Les Aînées pour la protection du climat ont fait parler d’elles en mars dernier: les journalistes ont en effet été nombreux à raconter le déplacement de ces femmes jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH), à Strasbourg. L’affaire a même attiré l’attention de l’Australie et des Émirats arabes unis.
Fondée en 2016, l’association des Aînées pour la protection du climat compte plus de 2000 membres dans toute la Suisse. Seules les femmes ayant atteint l’âge de la retraite peuvent en faire partie. Elles exigent que la Suisse prenne les mesures de protection du climat nécessaires pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré conformément à l’Accord de Paris de 2015.
Les Aînées pour la protection du climat ont déposé une première plainte en 2016 auprès de la Confédération. Mais le Département fédéral de l’environnement n’est pas entré en matière. Le Tribunal fédéral les a également déboutées en dernière instance. L’association s’est alors tournée vers la CourEDH, qui, pour la première fois dans son histoire, est amenée à juger sur le fond une plainte liée au changement climatique dirigée contre un gouvernement. L’issue du procès de Strasbourg pourrait avoir des effets considérables sur la politique climatique suisse et étrangère.
Le personnage central de cette affaire exceptionnelle s’appelle Cordelia Bähr, une avocate passionnée de climatologie. C’est elle qui dirige l’équipe d’avocats chargés de représenter les Aînées pour la protection du climat devant la CourEDH. Cordelia Bähr est une personne plutôt réservée: «Je ne suis pas du genre à vouloir être sous les projecteurs». Elle est cependant consciente des proportions de l’affaire qui impliquent un échange avec le public.
Sous l’impulsion de l’affaire Urgenda
Toute cette histoire a commencé il y a huit ans, alors que Cordelia Bähr travaillait au sein du cabinet d’avocats zurichois Ettler Suter, spécialisé dans le droit de l’environnement. L’une de ses supérieures était la célèbre avocate écologiste Ursula Brunner.
Nous sommes alors en 2015. Cordelia Bähr reçoit une demande de Greenpeace: l’organisation environnementale cherche un moyen de contraindre légalement la Suisse à renforcer ses mécanismes de lutte contre le réchauffement climatique.
Cette question trouve son origine dans un arrêt rendu aux Pays-Bas. Dans l’affaire Urgenda, le Tribunal du district de La Haye a confirmé que l’État était tenu de relever ses objectifs pour protéger ses citoyens des dangers du réchauffement climatique. Confirmé par la Cour suprême néerlandaise, ce verdict a convaincu Greenpeace qu’il était temps d’étudier la possibilité d’introduire une action similaire à l’encontre de la Suisse. À l’époque, Cordelia Bähr figurait parmi les rares avocats en Suisse à s’occuper des questions de protection du climat.
Fort impact pour les aînées
Sa réponse: la particularité en Suisse est, entre autres, que les chances de succès d’un recours devant les tribunaux dépendent largement du critère de l’impact personnel sur les plaignants. Il faudrait donc d’abord trouver des personnes qui soient particulièrement touchées par le changement climatique. Qui de mieux placé que les femmes âgées qui, selon certaines études, ont un risque significativement plus élevé de mourir pendant les vagues de chaleur? Quant au raisonnement juridique, le voilà: du fait de l’inaction du gouvernement en matière de protection climatique, le droit à la vie et le droit au respect de la vie privée et familiale des personnes âgées seraient bafoués.
C’est sur cet arrière-plan que l’association des Aînées pour la protection du climat a été fondée en 2016. Bien qu’étant indépendante, cette organisation est en effet soutenue financièrement par Greenpeace. L’organisation environnementale a par ailleurs aussi son mot à dire en ce qui concerne les relations publiques. D’où les critiques. Selon certains, les Aînées pour la protection du climat ne sont rien d’autre que des «marionnettes» de Greenpeace.
Cordelia Bähr n’est clairement pas d’accord: «Les Aînées sont des femmes fortes et engagées, dont certaines ont même une expérience politique». Elle soumet d’ailleurs ses factures à l’association et non pas à Greenpeace.
L’affaire occupe cinq avocats depuis son renvoi devant la Grande Chambre de la CourEDH. Martin Looser, qui était une sorte de «sparring-partner» (partenaire d’entraînement) pour Cordelia Bähr au temps où elle était chez Ettler Suter, est là depuis le début. «Mon travail consiste à la soutenir, notamment dans la conduite du litige».
Selon Martin Looser, la «figure principale de l’équipe d’avocats» reste incontestablement Cordelia Bähr. Elle serait de ceux qui s’en tiennent obstinément à une chose et qui ont une très grande tolérance à la frustration. «Ce qui est aussi important dans un processus aussi exigeant».
Plaider devant la Grande Chambre de la CourEDH ne faisait pas partie des tâches de Cordelia Bähr. Par ailleurs, l’audience s’est déroulée en anglais. Voilà pourquoi l’avocate suisse a décidé d’impliquer deux avocats du Royaume-Uni: Jessica Simor et Marc Willers, spécialisés dans le droit environnemental et les droits humains. «Dans une certaine mesure, confier cette tâche m’a attristée», reconnaît Cordelia Bähr. «J’ai mis mon cœur et mon âme dans cette affaire – une telle démarche devant la Cour européenne des droits de l’homme ne se vit probablement qu’une fois dans une vie.»
«Raisonnement indéfendable» du Tribunal fédéral
Si le Tribunal fédéral a rejeté la plainte des Aînées pour la protection du climat, c’est entre autres parce qu’il estimait que leurs droits fondamentaux n’étaient pas suffisamment touchés à l’époque. «En d’autres termes: il est encore temps», estime Cordelia Bähr. Si elle estime que les arguments du Tribunal fédéral sont indéfendables, l'avocate estime que d'autres arguments pourraient l'amener conclure que ses chances de succès sont bonnes. «La politique climatique de la Suisse est insuffisante», ajoute-t-elle. «À l’échelle européenne, ses efforts sont loin d’être à la hauteur».
Cordelia Bähr n’accepte pas la critique selon laquelle la protection du climat relève principalement de la politique et de la société, et non de la CourEDH. «La Suisse a dû adapter plusieurs fois des lois parce qu’elles violaient la Convention européenne des droits de l’homme», rappelle-t-elle. L’avocate s’attend à une décision de Strasbourg fin 2023 au plus tôt. Elle n’est plus à une année près, puisque cela fait déjà huit ans qu’elle travaille sur l’affaire. Depuis lors, son ancienne superviseuse, Ursula Brunner, est décédée. Quant à Cordelia Bähr, elle a fondé sa propre étude après avoir quitté l’étude Ettler Suter en 2016, et vit à Zurich avec son partenaire et son fils.
Parcours
Née à Saint-Gall, Cordelia Bähr a fait ses études de droit à Zurich. Elle a commencé sa carrière professionnelle au sein d’un cabinet d’avocats de droit commercial. Au fil du temps, elle s’est rendu compte que les droits fondamentaux et humains comptaient plus pour elle que les différends financiers. Le sujet du réchauffement climatique a aussi pris davantage de place dans sa vie privée. Elle a commencé à regarder des films sur la question, à lire des articles et des traités.
Elle a fini par se plonger dans le sujet dans le cadre d’un LL.M., effectué à Londres et axé principalement sur l’environnement et les droits de l’homme. De retour en Suisse, elle a d’abord occupé un poste de conseil auprès du service juridique de la division climat de l’Office fédéral de l’environnement. Elle a ensuite rejoint le cabinet d’avocats Ettler Suter, où elle a traité la fameuse demande de Greenpeace portant sur les possibilités juridiques d’obliger la Suisse à renforcer sa politique climatique.