plaidoyer: L’avocat berlinois et auteur de livres Ferdinand von Schirach demande la création de nouveaux droits fondamentaux en Europe. Il propose ainsi l’introduction de droits à la véracité des déclarations des fonctionnaires, à un environnement sain et à la protection contre les manipulations dans le numérique. Cette proposition devrait-elle être sérieusement examinée en Suisse?
Markus Schefer: Je vois moins cette proposition comme une tentative de créer de nouveaux droits fondamentaux que d’actualiser l’existant. Il est certes arrivé, à plusieurs reprises, que de nouveaux droits fondamentaux soient créés. On pourrait citer, dans les années 90, le droit à des conditions minimales d’existence, aujourd’hui inscrit à l’article 12 de la Constitution fédérale. À mon avis, la question centrale de la proposition porte sur les menaces auxquelles l’individu est confronté de nos jours. Dans ce cas, comment concrétiser les droits fondamentaux pour répondre à ce besoin de protection?
Hans Georg Seiler: Je m’interroge sur la signification de «droits fondamentaux» dans le cadre de cette proposition. On doit pouvoir faire valoir ses droits devant la justice. Tel n’est pas le cas d’une maxime politique. Le législateur est, ici, appelé à concrétiser la notion d’«environnement sain» au sens de l’article 1 de cette proposition, par exemple. Si ce droit devait être porté devant les tribunaux, les juges devraient en définir les contours.
plaidoyer: Eu égard à la question climatique, les tribunaux sont de plus en plus confrontés à de nouvelles questions, par exemple, l’analyse sur l’état de nécessité lié à l’urgence climatique pour reconnaître la licéité d’une infraction. La concrétisation d’un «droit à un environnement sain et protégé» pourrait aider les juges?
Hans Georg Seiler: Non, bien au contraire. De tels droits sont extrêmement vagues et ont besoin d’être concrétisés. Prenons l’exemple des centrales nucléaires: certains y voient d’abord une menace pour l’environnement et la vie, alors que d’autres les considèrent comme nécessaires pour atteindre les objectifs de diminution des émissions de CO2. Les tribunaux doivent-ils décider s’il faut fermer des centrales nucléaires ou en autoriser de nouvelles? Il s’agit d’une question politique, selon ma représentation de la démocratie. La balle est dans le camp du législateur.
Markus Schefer: Quand on parle de droits fondamentaux, il ne faut pas immédiatement penser aux décisions de justice. Au niveau fédéral, le législateur est compétent à titre principal pour concrétiser les droits fondamentaux. Et, en ce qui concerne les tribunaux, le principe du «tout ou rien» ne s’applique pas aux droits fondamentaux. En Allemagne, au début des années 80, la Cour constitutionnelle fédérale a dû se prononcer sur des recours contre la construction de centrales nucléaires. Elle ne s’est pas déclarée incompétente et ne s’est pas simplement retirée de l’affaire, la Cour n’a pas non plus remis en question le fait que les décisions relatives à la construction de nouvelles centrales nucléaires sont des décisions politiques. Les juges de la Cour constitutionnelle fédérale ont précisé que l’autorisation de construire de nouvelles centrales nucléaires devait être soumise à une évaluation complète des risques, et que ceux-ci devaient être minimisés autant que possible. Cette affaire le démontre: les tribunaux doivent se positionner face à de telles questions. Ils ne peuvent toutefois pas assumer la fonction du législateur. Mais ils ne sont pas pour autant hors de propos.
plaidoyer: Outre la protection de l’environnement, l’autodétermination informationnelle numérique est un grand thème d’actualité. Les États éprouvent des difficultés à encadrer le pouvoir et l’influence des grands groupes technologiques et sont en retard sur les nouvelles technologies. De nouveaux droits fondamentaux dans ce domaine pourraient apporter une réponse appropriée à ces problématiques?
Hans Georg Seiler: Je pense qu’il s’agit simplement d’un prolongement du droit, déjà inscrit dans la Constitution, à l’autodétermination informationnelle. Si ce droit est interprété comme la possibilité pour chacun de se déterminer sur le sort du traitement de ses données, il s’agit, dès lors, d’une aberration. Une grande partie de la communication interpersonnelle consiste à parler d’autres personnes. Si l’on interprétait strictement le droit à l’autodétermination informationnelle, cela reviendrait à tout qualifier d’illicite. Ce n’est pas possible. On devrait plutôt traiter ce point dans la loi sur la protection des données pour actualiser ce droit fondamental existant.
Markus Schefer: Le droit à l’autodétermination informationnelle numérique n’est pas une aberration. Toutefois, son contenu est trop flou. Nous n’avons, sans doute, pas besoin de nouveaux droits fondamentaux dans ce domaine. Il n’en demeure pas moins que nous devons nous interroger sur le besoin de concrétisation des droits fondamentaux existants – compte tenu des dangers qui existent, aujourd’hui, dans le domaine numérique. Une possibilité pourrait être de concrétiser le droit fondamental à la protection de la sphère privée dans un titre ultérieur de la Constitution fédérale. On a, par exemple, opéré de la sorte avec la liberté de la science: l’article 20 se trouve dans la première partie de la Constitution et, l’article 118b traite d’une problématique plus précise, la recherche sur l’être humain.
Hans Georg Seiler: Une éventuelle modification de la Constitution reste une question politique. En tant qu’ancien juge, je peux seulement dire que je me suis toujours senti plus à l’aise avec des normes précises et concrètes qu’avec des lois floues. Selon mon image du métier de juge, l’imprécision représente plus un fardeau qu’un plaisir. Il y a, certes, des juges qui apprécient cette grande liberté conceptuelle et prennent plaisir à traiter des normes indéterminées, ce qui leur permet d’imposer leur représentation personnelle de la justice.
Markus Schefer: Je saisis bien le besoin de disposer de normes aussi claires que possible. Mais il était tout aussi vrai qu’un tribunal ne puisse pas éviter d’intervenir dans des domaines où ces normes n’existent justement pas. Au cours de son histoire, le Tribunal fédéral a toujours développé les droits fondamentaux sans pouvoir s’appuyer sur une Constitution fédérale exhaustive. Il a, par exemple, reconnu la liberté d’expression et d’autres droits fondamentaux avant qu’ils ne soient inscrits dans la Constitution.
Hans Georg Seiler: La plupart de ces droits fondamentaux non écrits étaient déjà inscrits dans les Constitutions cantonales. Il faudrait, à mon avis, relativiser un peu l’activité créative tant vantée par le Tribunal fédéral.
plaidoyer: Les grands groupes technologiques sont des entreprises privées, dont le siège social se trouve à l’étranger, en règle générale. Ne pourrait-on pas douter de la portée des droits fondamentaux dans ce contexte, sachant qu’il s’agit, en premier lieu, des droits de défense contre les ingérences étatiques?
Hans Georg Seiler: Il s’agit en effet de savoir comment un ordre juridique national ou régional peut être appliqué à des phénomènes qui se déroulent dans les faits hors de cet ordre juridique. La loi sur les maisons de jeu règle, par exemple, ce qu’une maison de jeu peut ou ne peut pas faire. Si je joue maintenant sur internet à des jeux proposés par des fournisseurs chinois ou américains, la question se pose de savoir dans quelle mesure ces jeux sont soumis au droit suisse et s’il est possible d’imposer les règles nationales. Von Schirach parle de droits fondamentaux européens, mais un monde existe hors de l’Europe.
Markus Schefer: Le terme «internet» ne doit pas forcément induire un automatisme d’impuissance. La question fondamentale porte plutôt sur la manière dont l’État peut assurer l’effectivité des droits fondamentaux dans ce domaine. Comment veille-t-il à ce que les droits fondamentaux soient également appliqués dans les relations privées et dans le cas d’un éventuel rapport international? Suffit-il de bloquer un site internet? Ou la ratification de conventions internationales est-elle nécessaire? Dans l’affirmative, la politique rentrera en jeu. Il n’existe pas de mandat de protection globale et sans faille. Mais cela ne signifie pas, pour autant, qu’un État puisse dire: «Je n’ai rien à voir avec ça», simplement parce que il s’agit de privés sis à l’étranger.
plaidoyer: De nos jours, les autorités emploient de plus en plus souvent des porte-parole. Ils sélectionnent les informations et sont censés montrer l’activité étatique sous son meilleur jour. La vérité passe ainsi souvent à la trappe. Von Schirach exige un droit fondamental formalisant la véracité des déclarations des autorités publiques. Cette exigence peut-elle être concrétisée?
Markus Schefer : Lors des votations et des élections, les déclarations des représentants des autorités sont déjà strictement encadrées. Les autorités sont tenues de reporter des informations exactes. Ces exigences ont été confirmées par une jurisprudence constante du Tribunal
fédéral, au cours de ces dernières décennies. Cette jurisprudence a déclenché un changement de culture au sein des autorités fédérales: elles veillent avec une attention plus accrue à la véracité des informations inscrites dans leur bulletin explicatif.
Hans Georg Seiler: Oui, c’est le cas lors de recours sur une votation. Mais le Tribunal fédéral doit presque revenir sur sa décision pour éviter que tout le monde ne fasse valoir une fausse allégation provenant des informations sur les votations. Dans d’autres cas de figure, les tribunaux doivent vérifier si les informations fournies par les autorités sont correctes. Tel est le cas, par exemple, de l’analyse de la légalité des ordonnances Covid-19. La question se pose de savoir si les prévisions – par exemple le nombre de décès – sur lesquelles le Conseil fédéral s’est fondé pour légitimer une ordonnance étaient correctes. Dans de tels contextes concrets, un tribunal doit pouvoir vérifier l’exactitude des sources des autorités. Mais je me demande à quoi servirait la vérification de la véracité de chaque déclaration d’un fonctionnaire.
Markus Schefer: Je suis du même avis. Si l’on devait appliquer cette jurisprudence sur l’exactitude de l’information hors du contexte des scrutins concrets, le Tribunal fédéral aurait une position trop forte dans le discours public. Je suppose que von Schirach, en parlant du «droit à la vérité», avait surtout en tête la présidence de Donald Trump. On peut, en effet, se demander avec quels mécanismes on veut contrer les faux témoignages grossiers de responsables publics. La situation est tout à fait différente en Suisse, notamment en raison de l’absence d’équivalence. Le pouvoir particulier du président américain doit être mis en balance, ici.
Hans Georg Seiler: J’ai des doutes fondamentaux sur la notion de vérité qui est également très controversée sur le plan théorique par la science. Ce que nous considérons comme la vérité n’est que le stade actuel de l’erreur. Elle peut être réfutée à tout moment. L’idée selon laquelle une instance étatique doit déterminer ce qui est vrai ou faux a conduit à la persécution des hérétiques et aux bûchers. Une autorité étatique qui détermine la vérité est plus dangereuse qu’un fonctionnaire qui ment un peu.
plaidoyer: Selon von Schirach, les droits fondamentaux doivent pouvoir être invoqués par les personnes touchées. Cette question s’est récemment posée, en Suisse, dans le cadre dans l’action des Aînées pour la protection du climat. Cette association souhaitait obliger le Conseil fédéral à agir plus activement en matière de politique climatique, en faisant usage de la voie judiciaire. Le Tribunal fédéral a rejeté le recours, faute d’intérêt digne de protection.
Hans Georg Seiler: La plainte populaire n’existe pas en Suisse. Une mesure ou une omission étatique ne doit pas pouvoir être contestée par n’importe qui, mais seulement par ceux qui sont particulièrement concernés. Et le changement climatique touche, en principe, tout le monde de la même manière. Si tout le monde pouvait recourir contre n’importe quelle mesure ou omission étatique, cela entraînerait une augmentation de la charge de travail pour les tribunaux. Une telle situation n’est pas souhaitable.
Markus Schefer: Ici aussi, il ne faut pas appliquer la loi du «tout ou rien». Il ne doit pas s’agir de permettre, d’un coup, à tout le monde de se plaindre de tout. Mais les questions sociétales importantes doivent aussi être traitées par les tribunaux. Il faut chercher des moyens pour prendre en compte le besoin de protection juridique dans le cadre de la gestion de la crise climatique. Il n’est acceptable de se limiter à dire que ces questions ne concernent pas les tribunaux. C’est ce qui m’a fait réagir au jugement sur les Aînées pour le climat: ne prendre des mesures de protection – par exemple sur la question du climat – que lorsqu’un certain niveau d’intensité est déjà atteint ne peut pas être la solution. Nous devons discuter de la latitude du Tribunal fédéral en tant qu’acteur juridique doté d’un certain pouvoir. Cette discussion ne peut pas être balayée d’un revers de la main, le slogan «État des juges» est trop réducteur. L’Allemagne dispose d’une puissante Cour constitutionnelle. Mais elle n’est pas devenue pour autant un État de juges.
plaidoyer: Souhaitez-vous un Tribunal fédéral doté d’un pouvoir comparable à celui de la Cour suprême américaine?
Markus Schefer: L’influence de la Cour suprême sur les questions sociétales importantes peut être considérée comme positive dans certains domaines, moins dans d’autres: dans le premier tiers du XXe siècle, elle a bloqué toute la législation sociale. D’autre part, la Cour suprême a mis fin à la ségrégation raciale dans le Sud, dans les années 50.
Hans Georg Seiler: Cette argumentation l’illustre bien: l’évaluation «positive» ou pas de cette influence est finalement une question de préférences subjectives.
Markus Schefer: La ségrégation entre les Noirs et les Blancs, le fait qu’il y ait eu des écoles séparées – que ce n’était pas bon n’est pas une question de préférences subjectives! Il s’agit de questions élémentaires de droits fondamentaux et de droits de l’homme. Je m’oppose à ce que les questions de droit constitutionnel soient simplement considérées comme des questions de préférences individuelles.
Hans Georg Seiler: En Suisse, la ségrégation n’est pas un sujet. Et, hormis les cas où la contradiction entre une norme écrite et le sentiment de justice atteint des proportions intolérables, le fait de trouver quelque chose bon ou mauvais est en grande partie une question de point de vue. Les «tribunaux» ne sont pas non plus homogènes, ils débattent de certaines questions. À la Cour suprême, les juges étaient autrefois opposés à la législation sociale aux États-Unis, mais leurs successeurs avaient un autre avis. En conséquence, la jurisprudence a changé.
Markus Schefer: Il n’en reste pas moins qu’une discussion d’un tribunal sur des droits fondamentaux et des droits de l’homme diffère des débats au Conseil fédéral, à l’Assemblée fédérale ou dans un autre discours politique. Les tribunaux ne traitent pas des discussions politiques quotidiennes, mais doivent prendre en compte une pratique de longue date, des cas comparables ou des commentaires juridiques. Pour ce faire, le tribunal s’oriente vers des positions juridiques largement reconnues, qui se sont développées au fil du temps. Il faudrait s’interroger sur l’utilité des tribunaux, si les différences entre discours politique et juridique sont reniées.
plaidoyer: Devrait-on revoir le rôle du Tribunal fédéral, doit-il se muer en Cour constitutionnelle?
Markus Schefer: Je pense qu’il faudrait en rediscuter. Il ne suffit pas de simplement supprimer l’article 190 de la Constitution fédérale, qui formalise l’application des lois fédérales et du droit international par le Tribunal fédéral. Obligation qui prend le pas sur l’application de la Constitution. Il en va de même des discussions sur une réforme de l’organisation judiciaire fédérale: leur point d’ancrage ne doit pas consister à décharger le Tribunal fédéral. Il s’agit de savoir quelle fonction doit avoir un tribunal suprême dans l’organisation de l’État. À mon avis, nous avons bien réussi sans juridiction constitutionnelle, jusqu’à présent. Mais, dans certains cas, le Tribunal fédéral aurait certainement pu davantage prendre en compte la Constitution. Par exemple, la suppression de l’inviolabilité du domicile des demandeurs d’asile et l’admissibilité d’une perquisition sans indices concrets ne devraient pas être possibles. C’est précisément dans de tels cas que les tribunaux devraient fixer des limites.
Hans Georg Seiler: Dans le cadre de la dernière révision planifiée de la loi sur le Tribunal fédéral, le Tribunal fédéral a clairement exprimé son opinion. Il a ainsi indiqué que son cahier des charges était mal défini. Il doit trop souvent traiter de petites affaires, ce qui n’est pas utile. Ces cas pourraient être réglés par les instances inférieures. La révision n’a toutefois pas eu lieu. Le Tribunal fédéral remplit la mission confiée par le législateur. Les questions juridiques importantes sont tout de même scrupuleusement analysées. On peut débattre sur la question de savoir si une Haute Cour ne devrait pas s’occuper davantage de quelques cas importants. L’autre question étant de savoir dans quelle mesure une telle Cour doit «créer», comme la Cour suprême américaine. Selon ma représentation personnelle du droit, ce n’est pas sa mission. Un tribunal est censé combler des lacunes, certes, mais corriger des lois est, à mon avis, du ressort du législateur. y
Markus Schefer est professeur de droit public et administratif à l’Université de Bâle. En sa qualité de membre du Comité des droits des personnes handicapées, il surveille la bonne application de la Convention relative aux droits des personnes handicapées par les États signataires.
Hans Georg Seiler est membre de l’UDC et a exercé en qualité de juge au Tribunal fédéral de 2005 à 2021. Il a présidé la deuxième Cour du Tribunal fédéral ces six dernières années.
De nouveaux droits fondamentaux proposés
Avec la pétition «Jeder Mensch», l’avocat et auteur Ferdinand von Schirach demande que les nouveaux droits fondamentaux européens suivants soient créés:
Article 1: Environnement – Toute personne a le droit de vivre dans un environnement sain et protégé.
Article 2: Autodétermination informationnelle numérique – Toute personne a droit à l’autodétermination numérique. La recherche et la manipulation d’êtres humains est interdite.
Article 3: Intelligence artificielle – Toute personne a le droit de s’attendre à ce que les algorithmes qui l’affectent soient transparents, vérifiables et équitables. Les décisions essentielles doivent être prises par un être humain.
Article 4: Vérité – Toute personne a droit à ce que les déclarations faites par des agents publics soient conformes à la vérité.
Article 5: Mondialisation – Toute personne a le droit de ne se voir offrir que des biens et des services produits et fournis dans le respect des droits de l’homme.
Article 6: Recours en matière de droits fondamentaux – Toute personne peut introduire un recours en matière de droits fondamentaux devant les juridictions européennes en cas de violation systématique de la présente Charte.
L’objectif de von Schirach est d’obtenir le plus grand nombre possible de signatures et un soutien politique pour faire pression sur les États membres de l’UE.