Smart-Care. C’est le nom du petit dernier de la Suva. Il n’a que trois mois, mais il exaspère déjà les avocats. Introduit en ce début d’année 2022, ce nouveau programme numérique a pour but d’automatiser la gestion des sinistres de la plus grande assurance-accidents de Suisse. Une numérisation qui aurait des conséquences considérables, selon les représentants juridiques des victimes d’accidents.
«Jusqu’à présent, les case managers avaient un mandat clair, celui de s’occuper personnellement des accidentés et de les réintégrer dans le monde de travail», rappelle Marco Unternährer, avocat à Lucerne. «On disposait des coordonnées directes d’un spécialiste compétent au bénéfice d’une connaissance détaillée du dossier», confirme l’avocat bâlois Jan Herrmann. Depuis la réorganisation, les interlocuteurs personnels sont aux abonnés absents.
«Votre Suva» décide
«Les appels téléphoniques sont désormais pris en charge par un collaborateur de l’équipe qui, faute d’une attribution claire des cas, ne peut pas donner de renseignements précis», regrette ainsi Alex Beeler, avocat à Lucerne.
Plusieurs avocats affirment par ailleurs avoir reçu des courriels et des lettres de la Suva signés «Votre Suva». Même les décisions ne porteraient plus de signature personnelle. L’avocat zurichois Markus Steudler raconte avoir par exemple récemment reçu une décision concernant une indemnité pour atteinte à l’intégrité et une rente, signée «Votre Suva». Or, «je dois connaître l’auteur de la décision pour pouvoir examiner d’éventuels motifs de récusation», explique-t-il. Selon lui, la Suva viole les droits procéduraux des clients lorsqu’elle ne désigne pas nommément les responsables compétents.
Pour sa part, la Suva justifie ce changement de pratique en invoquant simplement l’évolution rapide de l’informatique et de l’intelligence artificielle. «En numérisant la gestion des sinistres, la Suva se prépare pour l’avenir», confirme ainsi sa porte-parole, Natascha Obermayr. Les tâches routinières liées aux cas d’accidents mineurs, comme les coupures ou les entorses, seront désormais automatisées. Comment? Les ordinateurs compareront le cas concret avec les décisions prises pour d’autres accidents et, sur la base de degrés de probabilité, les traiteront directement ou délégueront la décision à un spécialiste. À partir de la mi-2022, les décomptes d’indemnités journalières seront également automatisés. «Les prestations ne pourront toutefois être refusées qu’après un examen manuel», précise Natascha Obermayr.
Rupture du contact avec les spécialistes
Professeur en droit des assurances sociales, Ueli Kieser se montre également critique face à la nouvelle. Il rappelle que, dans le domaine des prestations, le lien direct entre la personne lésée et l’assurance revêt une grande importance. «C’est d’ailleurs pour cela que les case managers étaient chargés des cas complexes». Il va de soi qu’un règlement des sinistres numérisé et impersonnel est plus léger, plus simple et plus avantageux. «Mais un tel système n’est pas concluant du point de vue des assurés, pour qui une approche nominative est et reste importante.»
Et pourtant, selon le secrétaire général de la Suva, Marc Epelbaum, cette réorganisation apporte une plus-value aux assurés dans la mesure où ils peuvent toujours «être conseillés de manière plus efficace et compétente par des experts spécialisés». En ce qui concerne les coûts, la Suva s’attend à avoir atteint un bénéfice d’environ 30 millions de francs en 2027. «Ces économies permettront de réduire les frais administratifs de la Suva et profiteront directement à nos assurés, car elles entraîneront une baisse des primes».
Tout cela doit être mis en œuvre jusqu’à la fin 2026. D’ici là, la Suva compte économiser 20 pour cent des quelque 800 postes engagés à plein temps pour la gestion des sinistres, soit 160 postes à plein temps. En matière d’efforts et de ressources, la réorganisation est, selon Natascha Obermayr, «le plus grand projet» de l’histoire centenaire de l’établissement.
Frustration des collaborateurs
Ce reformatage surprend d’autant plus que le système des case managers a toujours été plébiscité. Il a été introduit en 2003 par Willi Morger, alors membre de la direction. Les résultats ont rapidement plaidé en sa faveur: en 2004, le nombre de nouvelles rentes a diminué de 4 pour cent, en 2005 de 16,2 pour cent. 521 accidentés, qui auraient certainement fini à l’assurance-invalidité, sont ainsi restés dans le monde de travail. Ce qui correspond à une économie d’échelle d’environ 190 millions de francs en deux ans. Mais alors pourquoi abandonner ce système? Willi Morger n’a «pas de réponse raisonnable» et relève que de nombreux collaborateurs de la Suva seraient «frustrés». Certains prendraient même une retraite anticipée «pour ne pas supporter le nouveau processus».
La porte-parole de la Suva se veut rassurante et affirme que les collaborateurs de la gestion des sinistres continuent de s’occuper des tâches complexes. Ils prendraient personnellement contact avec les accidentés, les entreprises, les fournisseurs de prestations et d’autres partenaires comme les avocats, «lorsque cela s’avère judicieux ou nécessaire».
Pour Marco Unternährer, en revanche, il est clair que «les accidentés vont rester sur le carreau». Cela fait d’ailleurs plusieurs années qu’il observe au sein de la Suva «une dégradation du concept de droit des assurances sociales». Il cite comme exemple «l’application restrictive des évaluations de rentes par le service juridique ou les processus de réintégration précipités». La Suva s’éloignerait ainsi toujours plus d’une assurance sociale pour devenir une assurance privée. Un «centre de profit», comme l’appelle désormais l’avocat. Un terme qui se rapproche passablement de la réalité au vu des bénéfices et des réserves confortables d’environ 60 milliards de francs. y
La Suva baigne dans l’argent
Active depuis 1918, la Suva emploie environ 4370 personnes réparties entre son siège principal à Lucerne, ses 18 agences éparpillées dans toute la Suisse et ses deux cliniques de réadaptation situées à Bellikon et Sion. En tant qu’entreprise indépendante de droit public avec un volume de primes de 4,3 milliards de francs, elle assure environ 130 000 entreprises et deux millions de personnes actives contre les conséquences d’un accident. En 2021, la Suva a réalisé une performance de 7,5 pour cent avec ses placements en Bourse. Son patrimoine a augmenté de 3,9 milliards de francs, passant de 55,7 à 59,5 milliards de francs. La fortune de la Suva est aujourd’hui plus importante que jamais.