1. Une exposition publique risquée
Quand la victime prend le risque d’exposer son vécu en public, lors d’un rassemblement, dans les médias, sur les réseaux sociaux ou par tout autre moyen d’expression publique, elle s’expose à une plainte pénale contre elle-même pour diffamation, en application de l’article 173 CPS. De victime, elle devient ainsi l’accusée, devant se défendre et justifier son choix de communication et ses positions.
Dès le lancement du mouvement #balancetonporc en France, son initiatrice malgré elle, Sandra Muller, en faisait l’expérience: d’abord condamnée en première instance, elle a dû se battre et se défendre en justice durant quatre années avant d’obtenir son acquittement, les juges reconnaissant que son tweet avait «été publié dans le cadre d’un débat d’intérêt général sur la libération de la parole des femmes, avec une base factuelle suffisante quant à la teneur des propos attribués». Un combat qui peut, bien souvent, signifier un traumatisme supplémentaire pour la victime.
La lanceuse d’alerte est parfois la victime elle-même, mais peut également faire partie de l’entourage de cette dernière ou de son réseau de soutien.
2. De victime à prévenue
En Suisse aussi, des plaintes pour diffamation sont déposées par des hommes accusés de violences sexuelles et/ou sexistes, cela de manière presque systématique lorsque la victime parle publiquement de son vécu. Le dépôt de plainte est souvent brandi dans les médias à titre de preuve d’innocence par l’agresseur. L’agresseur va alors se victimiser et procéder à une inversion des rôles.
Il n’est pas question ici de justifier une justice privée, ni de permettre à tout un chacun de clouer au pilori d’autres personnes que l’on n’affectionne pas. Il est question de porter la parole sur une cause et sur un fléau répandu largement dans notre société, soit les violences sexuelles et sexistes. Il s’agit de porter à la connaissance du public une problématique d’intérêt général, de montrer aux victimes qu’elles ne sont pas seules et de faire passer un message de société.
La victime de violences sexuelles et/ou sexistes doit pouvoir s’exprimer, si elle le souhaite, et participer au mouvement global de dénonciation. Elle doit cependant être rendue attentive, précisément, aux risques liés à cette dénonciation, afin de faire un choix éclairé.
L’art. 173 al. 1 CP, qui réprime l’infraction de diffamation, est libellé dans son premier alinéa dans les termes suivants: «Celui qui, en s’adressant à un tiers, aura accusé une personne ou jeté sur elle le soupçon de tenir une conduite contraire à l’honneur, ou de tout autre fait propre à porter atteinte à sa considération, celui qui aura propagé une telle accusation ou un tel soupçon, sera, sur plainte, puni d’une peine pécuniaire.»
Selon le Tribunal fédéral, cette disposition «protège la réputation d’être une personne honorable, c’est-à-dire de se comporter comme une personne digne a coutume de le faire selon les conceptions généralement reçues. L’honneur protégé par le droit pénal est conçu de façon générale comme un droit au respect, qui est lésé par toute assertion propre à exposer la personne visée au mépris en sa qualité d’homme.»1
La personne dont l’honneur est visé n’a pas à être désignée, il suffit qu’elle soit reconnaissable, soit identifiable2.
3. De la preuve libératoire
L’article 173 alinéa 2 CPS permet à la personne prévenue de diffamation d’apporter la preuve de la vérité ou de faire valoir l’exception de la bonne foi. La prévenue n’encourt ainsi pas de peine, si elle prouve que ses allégations sont conformes à la vérité ou qu’elle avait des raisons sérieuses de les tenir de bonne foi pour vraies.
La possibilité de se prévaloir de la preuve libératoire est limitée et ne peut être admise que si les allégations ont été faites dans un but d’intérêt public ou pour un autre motif suffisant et non si le but de l’allégation était de dire du mal d’autrui, notamment lorsque l’allégation a trait à la vie privée ou à la vie de famille (article 173 alinéa 3 CPS). La doctrine rappelle que «lorsque l’intention de nuire n’était pas la motivation exclusive de l’auteur, un motif suffisant peut être reconnu, même s’il n’a joué qu’un rôle accessoire3».
3.1 La véracité des faits allégués
La preuve de la vérité est ainsi amenée si l’autrice de la diffamation établit que tous les éléments essentiels de l’allégation sont vrais4. Des éléments portés à la connaissance de l’autrice a posteriori peuvent également être pris en considération.
On pense en particulier à une condamnation pénale obtenue après le moment de l’allégation5. En effet, il va de soi que le fait de désigner une personne comme coupable d’une infraction pénale est un acte portant atteinte à l’honneur et, en matière pénale, l’auteur de tels propos, pour bénéficier de l’exception de vérité prévue par l’art. 173 al. 2 CPS, doit en principe apporter la preuve de la condamnation pénale6.
On connaît cependant la difficulté d’obtenir des condamnations dans le cadre des violences sexuelles et/ou sexistes. On connaît également la lenteur du système pénal – des mois, voire des années étant nécessaires à l’obtention d’une éventuelle condamnation. Pour une victime qui souhaite communiquer sur sa cause, une attente de plusieurs années pour l’obtention d’un jugement définitif paraît inimaginable.
Selon une jurisprudence neuchâteloise de 1984, «l’exigence d’un jugement de condamnation paraît trop rigoureuse, notamment lorsque l’infraction est difficilement prouvable. La preuve de la vérité peut alors être apportée d’une autre façon, soit par des indices sérieux.»7 Il n’existe pas de jurisprudence récente sur cette question.
3.2 La bonne foi
L’article 173 al. 2 CPS prévoit, alternativement à l’exception de vérité, l’exception de bonne foi, qui peut être soulevée par celle ou qui avait des «raisons sérieuses de tenir de bonne foi ses allégations pour vraies».
La preuve de la bonne foi est, par essence, plus compliquée à apporter. L’analyse doit se baser sur les éléments dont l’autrice avait connaissance au moment de l’allégation et se demander si elle avait des raisons sérieuses de tenir de bonne foi, pour vrai, ce qu’elle a exprimé. L’autrice doit avoir accompli les actes que l’on pouvait exiger d’elle, selon les circonstances et sa situation personnelle, pour contrôler la véracité de ses allégations et la considérer comme établie8.
3.2.1 Devoir de prudence
L’autrice de la révélation devra ainsi se demander, d’une part, si elle a des raisons sérieuses de tenir de bonne foi ses allégations pour vraies (notamment si elle a entrepris les démarches de vérification que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elle pour renforcer sa conviction) et, d’autre part, si elle agit avec égard pour l’intérêt public ou avec un autre motif suffisant. Ces deux conditions sont cumulatives afin que l’autrice puisse bénéficier de l’exception de vérité9.
Il s’agit de manière générale du devoir de prudence (Sorgfaltspflicht) qui incombe de manière générale à celle qui porte atteinte à l’honneur d’autrui10.
Le contenu et l’étendue du devoir de vérification dépend des circonstances de chaque cas particulier11. Une prudence particulière doit ainsi être exigée de celui qui donne une large diffusion à ses allégations par la voie médiatique. La large diffusion, ajoutée à la puissance suggestive du texte imprimé, augmente en effet l’intensité de l’atteinte. On doit donc, dans ce cas, se montrer très strict quant au respect du devoir de vérification incombant à l’auteur12.
La prudence vaut également pour l’appréciation des informations données par de tierces personnes: «Le devoir de prudence de celui qui fonde ses allégations sur les déclarations d’un tiers exige à tout le moins une appréciation critique de la crédibilité de celui-ci. Certes, on ne peut pas exiger un examen comparable à celui auquel se livre le juge qui cherche à soupeser la valeur d’un témoignage, mais on peut au moins attendre de l’auteur qu’il dispose de quelques éléments lui donnant des raisons de se fier aux dires de son informateur, par exemple la connaissance personnelle qu’il a de ce tiers ou le crédit et la bonne réputation dont celui-ci jouit d’une manière générale.»13
On pense, par exemple, au cas dans lequel une victime révèle au grand public (médias, tracts, réseaux sociaux, etc.) l’existence d’une procédure pénale qu’elle a intentée à l’égard de son agresseur accusé de viol.
La présomption d’innocence veut que la personne poursuivie soit considérée comme innocente jusqu’à preuve du contraire. Il s’agit donc d’un cas de diffamation. Il faudra alors que la victime prouve, tout d’abord, que l’intention de nuire n’était pas sa motivation exclusive et que la révélation était justifiée par un motif suffisant, ce afin d’être admise à la preuve libératoire.
3.2.2 Motif suffisant
La procédure pourra être suspendue jusqu’à droit jugé sur la procédure primaire, laquelle pourrait amener la preuve de vérité.
Si la condamnation n’est pas obtenue, ce sera la preuve de la bonne foi qui entrera en question.
Le motif suffisant peut consister en celui d’un besoin d’information du grand public afin d’éviter de nouvelles agressions ou celui d’informer afin que des mesures qui peuvent être prises le soient.
L’exception de la bonne foi sera d’autant plus facile à prouver que plusieurs victimes s’expriment au sujet du même auteur de manière indépendante et sans collusion, pour dénoncer des faits similaires de violences sexuelles et sexistes. Le fait pour une victime de connaître l’existence d’autres victimes peut lui permettre d’asseoir sa certitude avant d’entreprendre ses démarches et répondre aux exigences de la bonne foi.
4. Conséquences
Pour la victime de violences sexuelles, les conséquences de la dénonciation publique peuvent également être indirectes. Comme il ressort des explications supra, l’autrice d’une diffamation sera autorisée à amener la preuve de la vérité et/ou de sa bonne foi en cas de procédure pénale à son encontre pour diffamation. A cet égard, une condamnation pénale de l’auteur de la violence sexuelle dénoncée permettrait d’accéder à la preuve de la vérité.
Ainsi, dans le cadre de sa défense en tant que prévenue de diffamation, la victime devra établir les faits qu’elle dénonce. Il faut alors rappeler que les faits de violences sexuelles peuvent être soumis à la poursuite d’office. On pense par exemple au viol et à la contrainte sexuelle ainsi qu’à certaines formes de violences conjugales.
L’autorité pénale pourrait (et devrait au sens strict de la loi) alors décider d’ouvrir une instruction sur les faits portés à sa connaissance, engageant la victime dans une procédure pénale defacto. Cela est à prendre en considération, sachant la difficulté que représente, pour beaucoup de victimes, le choix de déposer plainte pénale.
Dans tous les cas, afin de pouvoir se prévaloir de sa bonne foi et invoquer la preuve libératoire, la victime pourrait se trouver dans une situation où elle n’aurait plus d’autre choix que de déposer plainte pénale contre son agresseur, peut-être à contrecœur.
Par exemple, un collectif organise une publication sur Facebook et Instagram d’une campagne de dénonciation des violences sexuelles dans un lieu d’étude, reprenant des témoignages de victimes afin de vulgariser le propos et rendre concrètes les problématiques.
Les témoignages recueillis sont évidemment très importants et font partie d’un processus courageux de dénonciation de l’oppression vécue. A la suite d’un large soutien de cette campagne, cela permettra à la direction de l’établissement scolaire de prendre la mesure des problèmes dénoncés et de débuter un travail de révision des processus de protection interne de l’école. La question essentielle est cependant le risque pris personnellement par la personne dénonciatrice.
Au vu des détails donnés dans certains témoignages, les agresseurs sont facilement identifiables par toute personne ayant fréquenté l’établissement scolaire en question en même temps que les protagonistes. Une plainte pénale pourra donc être déposée contre la dénonciatrice, qui sera alors mise en prévention pour diffamation, ce qui, dans bien des cas, représente, en soi, un traumatisme supplémentaire pour la personne. Elle devra, pour accéder à la preuve libératoire de la bonne foi ou de la vérité, raconter l’ensemble de son histoire et l’agression qu’elle a subie. L’autorité pénale pourrait alors décider d’ouvrir d’office une procédure sur les faits de viol dénoncés. Cela pourrait donc avoir comme conséquence de «contraindre» la victime à se constituer partie plaignante afin de crédibiliser ses déclarations et, partant, tenter de prouver sa bonne foi.
Il ne s’agit, dans aucun cas, de défendre ici l’idée selon laquelle la victime ne devrait pas déposer plainte pénale pour des faits de violences sexuelles, mais uniquement de respecter le rythme et la volonté propre de la victime et d’éviter que celle-ci se voie prise dans une situation qui la dépasse. Le propos est uniquement celui d’assurer aux victimes une information éclairée sur les conséquences de la dénonciation.
Sur la même problématique, il sied de préciser que les plaintes pénales pour diffamation, en lien avec des faits faisant l’objet d’une autre procédure pénale, sont systématiquement suspendues par l’autorité pénale jusqu’à droit connu dans la procédure relative à l’agression sexuelle, du fait que leur résultat dépend de la procédure primaire. Ces procédures peuvent donc durer extrêmement longtemps, ce qui peut ajouter à la pénibilité ressentie par la victime.
Enfin, il faut relever également que, dans la pratique, les magistrat•e•s ont plutôt une tendance à retenir au détriment de la victime son appartenance à un processus de dénonciation publique. Le processus judiciaire voulant se distancier de tout risque de mélange des pouvoirs, les autorités judiciaires n’accepteront qu’avec retenue l’existence de buts idéologiques de dénonciation, soit l’appartenance à un mouvement plus large de dénonciation. Ainsi, lorsque la victime invoque une composante idéologique de combat contre les violences sexuelles et sexistes, ce combat devra cependant comporter une composante concrète en lien direct avec la personne dénoncée.
Dans un cas encore non définitif, l’autorité pénale a, par exemple, refusé d’autoriser l’admission à la preuve libératoire au motif que les propos litigieux auraient été tenus plusieurs mois après la dénonciation en justice de ceux-ci et alors que la procédure judiciaire suivait son cours. Une enquête administrative ayant ainsi été ouverte, l’autorité pénale a estimé que la personne ne pouvait plus se prévaloir d’un rôle de lanceuse d’alerte. L’action dans l’intérêt public a aussi été reniée. L’autorité pénale a refusé de prendre en considération que la manière dont l’enquête administrative était menée était également dénoncée et que l’intérêt public gardait ainsi son entière acuité et actualité.
5. En conclusion
Pour conclure, une dénonciation publique n’est pas sans risque. Dans le cadre de toute démarche de dénonciation dans laquelle l’agresseur est identifiable – même indirectement – il conviendra toujours d’effectuer une balance des intérêts en présence et de permettre aux victimes une décision éclairée. La victime doit être entourée dans sa démarche et soutenue dans son combat. Cependant, il sied de clarifier concrètement avec elle l’ensemble des risques qu’elle encourt.
Le 1er risque est celui bien compris de se retrouver prévenue pour diffamation, donc «sur le banc des accusées» face à la justice, ce qui peut, au-delà du risque d’une condamnation, être vécu comme un second traumatisme pour elle.
Le 2e risque est celui de l’ouverture d’une instruction pénale d’office à la suite de sa déposition comme prévenue dans le cadre de la défense contre la plainte pour diffamation et/ou la quasi-obligation de déposer plainte pénale pour ces faits dans le cadre de cette défense, et ce afin d’accéder à la preuve libératoire.
Le 3e risque, découlant du premier, est le fait que la victime n’ait pas eu conscience du processus dans lequel elle s’engageait à travers sa dénonciation (plusieurs dépositions, durée de la procédure, etc.). A cet égard, il sied de préciser que la victime sera seule dans sa procédure éminemment intime et qu’il est donc essentiel qu’elle ne s’engage pas dans un processus collectif sans être prête pour une démarche personnelle douloureuse.
La démarche de dénonciation n’est donc pas aussi aisée qu’elle n’y paraît. La dénonciation publique a souvent permis de faire évoluer la société. La libération de la parole est essentielle, car elle porte et apporte le message d’une tolérance zéro à des actes qui ne peuvent plus, en l’an 2021, être acceptés et acceptables. Cependant, on ne saurait sacrifier, à l’aune de ce combat, les intérêts personnels des victimes qui se retrouveront bien seules, souvent, dans le combat judiciaire qui suivra.
1 ATF 123 III 53 c. 1.
2 ATF 124 IV 262 c. 2a, 117 IV 27 c. 2c.
3 Christian Favre et alii, Code pénal annoté, 3e éd. 2010, art. 173 N 3.1.
4 ATF 102 IV 176.
5 ATF 122 IV 311 c. 2 let. E.
6 ATF 106 IV 115 c. 2 let. c.
7 Favre, op. cit., art. 173, N. 3.6.
8 Bernard Corboz, Les infractions en droit suisse, vol. I, 3e Ed. 2010, article 173 N 75 ss.
9 ATF 116 IV 37 c. 3.
10 ATF 104 IV 15 c. b.
11 ATF 86 IV 175.
12 ATF 104 IV 15 c. b et références citées, ATF 118 IV 153 c. 4c.
13 ATF 104 IV 15 c. b.