Le mouvement antispéciste fait régulièrement la une des médias suisses. D’autre part, les tribunaux ont régulièrement à connaître des causes dans lesquelles ses militant·e·s sont parties, notamment parce que des procédures pénales ont été ouvertes à leur encontre, ou parce qu’ils ou elles ont déposé des recours contre des ingérences dans l’exercice de leur droit de manifester.
Entre septembre 2019 et janvier 2020, le Tribunal fédéral a admis trois recours soumis par des personnes physiques ou morales se réclamant de l’antispécisme. Le Tribunal fédéral a ainsi constaté l’illicéité d’une autorisation de tenir un rassemblement à Genève en raison de conditions trop strictes imposées à l’association Pour l’égalité animale (PEA), organisatrice de l’événement 1. Quelques semaines plus tard, la Haute Cour a ordonné qu’un militant antispéciste, en détention préventive depuis dix mois, soit libéré avec des mesures de substitution 2. Cette même juridiction a enfin constaté que l’interdiction de l’utilisation d’un mégaphone durant un rassemblement antispéciste à Vevey violait la Constitution fédérale 3.
Mais qu’est-ce que l’antispécisme? S’agit-il d’une conviction protégée par la liberté de croyance? Et, si tel est le cas, quels sont les enjeux pour les autorités administratives et judiciaires?
Il est très probable qu’une juridiction suisse devra bientôt se prononcer sur la protection des convictions antispécistes. La présente contribution vise à faciliter l’examen de ces questions en connaissance de cause et à l’aune des exigences du droit international et, en particulier, de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
1. Spécisme et antispécisme
Si des réflexions concernant le traitement des animaux par les êtres humains sont menées depuis l’Antiquité, le concept de «spécisme» est apparu sous la plume du psychologue Richard Ryder en 1970, puis sous celle de Peter Singer, le philosophe qui l’a popularisé dans son ouvrage Animal Liberation paru en 1975 4. Les deux hommes se sont rencontrés durant leurs études à l’Université d’Oxford et le premier a sensibilisé le second à la souffrance vécue par les animaux dans les laboratoires et les élevages industriels, contre laquelle des voix s’élevaient en de plus en plus grand nombre dans les années 1970. Le concept a par la suite été abondamment discuté au sein du champ de l’éthique animale, par des philosophes appartenant à divers courants, tels que l’utilitarisme (P. Singer), le déontologisme (T. Regan, G. Francione), l’éthique de la vertu (M. Nussbaum, L. Gruen), ou encore la théorie des droits différenciés selon les relations individuelles (C. Palmer) ou collectives (S. Donaldson et W. Kymlicka).
Le terme «spécisme» vient de l’analogie réalisée par P. Singer 5 entre les discriminations opérées sur la base de la «race», du sexe et de l’espèce. En tant que discrimination, le spécisme consiste donc «à accorder plus ou moins de considération au bien-être et à la souffrance des individus en fonction de l’espèce à laquelle ils appartiennent, ou, dans laquelle ils sont classés» 6. Il est donc spéciste de négliger l’intérêt d’une truite à ne pas souffrir – par exemple en la pêchant et en l’éviscérant encore consciente – sur la base de son appartenance biologique à une espèce. La discrimination spéciste est par ailleurs injuste, cela pour la même raison que les discriminations raciste et sexiste. Les critères qui les fondent sont en effet arbitraires, car uniquement biologiques, ce qui ne justifie pas un traitement différencié d’intérêts similaires 7. Evidemment, il est, par conséquent, uniquement possible de discriminer un être s’il a des intérêts, et c’est là que la «sentience» prend toute son importance. Celle-ci consiste en la capacité «à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, etc., et à percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie» 8. Ainsi, au fur et à mesure que la communauté scientifique 9 a reconnu la sentience de tous les vertébrés et de certains invertébrés – et, dans le même temps, le fait qu’ils ont des intérêts – ce critère est devenu central pour les philosophes en éthique animale.
Parce qu’il n’est pas pertinent moralement, l’antispécisme rejette le critère de l’appartenance biologique à une espèce pour discriminer des intérêts similaires. Il est important de souligner que l’antispécisme ne postule pas une égalité entre les êtres sentients, mais bien une égalité de considération de leurs intérêts. Etre antispéciste ne revient donc pas à dire qu’un être humain équivaut à un cochon qui équivaut à une truite, mais cela implique de prendre en compte également leurs intérêts lorsqu’ils sont d’importance (ou d’ampleur ou d’intensité ou de grandeur) similaire. En tant qu’individus sentients, un être humain, un cochon et une truite ont ainsi le même intérêt à ne pas souffrir, et il est spéciste de négliger celui des deux derniers, dans le cadre de l’élevage et de la pêche par exemple, en se basant sur leur appartenance biologique à une espèce.
2. Une conviction protégée?
La liberté de croyance est un droit fondamental protégé par des textes internationaux (art. 9 CEDH, art. 18 Pacte ONU II) et par la Constitution fédérale à son article 15.
Pour la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après: la Cour), l’Etat a une obligation de neutralité et d’impartialité à l’égard des différentes religions et croyances. Il est incompatible avec ce principe pour une autorité de se déterminer sur la légitimité d’une croyance religieuse 10. Par analogie, les Etats devraient aussi s’abstenir de se déterminer sur la légitimité des autres formes de croyances.
La Cour a de plus considéré que la protection d’une conviction philosophique à titre de croyance est conditionnée au fait qu’elle atteigne un certain «degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance» 11. Elle a ainsi, par exemple, reconnu le statut de croyance protégée au pacifisme 12, à l’opposition au service militaire motivée par des convictions sincères et profondes 13 ou à la laïcité 14.
S’agissant de l’antispécisme, la Commission européenne des droits de l’homme a reconnu en 1991 qu’une question relative aux «convictions véganes en lien avec des produits animaux» pouvait être examinée à la lumière de la liberté de croyance 15, une position par ailleurs non contestée par le Gouvernement britannique dans ses observations à l’instance. Par la suite, la Cour a suivi la même analyse, en acceptant d’examiner la requête d’un détenu se plaignant de ne pas avoir reçu un régime végétalien en détention sous l’angle de l’art. 9 CEDH. Faute de réponse du recourant dans les délais, la requête a finalement été rayée du rôle 16. Dans son guide sur l’art. 9 CEDH, la Cour mentionne expressément le «véganisme et l’opposition à la manipulation des produits d’origine animale ou testés sur les animaux» parmi les convictions philosophiques protégées par cette disposition 17.
Il s’ensuit que l’antispécisme doit également être considéré comme une conviction protégée par le droit.
3. Quelques possibles ingérences
La liberté de croyance n’est pas un droit absolu. Une ingérence demeure possible et pourrait être justifiée, à la condition de répondre à des exigences strictes, telles que l’existence d’une base légale, un intérêt public, ainsi que le respect du principe de proportionnalité. De telles conditions devront être appréciées au cas par cas, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire.
L’examen de la proportionnalité devra être plus strict en ce qui concerne les personnes sujettes à un rapport de droit spécial avec l’Etat, telles les fonctionnaires, les soldat·e·s, les enfants et les personnes en formation dans un établissement public, les personnes détenues, celles qui demandent l’asile ou encore les magistrat·e·s 18.
Une croyance ou une conviction philosophique peut se manifester sous plusieurs formes, soit notamment l’enseignement, la pratique ou l’observance 19. Tous les actes motivés, inspirés ou influencés par une conviction ou une croyance ne sont toutefois pas considérés comme une «manifestation» protégée 20. Une action ou une omission n’étant pas l’expression directe d’une conviction ou n’ayant qu’un rapport lointain avec un principe de foi échappe à la protection de l’art. 9 al. 1 CEDH 21. L’existence d’un lien suffisamment étroit et direct entre l’acte et la conviction qui en est à l’origine doit être établie au vu des circonstances de chaque cas d’espèce. 22
3.1. Alimentation
La Cour européenne a reconnu qu’une croyance s’exprime notamment par des choix alimentaires 23, tels que le choix d’une alimentation sans produits d’origine animale 24 et que, dans certaines situations, l’Etat a une obligation de fournir une alimentation conforme à la croyance de la personne concernée. Ce droit a été expressément admis pour les personnes emprisonnées: dans deux affaires, la Cour a conclu à une violation de l’art. 9 CEDH en raison du refus de l’administration pénitentiaire de fournir à des détenus de religion bouddhiste des repas sans viande, alors qu’un tel arrangement n’aurait pas créé une charge exorbitante pour les prisons respectives 25. L’examen d’une demande similaire, formulée par un détenu réclamant une alimentation végétalienne, est actuellement pendante 26.
La question de la nourriture mise à disposition des fonctionnaires ou autres personnes concernées par une mission étatique, comme les agent·e·s de police, les pompier·e·s 27 ou les militaires, n’a pas été tranchée. En 2019 encore, l’armée suisse indiquait toutefois que, si les personnes végétariennes sont en principe aptes au service militaire et qu’un menu végétarien est proposé dans les centres de recrutement, «pour les végétaliens qui pratiquent de manière avérée ce mode d’alimentation depuis longtemps, il est recommandé de les déclarer inaptes au service militaire» 28. Le refus de fournir une alimentation conforme à la croyance devra, dans tous les cas, être considéré comme une ingérence, qui devra être examinée à la lumière des critères évoqués supra.
S’agissant des enfants scolarisé·e·s, l’Etat a une obligation de respecter la liberté des parents d’assurer «l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leur convictions» 29. Lorsque des parents décident que leur enfant devrait suivre un régime alimentaire végétalien, le refus d’un établissement scolaire de prendre les mesures nécessaires constitue une ingérence dans la liberté de croyance de la famille. Dans cette même optique, le reproche fait à un parent antispéciste d’éduquer son enfant conformément à sa conviction constitue une ingérence.
3.2. Travail
Suite à une évolution jurisprudentielle, la Cour a reconnu qu’une restriction de la liberté de croyance sur le lieu de travail doit être examinée comme une ingérence, même si la personne concernée dispose de la possibilité de changer d’emploi 30. C’est notamment le cas pour l’interdiction de porter des signes distinctifs de sa croyance personnelle 31, pour l’absence de protection contre des propos péjoratifs ou des attitudes irrespectueuses fondés sur la conviction d’une personne 32 ainsi que le refus d’engagement ou du prononcé d’un licenciement en raison des convictions de la personne concernée. A ce sujet, un Tribunal britannique a récemment reconnu que les convictions antispécistes d’un employé étaient protégées et qu’un licenciement sur cette base violait la loi nationale contre les discriminations 33. Dans un autre contexte, le Tribunal fédéral a également déjà analysé un licenciement prononcé en raison de la croyance d’un employé sous l’angle de la liberté de croyance (art. 15 Cst.) et d’opinion (art. 16 Cst.), tout en le considérant finalement licite, car proportionné 34. Il en va de même s’agissant du refus de mettre à disposition du matériel particulier, comme par exemple des chaussures de protection non issues de l’exploitation animale. Si des critères plus stricts s’appliquent lorsque la personne est employée par l’Etat, il existe une obligation de prendre des mesures, afin d’éviter la discrimination fondée sur la croyance même dans le domaine privé 35.
3.3. Accès aux soins
Des ingérences à la liberté de croyance peuvent se manifester notamment dans le domaine de l’accès aux soins. A titre d’exemple, la Cour a considéré que le refus de subir une transfusion sanguine en raison de sa croyance relevait en principe de l’autonomie personnelle de l’individu et était, comme tel, protégé par les articles 8 et 9 de la Convention 36. Le fait de contraindre une personne à prendre un traitement contraire à ses principes, par exemple parce qu’issu de l’exploitation animale, constitue ainsi une ingérence. Il en va de même s’agissant du refus de mettre à disposition un traitement compatible avec la croyance de la personne concernée, lorsque celui-ci est disponible et accessible.
4. Conclusion
L’analyse de la jurisprudence de la Cour ainsi que d’autres juridictions nationales mène au constat que l’antispécisme doit être reconnu parmi les convictions protégées par la liberté de croyance (art. 9 CEDH). Cela implique des obligations particulières pour les Etats. Dans le domaine législatif, une base légale suffisamment précise sera nécessaire, afin d’envisager d’éventuelles restrictions. Dans les domaines administratifs et judiciaires, il s’agira d’éviter la prise de décisions contraires impliquant une atteinte disproportionnée aux droits des personnes concernées. y
* Département de géographie et environnement, Université de Genève
1 TF 1C_451/2018 du 13.9.2019.
2 TF 1B_470/2019 du 16.10.2019.
3 TF 1C_360/2019 du 15.1.2020.
4 P. Singer, Animal liberation: a new ethics for our treatment of animals, New York: New York Review, 1975, p. 301.
5 Ibid.
6 Jaquet, F., «Spécisme», in: L’Encyclopédie philosophique [en ligne], 2018, http://encyclo-philo.fr/specisme-a/ (consulté le 23. 3. 2020)
7 Ibid.
8 Sentience, in: Le Grand Larousse illustré 2020, Larousse, 2019, p. 2112.
9 Low, P., Panksepp, J., Reiss, D., Edelman, D., Van Swinderen, B., & Koch, C., The Cambridge declaration on consciousness, in: Francis Crick Memorial Conference, Cambridge, England.
10 CrEDH n° 48420/10 «Eweida et autres c. Royaume-Uni» du 15.1.2013, § 81.
11 CrEDH n° 7819/77 et 7878/77 «Campbell et Cosans c. Royaume-Uni» du 25.2.1982, § 36.
12 Comm EDH n° 7050/75 «Arrowsmith c. Royaume-Uni» du 12.10.1978, § 69.
13 CrEDH [GC] n° 23459/03 «Batatyan c. Arménie» du 7.7.2011, § 110.
14 CrEDH [GC] n° 30814/06 «Lautsi et autres c. Italie» du 18.3.2011, § 58.
15 CommEDH n° 18187/91, «W. c. Royaume-Uni» du 10.2.1993.
16 CrEDH n° 19732/11 «Woch c. Pologne» du 9.10.2012.
17 CrEDH, Guide sur l’art. 9 de la CEDH, 31.12.2019.
18 T. Tanquerel, Manuel de droit administratif, Schulthess 2018, p. 170, § 488.
19 CrEDH no 18429/06, «Jakobski c. Pologne» du 7.12.2010, § 44.
20 CrEDH [GC] no 44774/09 «Leyla Sahin c. Turquie» du 10.11.2015, § 78.
21 CrEDH, no 40010/04 «Skugar et autres c. Russie (déc.)» du 3.12.2009.
22 CrEDH no 48420/10 «Eweida et autres c. Royaume-Uni» du 15.1.2013.
23 CrEDH no 27417/95 «Cha’are Shalom Ve Tsedek [GC]» du 27.6.2000, §§ 73 et 74.
24 Notamment CrEDH no 18429/06 «Jakobski c. Pologne» du 7.12.2010, ou no 58087/14 «Anghel c. Roumanie» actuellement pendante.
25 CrEDH no 18429/06 «Jakobski c. Pologne» du 7.12.2010 et no 14150/08 «Vartic c. Roumanie (n° 2)» du 17.12.2013.
26 CrEDH no 58087/14 «Anghel c. Roumanie».
27 En 2017, un pompier canadien a réclamé une nourriture conforme à ses croyances antispécistes. Cela lui a été refusé et il a été lui-même suspendu. https://globalnews.ca/news/5299333/vegan-firefighter-human-rights-complaint/
28 https://www.swissveg.ch/militaire?language=it
29 Art. 18 § 4 du Pacte ONU II.
30 CrEDH, no 48420/10 «Eweida et autres c. Royaume-Uni» du 15.1.2013, § 83.
31 Ibid. § 89 ss.
32 Art. 328 CO.
33 Norwich Employment Tribunal, «Casamitjana v. The League Against Cruel Sports».https://ukhumanrightsblog.com/2020/01/04/ethical-veganism-is-a-protected-belief-rules-employment-tribunal/
34 ATF 130 III 699, c. 4.
35 CrEDH no 48420/10 «Eweida et autres c. Royaume-Uni» du 15.1.2013, § 94.
36 CrEDH «Les témoins de Jéhovah de Moscou et autres c. Russie» §§ 131-144.