Les arrêts les plus anciens du Tribunal fédéral sur l'art. 28 CC, concernant la protection de la personnalité, ne sont pas les moins intéressants dans l'optique du jugement civil concernant l'espionnage dont ont été victimes les militants du mouvement altermondialiste Attac, de la part de Securitas et de l'entreprise Nestlé.
Ainsi, un arrêt de 1918, l'ATF 44 II 319, c.1, p. 320 déclare-t-il: «(...) La vie en société exige que chacun puisse compter sur la discrétion d'autrui, sans avoir à craindre d'être épié dans son existence privée et de voir sa tranquillité troublée. Ecouter aux portes, épier autrui, a toujours été considéré comme un acte méprisable. (...) Ces préceptes éthiques sont devenus des normes juridiques. L'inviolabilité de la vie privée ne constitue pas simplement un principe moral, c'est aussi une règle de droit, un «bien juridique» (Rechtsgut); elle est un attribut de la personnalité; la loi la protège. En effet, (...) l'art. 28 CC assure la protection de la personnalité en général et règle par conséquent aussi le droit de faire respecter la tranquillité de la vie privée.»
On ne saurait mieux dire, doivent penser les neuf plaignants coauteurs d'un livre critique, «Attac contre l'empire Nestlé» (2004) épiés à leurs domiciles privés lors de la préparation de cet ouvrage par une «taupe» mise en place par Securitas pour le compte de la multinationale basée à Vevey. Devant le Tribunal d'arrondissement de Lausanne, ils ne réclament pas grand-chose (la reconnaissance de l'illicéité de l'atteinte, la publication du jugement dans la presse et une indemnité de 3000 francs par personne pour tort moral), mais, en face, Nestlé ne fait nullement profil bas, contestant le caractère confidentiel des informations transmises dans des courriels. Quant aux réunions de préparation de l'ouvrage auxquelles la taupe a participé, il s'en faut de peu que l'avocat de la multinationale les qualifie de forums publics.
Le président Jean-Luc Genillard est un homme précis, adepte de la théorie des trois sphères. Rappelons que, selon cette théorie, développée par la jurisprudence (TF, 03.06.1971, JdT 1972 I 242), l'art. 28 CC protège les faits de la vie intime et ceux de la vie privée, à l'exclusion des faits de la vie publique. Ce qui donne lieu à ces questions pour le moins ardues pour les témoins: «Elle vous a parlé d'une atteinte à sa sphère privée et intime, ayant été amenée à partager des éléments qu'elle n'aurait pas confiés si elle avait connu l'identité de cette personne?» Estimant la question «trop juridique», une amie d'une plaignante se borne à confier que «ce fut un choc; elle ne se sentait plus en sécurité chez elle». Un professeur d'université témoigne de l'angoisse ressentie par une collaboratrice à la suite de cette intrusion. Le président : «Une intrusion dans sa sphère privée, ou intime?» S'excusant de ne «pas maîtriser ces distinctions», le témoin se borne à souligner les «signes extérieurs d'agitation et de tension d'une personne très sensible quant au caractère privé de son domicile...»
La théorie des trois sphères, toutefois, n'est pas exempte de critiques dans la doctrine; il a ainsi été souligné que la délimitation entre faits de la vie privée et ceux de la vie publique n'est pas nécessairement la même, selon qu'il s'agit d'un quidam ou d'un homme politique, d'un sportif ou d'un artiste. Emporté par son élan, l'avocat de Securitas leur associera les militants altermondialistes, qui «ne peuvent prétendre à une protection de la sphère privée aussi étendue que ceux qui ne participent pas au débat public». Encore un effort, et seuls les abstentionnistes pourront se prévaloir de l'art. 28 CC.