La saga de «la base légale à créer pour pouvoir surveiller secrètement les assurés de l’assurance sociale» n’est pas terminée. Le Conseil fédéral a proposé, en février 2017, d’inscrire dans la LPGA un article 43a, qui autoriserait la surveillance secrète des assurés «par des enregistrements visuels». La Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil des Etats a considéré qu’il fallait, pour la surveillance des assurés, aller vite: elle a ainsi proposé de donner au nouvel article 43a LPGA la forme d’une initiative parlementaire. Le 14 décembre 2017, le Conseil des Etats a, par 32 voix contre 8, adopté un projet d’article 43a LPGA qui va plus loin que le projet du Conseil fédéral, en tant qu’il autorise une surveillance secrète des assurés non seulement par des enregistrements visuels, mais aussi par des enregistrements sonores et par des instruments techniques, tels que les traceurs GPS. Le Conseil national devrait se prononcer, lui, lors de la session des Chambres du printemps 2018.
Les professeurs de droit de différentes universités de Suisse ont montré à quel point les projets de nouvel article 43a LPGA de nos autorités sont liberticides: champ d’observation beaucoup plus large que celui prévu à l’article 282 du Code de procédure pénale, qui limite l’observation à la voie publique et, pour ce champ d’observation élargi, nécessité de n’avoir recours à l’autorisation d’un juge que pour la pose de traceurs GPS; enfin absence totale de disposition sur la question de la valeur probante à donner à une surveillance secrète qui ne respecterait pas les règles qui président à sa mise en œuvre et/ou à son déroulement.
Mais, curieusement, ni la doctrine, ni l’administration, ni les membres du Conseil des Etats ne semblent s’être, pour ce qui est de cette surveillance secrète des assurés, posé la question de savoir s’il s’agit là d’une mesure d’instruction des cas qui, véritablement, a sa place dans le domaine des assurances sociales.
Les prestations de l’assurance sociale visées par la surveillance secrète des assurés sont les rentes d’invalidité de l’AI et celles de l’assurance accidents selon la LAA – les rentes de vieillesse et de survivants n’étant, à l’évidence, pas concernées. Or, est invalide au sens des articles 7 et 8 LPGA, celui ou celle présentant, ensuite de telle ou telle atteinte à sa santé, une incapacité de gain permanente ou de longue durée. Et qui peut se prononcer sur l’existence de telle ou telle atteinte à la santé? Les médecins traitants, les médecins employés par l’assurance, les médecins nommés experts par l’assurance et les médecins des COMAI (Centres d’observation médicale de l’AI). Qui peut se prononcer sur les conséquences de telle ou telle atteinte à la santé sur la capacité de travail de l’assurée dans telle ou telle activité? Les médecins que l’on vient de dire, aidés, s’il est besoin, par les COPAI (Centres d’observation professionnelle agréés par l’AI), par les Cliniques de réadaptation de la SUVA, ainsi que par les ateliers d’évaluation au travail que ces cliniques ont en leur sein.
L’assuré peut-il, pour ce qui est de son atteinte à la santé et de sa capacité de travail dans telle ou telle activité, tromper tous les médecins qui ont été chargés de l’examiner, et tromper aussi, le cas échéant, le ou les Centres d’observation professionnelle (COPAI) où il a passé plusieurs jours, voire plusieurs semaines en observation?
Disons que, pour cela, il faudrait être très fort, puisque, pour qu’une invalidité puisse être, ne serait-ce qu’envisagée par l’assureur social, il doit y avoir eu, au départ, une longue incapacité de travail (de plus d’une année, selon l’article 28 LAI). En plus, comme le disent tous les médecins psychiatres qui se respectent, il peut toujours y avoir des cas de simulation au sens de la CIM-10, mais ces cas sont rares et, généralement, détectés par le ou les médecins psychiatres intervenus dans le dossier.
Reste qu’il y aurait eu, l’année passée, nous dit le Conseil fédéral, 180 cas de «fraude», dont la découverte par le biais de la surveillance secrète des assurés a permis d’économiser 400 millions de francs. Lorsque le Conseil fédéral dit cela, le dit-il sur la base de dossiers qu’il a pu lire? Très probablement pas, puisque l’OFAS s’est sans doute fait communiquer par les 26 offices de l’AI et les 18 agences d’arrondissement de la SUVA, les chiffres que ces derniers ont bien voulu lui communiquer, mais pas les dossiers des personnes concernées, dossiers qu’il aurait fallu lire, avant de pouvoir dire qu’il y a effectivement des assurés qui, s’ils n’avaient pas été surveillés par un détective, auraient, malgré tous les examens médicaux réalisés sur leur personne et/ou une observation par COMAI, réussi à obtenir une rente. Les 180 cas dont nous parle le Conseil fédéral auraient évidemment dû faire l’objet d’une étude systématique, et être catégorisés, de manière à ce que l’on sache dans quelle hypothèse une surveillance par détective est propre à faire, sur le plan de l’état de santé et de la capacité ou de l’incapacité de travail de l’assuré, apparaître des éléments déterminants, que les examens médicaux et une observation COMAI ne sont pas à même de révéler.
Mais voilà, le Conseil fédéral et le Parlement n’ont peut-être pas la moindre envie de faire dans le rationnel, mais seulement de signifier aux assurés qui voudraient demander des prestations d’invalidité à l’AI ou à un assureur LAA, qu’ils peuvent bien le faire, mais qu’alors ils risquent d’être surveillés par un détective et, avec, pour cette surveillance, des droits bien moindres que le prévenu n’en a dans le cadre d’une procédure pénale! Il s’agirait «de donner», comme le dit la professeure Anne-Sylvie Dupont, «l’impression que toute personne assurée qui demande des prestations d’invalidité est un abuseur potentiel».
Et, dernière question que les membres du Conseil des Etats auraient dû se poser, au sujet d’une loi qui, comme l’a relevé la doctrine, multiplie les notions juridiques imprécises: celle de savoir si les organismes de sécurité sociale des grands pays qui nous entourent, comme la France et l’Allemagne, font surveiller leurs assurés par des détectives et, si oui, dans quelle mesure et avec quel arsenal législatif.
Jean-Marie Agier,
avocat-conseil à Lausanne
Philippe Graf,
Avocat spécialiste FSA responsabilité civile et droit des assurances