Créé en 2007, le Tribunal administratif fédéral (TAF) est chargé d’évaluer les recours contre des décisions rendues par des autorités fédérales et, dans certains cas, cantonales. C’est le plus grand tribunal de la Confédération, avec ses 76 juges et ses six cours. Les juges y sont élus pour six ans par l’Assemblée fédérale. La répartition des affaires par cour est régie par l’annexe du règlement du Tribunal administratif fédéral (RTAF).
L’orientation des juges influence leurs décisions, en particulier celles relatives au droit d’asile. L’un des derniers exemples en date concerne le juge UDC David Wenger. On lui reproche d’avoir, dans le cadre d’une procédure d’asile, fait remplacer la juge qui lui avait été attribuée par un autre magistrat, plus réceptif à son orientation politique, afin d’obtenir une décision plus proche de ses convictions. Une attitude qui lui a valu le statut de «juge le plus dur de Suisse» dans différents médias. Menacé de révocation, David Wenger conteste ces accusations. Le dernier mot reviendra à la Commission judiciaire – organe compétent pour préparer l’élection et la révocation des juges des tribunaux fédéraux.
Gabriel Püntener se distingue également dans le domaine du droit d’asile. Avocat à Berne, il figure parmi ceux qui ont défendu le plus de recours en la matière. Selon la SonntagsZeitung, il aurait déposé plainte contre inconnus «pour abus d’autorité, faux dans les titres et autres délits possibles» au sein du TAF. Les accusés auraient «manipulé» la répartition des affaires, en principe automatisée, et fait en sorte qu’elles se retrouvent à maintes reprises dans les mains de partisans de la ligne dure de l’UDC.
A priori distinctes, ces anecdotes mettent en lumière un sujet qui, de par son nom, semble technique, mais qui est d’une importance cruciale pour les parties aux procédures: la composition de la cour. Autrement dit, la question de savoir comment sont composés les tribunaux et les chambres, et quels juges s’occupent de quels cas. Un point qui «touche au noyau de l’État de droit», selon Andreas Lienhard. Professeur de droit public et administratif à l’Université de Berne, ce dernier fait référence au droit à un tribunal indépendant et impartial, droit ancré tant dans la Constitution fédérale que dans la Convention européenne des droits de l’homme.
Des juges socialistes plus conciliants
Le contexte personnel, les valeurs et les connaissances juridiques des juges impliqués dans une décision varient. Or, l’appartenance des juges à un parti politique joue un rôle décisif dans l’issue d’une procédure d’asile. C’est en tout cas ce que conclut Gabriel Gertsch dans sa thèse terminée en 2021. Le juriste examine les décisions en matière d’asile rendues par le TAF en 2007, donc avant l’introduction de la procédure simplifiée. Son verdict est sans appel: par rapport aux juges UDC et PLR, les juges socialistes acceptent «environ deux fois plus souvent les recours en matière d’asile».
L’attribution des affaires peut donc jouer un rôle décisif dans l’issue d’un procès. Pourtant, les tribunaux ont des modèles différents et des exigences plus ou moins strictes lorsqu’il s’agit de se répartir les cas. Sur le plan international, les modèles allemand et anglais s’opposent. Professeur à Hambourg (DE), Thomas Rönnau explique, dans la Zeitschrift für Internationale Strafrechtsdogmatik, que les tribunaux allemands règlent à l’avance la répartition des affaires de l’exercice à venir. «Le plan de répartition doit déterminer quel est le juge compétent pour chaque affaire selon des critères objectifs et avec une précision telle qu’aucune influence extérieure ne soit à craindre». Cela implique que les personnes responsables de ladite répartition doivent avoir le moins de marge de manœuvre possible et être capables de se baser sur des critères stricts et objectifs.
Le modèle anglais est largement différent: il ne prévoit aucun plan de répartition. Le juge qui préside peut composer la formation de jugement comme il l’entend. Une conception différente qui, selon Thomas Rönnau, repose sur l’image des magistrats. En Angleterre, le judge bénéficie généralement d’une grande confiance. Il est presque considéré comme «infaillible». Par ailleurs, son rôle reste plutôt passif tout au long de la procédure. Il n’a que peu d’influence sur la procédure, qui, toujours selon Thomas Rönnau, ressemble davantage à un «duel» entre les parties.
Et qu’en est-il en Suisse? La réponse ne semble pas intéresser grand monde, répond Arthur Brunner, chargé de cours à l’Université de Zurich. Ce dernier constate en effet que, «ces dernières années, rares sont les tribunaux qui se sont penchés sur la question». De plus, il semblerait que chaque instance la règle de manière très différente.
Des directives vagues
Le professeur explique que ce système épars est en partie dû au manque de directives précises. La Constitution prévoit certes le droit à un juge indépendant et impartial (article 30) ainsi qu’à un procès équitable (article 29). Ces droits ne se retrouvent cependant pas dans les autres lois. Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, la sélection des juges doit se fonder sur des «critères objectifs» qui doivent être fixés à l’avance par les tribunaux. Reste à déterminer le moment la répartition: la question reste ouverte. Arthur Brunner rappelle en effet que le TF n’indique pas clairement où et comment les tribunaux doivent concrètement régler ce point. «Les prescriptions à ce sujet sont rudimentaires pour la plupart et souvent entièrement laissées à l’appréciation des présidents de tribunaux ou de sections».
Les quelques règles et critères existants ne sont pas tous publiés, loin de là. Une situation incompréhensible, selon le professeur Arthur Brunner: «Il n’y a aucune raison de ne pas être transparent et de ne pas publier les règles internes». Selon lui, il serait encore plus important de garantir la transparence lorsqu’un panel de juges est modifié après coup. «Quelle que soit la raison d’un tel changement, il faut donner aux parties la certitude qu’il n’y a pas de manipulation».
Un algorithme souvent contourné
Au TAF, on utilise un algorithme pour faciliter l’attribution des affaires, connu sous le nom de Bandlimat – en référence au premier président du tribunal, Christoph Bandli. Ce logiciel existe depuis la création de la juridiction en 2007 et vise à garantir la neutralité de la sélection des juges et à faire obstacle aux manipulations. Un système sophistiqué grâce auquel le TAF occupe une position de pionnier. Et pourtant, l’attribution des cas au sein dudit tribunal n’en reste pas moins problématique.
Avec l’aide de sa collègue zurichoise Regina Kiener ainsi que des économistes bernois Konstantin Büchel et Marcus Roller, le professeur bernois Andreas Lienhard a analysé 47 291 arrêts du TAF rendus entre 2008 et 2018. Publiée l’année dernière dans la Revue des juges (weblaw.ch), leur conclusion démontre que, dans 45 pour cent des cas, les juges compétents ont été sélectionnés «manuellement», c’est-à-dire en contournant le Bandlimat. Dans 39 pour cent des cas, la sélection a été modifiée a posteriori, souvent sans justification. Le dernier point est sans doute le plus problématique: le Bandlimatn’a manifestement pas été utilisé que par des présidents de section, mais aussi par d’autres juges, greffiers et parfois même d’autres membres du personnel.
«Nous avons été particulièrement surpris par la proportion élevée de compositions manuelles», relève Andreas Lienhard. Le professeur reconnaît qu’il y a parfois de bonnes raisons d’outrepasser l’algorithme, notamment en cas d’absences pour cause de maladie ou pour des raisons linguistiques. «Je ne m’attendais cependant pas à ce que cela corresponde à 45 pour cent des cas». Selon lui, même s’il ne s’agit pas de manipulations, ces modifications restent problématiques du fait qu’elles ne sont souvent ni justifiées ni documentées, et donc difficilement vérifiables. «Même si elle apparaît dans le système, la répartition initialement prévue ne correspond finalement pas à la réalité».
Arthur Brunner ne croit pas non plus qu’il soit question de manipulations. Il regrette simplement qu’il n’y ait «pas assez de sensibilité à ce sujet». Et reconnaît que le TAF se retrouve dans une certaine mesure injustement dans la ligne de mire. Il a en l’occurrence fait preuve de transparence en mettant les données à disposition pour l’étude. À l’instar d’Andreas Lienhard, Arthur Brunner souligne d’autre part qu’un logiciel d’attribution automatique des cas est une bonne chose en soi. C’est au fond surtout l’utilisation de cet outil qui pourrait être améliorée.
L’immense pouvoir du président
En tant que plus haute juridiction de Suisse, le Tribunal fédéral devrait jouer un rôle de modèle. Là aussi, depuis 2013, toutes les sections utilisent un système informatique pour l’attribution automatique des affaires. Le CompCour doit «contribuer à préserver de manière optimale la transparence et le contrôle lors de la répartition des affaires». Selon le règlement applicable, différents critères doivent être introduits dans le système, dont la langue, les connaissances techniques particulières de certains juges et les absences. La charge de travail des juges est également prise en compte, et le sexe peut être indiqué comme critère supplémentaire. Toute intervention manuelle dans le système doit être justifiée par un commentaire.
Système a priori rodé, la majorité des décisions du TF sont rendues en formation tripartite, c’est là le hic. Lors de la désignation des trois juges, le président de section a une position très forte. Il peut s’attribuer des affaires personnellement ou à un collègue qui lui convient davantage, mais aussi désigner le deuxième juge – il choisit alors deux membres sur trois, tandis que l’utilisation du logiciel CompCourest limitée à la désignation du troisième magistrat.
Les commissions de gestion (CdG) n’ignorent pas cet excès de pouvoir. Chargées de contrôler la gestion du Conseil fédéral, de l’Administration fédérale et d’autres organes auxquels sont confiées des tâches de la Confédération, les CdG se sont récemment penchées sur la répartition de la charge de travail au sein des tribunaux fédéraux. Résultat: un rapport présenté l’été dernier concluant ce qui suit: «la pratique du TF donne au président de la cour une position privilégiée pour ce qui est d’influer sur la jurisprudence, ce qui n’est pas prévu par la loi.». Les CdG ont proposé au TF de reconsidérer cette pratique et de se référer au programme informatique lorsqu’il s’agit de désigner des juges au sein d’un organe tripartite. Bien que le TF ait déjà pris position, le contenu de sa réponse reste inconnu à ce jour.
Appel à un organe de révision judiciaire
Le fait que le TF soit lui-même remis en cause dans sa manière de répartir les affaires ne l’a pas empêché de reprendre certains tribunaux d’instances inférieures sur le même sujet. Il a par exemple blâmé la Cour suprême du canton de Berne dans un arrêt de 2018. Motif: sa réglementation en matière de répartition des cas ne repose pas sur des «critères transparents, vérifiables, définis à l’avance et abstraits».
La Cour suprême de Berne n’a pas tardé à ajouter un nouvel article à son règlement d’organisation. Ce dernier prévoit une répartition «schématique» des affaires entrantes. Autrement dit, la répartition se fait désormais toujours selon les mêmes règles: le président de section l’établit manuellement au moyen de listes Excel et selon des critères similaires à ceux du TF (charge de travail équilibrée, langue, sexe, absences et connaissances techniques spécifiques). Si la répartition schématique ne tient pas compte de ces derniers, le président de section doit la modifier.
Citons pour terminer le plus grand tribunal de première instance de Suisse, à savoir le Tribunal de district de Zurich. Ici, ce sont le règlement intérieur, accessible au public, et le règlement sur la répartition interne des affaires qui régissent l’attribution des affaires. Contrairement au TF ou à la Cour suprême de Berne, les critères ne sont fixés dans aucun décret public. Il n’existe pas non plus d’algorithme qui aiderait à l’attribution des affaires. Une lacune, selon Andreas Lienhard, qui estime que tous les grands tribunaux – comme ici le Tribunal de district de Zurich – devraient disposer d’un tel système automatique. Le professeur regrette également que toutes les règles de répartition des cas ne soient pas rendues publiques dans un souci de transparence. Enfin, il espère qu’on créera un jour «des mécanismes de surveillance internes aux tribunaux, qui contrôleraient la répartition des cas. Une sorte d’organe de révision interne à chaque juridiction». Il ne suffit pas pour lui que des scientifiques se penchent sur ce thème délicat ou que la politique n’intervienne que lorsqu’un juge est menacé de révocation en raison de manipulations présumées. y
Appartenance à un parti: pas un critère obligatoire
Certains tribunaux suisses, dont le TF, ont fixé les critères d’attribution des cas dans des règlements accessibles au public. Un critère n’apparaît cependant jamais dans ces documents: l’appartenance à un parti politique. Pourtant, ce «détail» est en général une condition d’élection pour les juges. Il a d’ailleurs récemment fait l’objet de controverses dans le cadre de l’initiative sur la justice.
À la question de savoir pourquoi le TF ne considère pas l’appartenance à un parti comme un critère pour la répartition des cas, la plus haute juridiction suisse répond: «l’appartenance politique n’est pas prise en compte lors de l’attribution des affaires, mais elle l’est lors de la composition des sections».
La répartition des membres du tribunal entre les sections se décide en plénum. Le «critère informel», selon lequel il ne doit pas y avoir dans une section une majorité de membres appartenant au même parti politique, est respecté.