur de l’humain, de transmettre l’approche camusienne selon laquelle une société ne se préoccupant pas du sort de ses prisonniers est une société qui va mal.
Capter les émotions
Née à Lausanne de parents d’origine tunisienne, Yaël Hayat se souvient d’avoir été très tôt «attirée par la marginalité des êtres, leur part d’ombre». A la sortie du gymnase, elle hésitait entre les métiers de psychiatre et d’avocat, avant de se lancer dans des études de droit à Lausanne. Là, c’est clairement le droit pénal, avec ses exercices pratiques, qui la passionnent. Lors de son stage d’avocate auprès de Dominique Burger, dans une étude ayant pignon sur rue à Genève, elle se confronte au droit des contrats, en particulier du bail, mais se précipite à la Cour d’assises quand elle le peut, «pour assister à de grands procès, capter les émotions», se rappelle-t-elle. Après ses premières nominations d’office, qui lui font découvrir les prisons, elle annonce à ses patrons qu’elle est «prête à aller au bout de ses convictions». Et c’est l’ouverture de son étude, avec Yves Bertossa, devenu procureur par la suite.
La Genevoise est de ceux qui regrettent la perte d’immédiateté induite par le Code de procédure pénale en 2011, allant jusqu’à parler de «simulacre de procès», au cours duquel on «n’entend malheureusement plus les acteurs principaux d’une procédure, comme les témoins, les experts psychiatres. Les juges doivent pouvoir apprécier, au-delà d’un procès-verbal tenu dans l’alcôve du procureur, la crédibilité d’un témoignage. Tout peut et doit se jouer encore en audience de jugement.» On a subi aussi une grande perte, estime l’avocate, avec la disparition du jury populaire, «qui avait une autre manière d’appréhender les affaires. Le regard de ces juges d’un jour accueillait plus favorablement la notion du doute, le principe essentiel de la présomption d’innocence. En comparaison, les juges professionnels ont la connaissance du dossier et peut-être déjà les prémices d’une conviction. Dès l’ouverture du procès, on peut parfois ressentir une certaine orientation. Quelle place est laissée, dans ces conditions aux vrais débats? Je crains que peu à peu, avec l’usure, la fonction n’érode cette capacité de douter, essentielle à la fonction de magistrat.»
La réinsertion aussi
Si Yaël Hayat ne se laisse pas facilement décourager par un échec en justice, c’est sans doute que, pour elle, le travail de l’avocat ne s’arrête pas là. «Favoriser la réinsertion est le prolongement de mon métier», explique-t-elle. Au point qu’elle a pris la présidence de La Pâquerette des Champs, l’association qui suivait les personnes sortant de La Pâquerette, dont les activités ont été transférées à l’établissement spécialisé Curabilis à la suite du meurtre d’Adeline. «Ce drame a été une épreuve pour tout le monde, y compris pour les détenus qui avaient connu la victime et, pour certains aussi, l’auteur présumé», souligne l’avocate.
Mais les conséquences sur la manière de traiter les détenus de La Pâquerette et d’évaluer leurs demandes de semi-liberté étaient inévitables. «Il faut réapprendre à faire confiance à ces personnes, celles qui n’ont pas trahi, en posant de nouveaux garde-fous. Heureusement, il y a une volonté de maintenir la sociothérapie.» Et les activités de la Pâquerette des Champs ne sont pas remises en cause. Une structure qui a fait ses preuves, en tant que dernière étape avant la liberté, assure sa présidente: «J’ai vu de nombreuses personnes s’amender et se réinsérer grâce à la sociothérapie, alors qu’elles semblaient être destinées à un sombre avenir.»
Secret médical en question
La pénaliste ne comprend pas que les autorités genevoises songent, toujours dans la foulée du meurtre d’Adeline, à amoindrir le secret médical liant les médecins aux patients détenus. «Il est important que le médecin garde la confiance de son patient, qu’il ne prenne pas le visage d’un délateur. Il en va de la réussite du traitement.» Et le Code pénal suffit à régler les situations exceptionnelles qui justifieraient la levée de ce secret, estime-t-elle.
Crime et opéra
Yaël Hayat ne songe pas à bifurquer vers des domaines du droit plus paisibles, tant elle tient à ce métier rempli d’émotions, mêlant joie et tristesse. «On entre dans la vie des gens par effraction, ce qui ne laisse pas indemne», admet-elle. D’où l’importance de faire des débriefings avec son entourage, des césures avec les proches. Elle décompresse aussi en écoutant de la musique, en particulier de l’opéra. Elle jubile de voir que ce dernier est souvent porté sur les thèmes tragiques et que le crime s’y trouve associé à l’art. Car il est au cœur de l’humain.