Introduction
La population active professionnellement vieillit. Pour les aînées et aînés, le licenciement est parfois synonyme d’une sortie définitive du marché du travail accompagnée de son lot de conséquences négatives en matière de deuxième pilier. Au 1er janvier 2021, l’art. 47a LPP est entré en vigueur. Il permet le maintien ou l’amélioration de la prévoyance en cas de fin de l’assujettissement à l’assurance obligatoire. Certaines difficultés entourant la mise en œuvre de cette nouveauté ont déjà été présentées par les auteurs à l’été 2022. La question de son applicabilité aux travailleurs frontaliers avait toutefois été ignorée. Or, le sujet est trapu. D’aucuns affirmeraient que non, la possibilité du maintien de la prévoyance n’est pas ouverte aux travailleurs non résidents. Cette assertion repose sur une interprétation restrictive de l’art. 5 LPP. Elle mérite d’être débattue.
D’abord, il s’agit d’expliciter les enjeux du sujet, en évoquant tour à tour les effets de la perte d’emploi pour un frontalier, les contours de l’art. 47a LPP et l’état actuel de la discussion. Ensuite, il convient de présenter les limites du raisonnement proposé jusqu’alors, la jurisprudence du Tribunal fédéral sur des thématiques proches et la manière dont le raisonnement qui la sous-tend pourrait conduire à l’application de l’art. 47a LPP aux frontaliers. Enfin, un bilan est dressé.
La perte d’emploi du frontalier
Les frontalières et frontaliers qui perdent leur emploi cessent d’être obligatoirement assurés à la prévoyance professionnelle suisse. Ces personnes bénéficient alors du droit à retirer leur prestation de sortie (art. 5 al. 1 let. a LFLP). Toutefois, cette possibilité ne leur est pas ouverte en cas d’assurance obligatoire contre les risques de vieillesse, décès et invalidité dans un État membre de l’UE ou de l’AELE (art. 25f LFLP). La part de la prestation de sortie relative à l’assurance obligatoire reste bloquée sur un compte ou une police de libre passage du choix de la personne non résidente ayant perdu son emploi en Suisse. Dans ce cas, une police d’assurance qui octroie une rente viagère peut être privilégiée. Les contours de la prestation de vieillesse ne sont alors pas définis par la loi, mais par des conditions générales d’assurance. Les prestations demeurent moins avantageuses que celles de la LPP. La part obligatoire de la prestation de sortie est libérée au plus tôt cinq ans avant l’âge de la retraite (art. 16 OLP).
En pratique, la prestation de sortie est souvent versée à l’institution supplétive, solution par défaut qui se limite à remplir la fonction fondamentale de la police de libre passage: une «passerelle» vers une nouvelle institution de prévoyance. Alors, l’assuré reçoit uniquement le capital augmenté d’intérêts. Il ne profite pas d’un revenu régulier, indépendant de l’espérance de vie.
L’art. 47a LPP
Les travailleuses et travailleurs qui perdent leur emploi conservent certains acquis, mais ne profitent plus de nombre d’avantages de la loi. En cas d’indemnité journalière de l’assurance-chômage, le capital de prévoyance pour risque de vieillesse n’est plus augmenté. En cas de sortie pure et simple du marché du travail sans retraite anticipée ni prestations de l’assurance-chômage, les montants cotisés forment alors un avoir qui est transféré sur un compte ou une police de libre passage.
Pour les personnes résidant en Suisse, la problématique présente nombre de similitudes avec celles des frontaliers, mais déploie des effets plus importants sur le système de sécurité sociale. En effet, si la prestation de sortie prend la forme d’un capital, une fois celui-ci dépensé, l’assuré bénéficie potentiellement seulement du premier pilier. En présence d’un patrimoine individuel modeste ou inexistant, le recours aux prestations complémentaires est souvent nécessaire.
L’art. 47a LPP joue alors le rôle de palliatif. Il permet aux travailleuses et travailleurs âgés de 58 ans au moins qui cessent d’être soumis à l’obligation d’assurance de maintenir leur affiliation à leur institution précédente, à condition que la fin des rapports de travail résulte d’un licenciement. Si ces conditions ne sont pas remplies et que le travailleur est âgé de 55 ans au moins, l’assuré peut rester affilié auprès de son ancienne institution de prévoyance si le règlement le prévoit (art. 47 al. 1 LPP). Lorsque l’âge réglementaire ou ordinaire de la retraite est atteint, il jouit alors d’une rente.
L’état actuel de la discussion
Selon l’OFAS comme pour Jürg Brechbühl, les possibilités de l’art. 47a LPP ne seraient pas ouvertes aux frontaliers. L’assertion repose sur leur interprétation de l’art. 5 LPP, disposition qui limite l’application de cette loi fédérale aux personnes soumises à la LAVS. La question a également été commentée par certains professionnels du domaine. Pour eux, cette solution résulte aussi du principe d’unicité du droit applicable, afin d’assurer une parfaite coordination avec la législation européenne (art. 11 al. 1 R883/2004; art. 89a al. 1 let. a LPP). À notre avis, les arguments qui justifient cette position présentent des qualités et des failles. Discutons-les.
Justifications et difficultés de l’interprétation proposée
La LPP fait partie du système suisse de pensions prévu par l’art. 111 Cst. À ce titre, elle est le corollaire naturel de la LAVS, ce qui justifie qu’elle soit applicable aux seuls assujettis au premier pilier, comme l’explicite l’art. 5 LPP. Par ailleurs, l’intention du législateur confirme aussi la pertinence de cet argument, car si l’art. 47a LPP n’a pas été rédigé uniquement pour limiter le recours aux prestations complémentaires, il a finalement été adopté en lien avec ces dernières et celles-ci ne sont délivrées que sur le territoire national. Jusque-là, le raisonnement qui ferait de l’art. 5 LPP le fondement d’une inapplicabilité du droit au maintien de la prévoyance aux travailleurs frontaliers ne prête pas le flanc à la critique.
Si le lien entre les art. 5 et 47a LPP apparaît intuitif, il présente une faille du point de vue de l’application du droit dans le temps. Cette solution ne résout pas la question du moment auquel l’affiliation à l’AVS est requise. Le frontalier qui exerce son droit au maintien de la prévoyance au sens de l’art. 47a LPP après la notification de son licenciement, mais pendant les rapports de travail est soumis à la LAVS lors de la demande. Soutenir que seule l’affiliation préalable à l’AVS est exigée par l’art. 5 LAVS apparaît aussi raisonnable. Aussi, malgré l’existence de l’art. 5 LPP, la prévoyance professionnelle connaît ses propres règles en matière d’assujettissement et elles ne sont pas strictement identiques à celles de la LAVS. L’affiliation à la LPP est liée au lieu de l’activité professionnelle uniquement. Cette conception ignore le critère du domicile.
En revanche, fonder la non-applicabilité de 47a LPP aux frontaliers sur le principe d’unicité du droit applicable au sens de l’art. 11 al. 1 R883/2004 semble peu pertinent. Ce principe qui impose la soumission à un seul système de sécurité sociale connaît des exceptions. Il laisse les États libres de prévoir le maintien facultatif de l’assurance, même si l’assuré est obligatoirement soumis à la législation d’un autre État membre dans la mesure où il a été soumis à sa compétence pour y avoir exercé une activité lucrative (art. 14 al. 3 R883/2004; art. 89a al. 1 let. a LPP). Par ailleurs, la LPP contient depuis longtemps une telle exception par l’art. 47 LPP.
L’art. 5 LPP dans le regard de l’ATF 120 V 306
Le raisonnement qui justifierait la non-application de l’art. 47a LPP tient dans une interprétation restrictive de l’art. 5 LPP. Pour apprécier la pertinence de cette opinion, examinons le sens que le Tribunal fédéral donne à cette disposition dans d’autres situations.
La jurisprudence relative au départ de la Suisse de travailleurs âgés repose sur un arrêt clé. Pour le Tribunal fédéral, une personne qui quitte la Suisse en ayant atteint l’âge de 60 ans peut bénéficier d’une rente et non d’une prestation de sortie dans la mesure où le règlement de prévoyance offre la possibilité d’une retraite anticipée. En conséquence, la rente est alors versée à l’étranger. Confirmé et affiné par quelques arrêts postérieurs, ce principe a été posé par l’ATF 120 V 306. La personne reste donc soumise au deuxième pilier sans être assujettie au premier pilier. Ainsi, la jurisprudence applique déjà la LPP indépendamment de la poursuite de l’affiliation à l’AVS.
Selon un avis plutôt ancien de l’OFAS, le frontalier résident d’un État de l’UE ou de l’AELE qui sort de la prévoyance professionnelle obligatoire suisse en raison de la perte de son emploi entre dans le champ d’application de l’ATF 120 V 306, évoqué plus haut. Alors, il peut percevoir une rente si son règlement de prévoyance contient un droit à une retraite anticipée et que l’âge de 60 ans est atteint, sans considération pour une éventuelle assurance obligatoire dans l’État de résidence, désormais compétent. Par ailleurs, si ce travailleur revient en Suisse, il est à nouveau soumis à un rapport de prévoyance sans transfert des avoirs accumulés. Dans cette logique, le frontalier qui quitte la Suisse sort lui aussi du champ d’application de la LAVS, mais reste au bénéfice d’une rente LPP de retraite anticipée.
Sans l’expliciter, la jurisprudence fait donc une interprétation différente de l’art. 5 LPP de celle des auteurs précités. Par ailleurs, les juges, dans la suite du législateur, font une appréciation de plus en plus extensive de la nécessité de protéger les travailleurs âgés, notamment lorsqu’ils sont licenciés. En effet, ces personnes sont plus fortement touchées par le chômage de longue durée.
Conclusion
Dans un certain nombre de cas, le frontalier issu d’un État UE/AELE qui quitte la Suisse avant l’âge ordinaire de la retraite touche sa prestation de vieillesse LPP sous forme de rente. Il peut obtenir à terme une rente viagère sortant du cadre de la LPP par le transfert de son avoir sur une police de libre passage. Aussi, le frontalier qui a atteint 60 ans peut recevoir une rente de retraite anticipée LPP si ce droit est inscrit dans son règlement de prévoyance. Dans les autres cas, il bénéficie de sa prestation de sortie qui ne peut être retirée que cinq ans avant l’âge de la retraite au plus tôt.
L’accès aux autres prestations de la prévoyance professionnelle de ces travailleurs âgés demeure moins évident. La difficulté tient dans l’interprétation de l’art. 5 LPP. Certains estiment que cette disposition empêche l’application de l’art. 47a LPP aux frontaliers. Le Tribunal fédéral considère qu’une rente de retraite anticipée peut être versée à l’étranger, indépendamment du maintien de l’affiliation à l’AVS. Implicitement, il ne voit donc pas l’art. 5 LPP comme un obstacle à l’attribution de rentes LPP. Il apparaît donc raisonnable d’imaginer le Tribunal fédéral suivre le même raisonnement au sujet du maintien de la prévoyance, si la question devait lui être soumise. Ainsi, nous pensons que les possibilités de l’art. 47a LPP sont ouvertes aux frontaliers.
Fabien Dutoit
Greffier au Tribunal cantonal vaudois et doctorant en droit
Corinne Monnard Séchaud
Avocate, spécialiste z RC et assurances, chargée de cours à l’Université de Lausanne
1 La thèse de doctorat du coauteur a été soutenue avec succès le 17 mai 2023 et paraîtra à l’automne.
2 OFS, Les personnes de 50 ans ou plus sur le marché suisse du travail en 2020, octobre 2021, p. 2.
3 Voir Corinne Monnard Séchaud, Fabien Dutoit, Le maintien de la prévoyance des travailleurs licenciés, HAVE/REAS 3/2022, pp. 257-264.
4 Jérôme Piegai, in OFAS, Bulletin de la prévoyance professionnelle n° 150, du 23 mai 2019,
N 1012.
5 ATF 148 III 232, c. 6.2.1.2.
6 Voir règlement sur la tenue des comptes de libre passage de la Fondation institution supplétive LPP, adopté le 4 décembre 2020, entré en vigueur le 1er janvier 2022; Hermann Walser, Commentaire LPP et LFLP-art. 4 LFLP, N. 2 ss.
7 Le règlement de prévoyance peut fixer cet âge à 55 ans (art. 47a al. 7 LPP).
8 Corinne Monnard Séchaud, Fabien Dutoit, p. 258 ss.
9 OFAS, Bulletin de la prévoyance professionnelle n° 159 du 16 mai 2022, N 1089; Jürg Brechbühl, COVID und die Massnahmen im Bereich der beruflichen Vorsorge, in: Sylvie Pétremand (éd.), Assurances sociales et pandémie de Covid-19 - Sozialversicherungen und Covid-19-Pandemie, Berne 2021, pp. 117-146, p. 137 ss.
10 Voir les opinions de Violaine Landry Orsat et Jean Rémy Roulet in: Frédéric Rein, L’art. 47a LPP s’applique-t-il aux frontaliers?, VPS/EPAS 8/2022, pp. 46-47, p. 46 ss.
11 Initialement, le texte de l’art. 47a LPP figurait dans la réforme «Prévoyance vieillesse 2020», rejetée en votation populaire le 24 septembre 2017. Ce n’est qu’ensuite qu’il a été intégré à la réforme des prestations complémentaires (FF 2017 2217, p. 2241, FF 2017 7399 et RO 2020 585).
12 Dans le cas contraire, il faudrait mettre fin au maintien dans l’assurance de toutes les personnes qui ont utilisé les possibilités de l’art. 47a LPP, mais qui se domicilient à l’étranger ultérieurement.
13 Frédéric Rein, p. 46 ss.
14 Basile Cardinaux, Das Personenfreizügigkeitsabkommen und die schweizerische berufliche Vorsorge: Grundlagen und ausgewählte Aspekte, Zurich 2008, p. 490 ss.; Anne Troillet, Céline Moullet, La prévoyance professionnelle des expatriés: questions choisies, in: Piliers du droit social: mélanges en l’honneur de Jacques-André Schneider, 2019, pp. 191-206, p. 197.
15 ATF 147 V 342, c. 5.5.3.1, ATF 138 V 227, c. 5.2.1, ATF 129 V 381 c. 4 et ATF 120 V 306 (parmi d’autres exemples); Roland A. Müller, Gertrud E. Bollier, Commentaire LPP et LFLP-rem. prél. art. 89a-89d LPP, N. 16 ss.
16 OFAS, Bulletin de la prévoyance professionnelle n° 52 du 31 août 2000, N 3; Roland A. Müller, Gertrud E. Bollier, Commentaire LPP et LFLP-rem. prél. art. 89a-89d LPP, N. 16 ss.
17 Basile Cardinaux, Der Eintritt des Vorsorgefalls in der beruflichen Vorsorge, in Soziale Sicherheit – soziale Unsicherheit: Festschrift für Erwin Murer zum 65. Geburtstag, 2010, pp. 121-150, p. 143.
18 ATF 147 V 342, c. 5.5.7.