1. L'aide au suicide en Suisse
Toute personne peut légalement apporter une aide au suicide en Suisse, fonder une organisation qui apporte une telle aide et offrir les services qui y sont liés, pour peu qu'elle ne soit pas poussée par un mobile égoïste (art. 115 CP). L'aide au suicide est également non punissable aux Pays-Bas, en Belgique et au Luxembourg, tout comme dans deux Etats fédéraux américains. L'absence de sanctions ne vaudra toutefois qu'aussi longtemps que l'aide au suicide est prodiguée par un médecin et que les conditions posées par la loi à l'obligation d'agir avec soin et diligence sont remplies (souffrance intense du patient, second avis médical, devoir de constituer un dossier et d'annoncer le décès à l'autorité, etc.).
La situation juridique helvétique est toutefois particulière, en comparaison internationale, et conduit à ce que le suicide, dans ce pays, se produise toujours plus avec l'aide d'une organisation. Durant ces dernières années, ce fut le cas de près d'un tiers de tous les suicides commis en Suisse (près de 400 suicides assistés sur quelque 1400 cas enregistrés par année).
On observe aussi une tendance à accorder plus facilement l'aide au suicide à des personnes que la maladie ne condamne pas irrémédiablement à la mort et à l'admettre plus aisément pour les patients atteints de maladies psychiques (lire «Modification du Code pénal et du Code pénal militaire relative à l'assistance organisée au suicide», rapport explicatif du Département fédéral de justice et police, octobre 2009).
La question de savoir si ce contexte commande de légiférer pour réglementer l'assistance organisée au suicide est depuis longtemps débattue et fait l'objet de controverses. La consultation portant sur les propositions du Conseil fédéral pour réglementer l'assistance organisée au suicide n'a pas donné de résultat univoque. Le plus grand nombre a certes refusé d'interdire une telle aide. Mais, en même temps, une majorité nette de cantons, de partis et d'organisations concernées par la question se sont prononcés en faveur d'une réglementation expresse, sur le plan fédéral, de l'assistance organisée au suicide.
2. Qu'est-ce qu'une «bonne mort»?
Le manque de consensus sur la question et la véhémence des débats dénote la complexité du sujet discuté ici. Tout homme doit mourir et, bien sûr, tout homme souhaite connaître une «bonne mort». Que faut-il entendre par là? Les circonstances de la mort - et donc également l'appréciation livrée par la société sur le fait de mourir et le décès d'une personne - se sont modifiées fondamentalement durant les dernières décennies. D'ordinaire, on soutient le raisonnement suivant (cf. Jean-Paul Harpes, The contemporary advocacy of Euthanasia, in CoE, Euthanasia, vol. I, pp. 27 ss): comme la plupart des personnes décèdent désormais à l'hôpital ou dans un home pour personnes âgées, le moment de la mort dépend dans de nombreux cas d'une décision médicale prise par les soignants. Les progrès médicaux rendent une survie possible dans des cas jusqu'alors désespérés, mais au prix de conditions que de nombreuses personnes ne sont pas prêtes à tolérer pour elles-mêmes. Dans des Etats laïcs, les positions imposées par la religion se sont
affaiblies, alors que la liberté personnelle et le droit à l'autodétermination ont pris de l'importance. La modification des formes de vie familiale a aussi transformé la prise en charge traditionnelle des personnes en fin de vie. L'idéal d'une existence autonome, accomplie et saine, conduit presque inévitablement à juger négativement la souffrance et la maladie ainsi que la dépendance qui en résulte. Pour finir, la vie ne vaut plus en tant que valeur en elle-même: de plus en plus se pose la question de la qualité de cette vie.
Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que des individus différents soutiennent des points de vue totalement opposés au sujet de l'aide au suicide en général et des cas particuliers où elle intervient. Mais quelle doit être la position de l'Etat à ce sujet?
3. La Constitution comme point de repère
Au sein de la multitude de prises de position et de jugements de valeur relatifs à l'assistance organisée au suicide, la Constitution représente un point de repère contraignant. Les règles qui en découlent ne se limitent pas à la question de l'autonomie et de l'autodétermination d'un individu. Certes, la liberté personnelle, garantie par les articles 13 Cst. et 8 CEDH, donne à chacun le droit de décider de mettre un terme à sa vie. S'il a pour cela recours à l'aide de tiers, ce droit peut néanmoins être limité, lorsque les intérêts prépondérants de la collectivité s'y opposent (CrEDH Pretty c. UK, 2002, ATF 133 I 58). La mort procurée par un tiers met un terme à l'existence et impose du même coup les devoirs de protection de l'Etat résultant de la garantie constitutionnelle du droit à la vie (art. 10 I Cst., art. 2 CEDH, art. 3 Pacte ONU II). Les devoirs de solidarité et de protection envers les personnes souffrant dans leur existence résultent aussi du droit à l'intégrité physique et psychique et de l'interdiction des traitements inhumains et dégradants (art. 10 II et III Cst., art. 3 CEDH, art. 7 Pacte ONU II) ainsi que, notamment, des buts sociaux énoncés par l'art. 41 Cst. La Constitution garantit par conséquent à toute personne le droit d'être protégée de la souffrance et de la douleur et celui d'obtenir un recours effectif à la prise en charge et aux soins.
4. Pesée globale des intérêts
En légiférant sur l'aide au suicide, le législateur ne doit pas seulement prendre en compte l'intérêt relatif à la liberté personnelle de l'individu; il doit au contraire procéder à une pesée globale des intérêts. Il faut tenir compte de la fragilité et de l'ambivalence de la volonté de mourir mise en évidence par la recherche relative au suicide ainsi que de la vulnérabilité particulière des personnes en fin de vie. On peut se demander dans quelle mesure une réglementation libérale de l'assistance au suicide ne fait pas peser une pression économique ou sociale sur les personnes âgées et malades et dans quelle mesure une décision relative à la fin de vie n'est pas influencée par de tels facteurs.
Il convient aussi de se demander si la tendance à élargir l'exercice de l'aide au suicide n'affaiblit pas à plus long terme l'importance du bien juridique le plus précieux, la vie, et ne conduit pas à le dévaluer.
Si l'on veut bien lire la Constitution non seulement comme un texte garantissant la liberté personnelle, mais aussi plus globalement comme une loi fondamentale impliquant des devoirs de solidarité et de protection, on trouvera, tout bien considéré, de bonnes raisons de limiter l'assistance au suicide à un rayon d'action relativement restreint. Sans préjuger du résultat, la Constitution nous démontre néanmoins quelle doit être la position raisonnable, justifiée et adéquate sur l'aide au suicide dans une perspective à plus long terme et prenant en compte l'ensemble de la société. Et cela non seulement pour ceux qui souhaitent abréger leurs souffrances et mettre un terme à leur vie avec l'aide d'une organisation, mais aussi pour tous les autres. Car la tâche prioritaire de l'Etat vis-à-vis des personnes en fin de vie est de leur assurer la meilleure qualité de vie possible - et non de leur faciliter l'accès au suicide.