Dans la plupart des cantons, la plus haute cour exerce la surveillance sur les tribunaux inférieurs, tout en étant elle-même contrôlée par le Parlement. En Suisse romande et au Tessin en revanche, c'est un Conseil de la magistrature qui exerce la surveillance sur les tribunaux, le Parlement se limitant à contrôler le budget de la justice. Vaud dispose d'une variante, avec un «tribunal neutre» constitué par le Grand Conseil. Au niveau fédéral, le Tribunal fédéral exerce la surveillance sur les tribunaux fédéraux inférieurs, en étant lui-même surveillé par l'Assemblée fédérale.
Dans certains cantons, les juges de première instance sont élus par le peuple, alors que les juges cantonaux sont, au contraire, choisis par le Parlement. Les juges fédéraux sont élus par l'Assemblée fédérale.
Plaidoyer: la justice suisse est-elle indépendante ou est-elle placée sous la surveillance d'un autre pouvoir public? Et doit-elle être surveillée?
Franz Steinegger: En tant que parlementaire, je ne me suis jamais considéré comme un surveillant de la justice. J'étais plutôt critique lorsque certains voulaient sacquer un juge fédéral. Je ne suis pas favorable à une véritable surveillance de la justice.
Rainer Schweizer: Il est clair que, aux niveaux fédéral et cantonal, il s'agit de surveiller uniquement la direction des tribunaux et non pas les jugements eux-mêmes. Au niveau fédéral, une réglementation prévoit que le TF contrôle la direction des tribunaux fédéraux inférieurs - Tribunal administratif fédéral, Tribunal des brevets et Tribunal pénal fédéral - et en réfère ensuite au Parlement ou, plus précisément, aux Commissions de gestion et des finances.
Plaidoyer: Cela signifie que le pouvoir législatif contrôle le pouvoir judiciaire.
Rainer Schweizer: Oui. Même dans les cantons où l'instance supérieure exerce la surveillance sur les cours inférieures, c'est finalement le Parlement qui exerce le contrôle. Mais, sur ces questions, il est toujours important de se demander jusqu'où va l'autonomie des tribunaux concernant leur administration. J'observe une tendance à une responsabilisation accrue en la matière, par exemple pour les questions de personnel ou de système informatique. Mais il reste des cantons où le Département de la justice décide du nombre d'ordinateurs dans un tribunal et où le Conseil d'Etat engage les greffiers.
Plaidoyer: Apparemment, le pouvoir exécutif a aussi une grande influence sur la justice.
Rainer Schweizer: Oui. C'est ainsi qu'on explique souvent que les tribunaux manquent de compétences dans la gestion du personnel ou de l'informatique.
Franz Steinegger: Ce qui pose problème, c'est lorsque le Département de la justice intervient sur des questions particulières.
Plaidoyer: La surveillance exercée par le législatif et l'exécutif est-elle conciliable avec la séparation des pouvoirs?
Rainer Schweizer: La question de la séparation des pouvoirs se pose en effet, car la surveillance exercée par le Parlement ou le tribunal supérieur sur les tribunaux inférieurs est parfois pointilleuse. Sur le plan fédéral, il était par exemple problématique que d'anciens juges devenus parlementaires doivent procéder à la surveillance des statistiques des affaires qu'ils avaient liquidées. Cela a même valu des avertissements à des juges suppléants.
Franz Steinegger: Ce qui me paraît important, c'est que l'indépendance de la justice ne soit pas seulement respectée par l'autorité de surveillance vis-à-vis des tribunaux, mais aussi au sein même de l'organisation judiciaire, c'est-à-dire entre un tribunal supérieur et une instance inférieure.
Plaidoyer: Les autorités de surveillance examinent-elles aussi la qualité des jugements?
Rainer Schweizer: Il y a des cas, sur le plan cantonal, où des juges n'ont pas été réélus ou ont reçu un avertissement à la suite de manques de performance. C'est compréhensible, mais cela met en cause l'indépendance des juges.
Franz Steinegger: Des informations de ce type sur des manques de performance de certains juges proviennent en fait, à chaque fois, de l'appareil judiciaire et non pas de l'extérieur. Et il en faut toujours beaucoup pour provoquer une pareille volée de bois vert de la part des collègues.
Plaidoyer: Rainer Schweizer, vous critiquez le système de surveillance par une commission parlementaire.
Rainer Schweizer: Oui, il m'inspire des doutes, surtout en cas d'enquête administrative ou disciplinaire à l'encontre d'un juge. Il faudrait, pour ces affaires, une instance indépendante avec une procédure claire. Par exemple, le TF peut mener des enquêtes à l'encontre des tribunaux fédéraux inférieurs. Ce n'est que pour une destitution qu'il faut d'abord présenter une requête au Parlement. A mon avis, cela ne va pas. Je suis d'accord avec Monsieur Steinegger, chaque tribunal a une position indépendante. Nous devons réfléchir à de nouveaux modèles.
Plaidoyer: Vous voulez parler des modèles romand et tessinois de Conseil de la magistrature?
Rainer Schweizer: En effet. Et ces conseils existent aussi en Italie, avec le Consiglio superiore della magistratura et, en France, avec le Conseil supérieur de la magistrature. Ces institutions remplissent les fonctions essentielles de surveillance de la justice. Le Parlement se concentre pour sa part sur les aspects financiers et ne se mêle pas de questions touchant aux personnes.
Franz Steinegger: On peut se demander, de manière générale, si la surveillance des tribunaux se justifie ou si l'indépendance de la justice doit être illimitée. Cela voudrait dire que les juges seraient élus à vie et non soumis à réelection, comme en Allemagne ou aux USA. En Suisse, nous cultivons une autre tradition, celle de la surveillance par le Parlement ou le peuple. Je ne trouve pas cela infondé, car je ne vois pas d'autre organe que le peuple ou ses représentants pour surveiller l'appareil judiciaire. C'est une manière de garantir la légitimité démocratique. Ce qui me paraît difficile avec d'autres systèmes...
Rainer Schweizer: Lorsqu'il s'agit de comportements problématiques de juges, par exemple une violation du secret de fonction, il faudrait un examen par une instance rattachée à la justice, mais cependant indépendante, telle que les conseils de la magistrature.
Plaidoyer: Comment devrait se composer un conseil de la magistrature? Qui nomme ses membres?
Rainer Schweizer: En Suisse romande et au Tessin, ils sont la plupart du temps composés de membres du Parlement cantonal et des tribunaux ainsi que d'avocats, avec plusieurs combinaisons possibles. C'est un progrès en comparaison d'une simple surveillance par un tribunal supérieur ou une commission parlementaire.
Franz Steinegger: Je doute que nous puissions avoir un groupement qui n'exerce qu'une fonction de surveillance. Mais je reconnais que le Parlement est dépassé en cas de conflit dans un tribunal: j'en ai fait parfois l'expérience en tant que président de parti et conseiller national. En pareils cas, une structure spéciale aurait été indiquée pour clarifier la situation. Mais, en l'absence de légitimité démocratique, je limiterais le pouvoir de cette structure à un rôle de conseiller pour l'autorité ordinaire de surveillance.
Plaidoyer: Les juges sont généralement membres d'un parti. Une commission parlementaire est aussi composée de membres de partis. N'est-ce pas problématique?
Franz Steinegger: Je ne surestimerais pas le problème, même s'il y a évidemment déjà eu des cas où un collègue de parti a été protégé par la considération qu'on lui portait. Mais il va de soi que la retenue s'impose dans une instance de surveillance: on doit se considérer comme parlementaire et pas comme membre d'un parti.
Rainer Schweizer: Il y a eu des cas de solidarité partisane dans quelques cantons. Il serait ainsi déjà utile que le tribunal supérieur puisse prendre position sur l'éligibilité de juges, comme c'est aujourd'hui le cas dans le canton de Vaud. Je trouve problématique que, sur le plan fédéral, les tribunaux ne puissent pas prendre position sur les candidats.
Franz Steinegger: La question est de savoir si cette prise de position serait formelle ou informelle. Cela fait partie de la préparation d'un engagement de prendre des renseignements sur un candidat, que ce soit à Lausanne ou à Saint-Gall, la question n'étant pas de savoir s'il a beaucoup publié, mais comment il exerce l'activité de juge.
Rainer Schweizer: Pour moi, des renseignements informels n'équivalent pas à une recommandation. Il faudrait un conseil extérieur sur les qualifications, indépendamment de l'appartenance à un parti.
Plaidoyer: Les Conseils de la magistrature de Suisse romande et du Tessin ont-ils, de leur côté, une légitimité démocratique?
Rainer Schweizer: Oui. Les Conseils de la magistrature des cantons du Tessin, de Neuchâtel, du Jura et de Fribourg sont élus par le Parlement. Ils sont au même rang qu'un tribunal, avec toutefois une fonction spécifique. Ces conseils sont compétents matériellement et sont élus selon une procédure équitable. Les conseils de la magistrature n'ont par ailleurs pas de fonction législative.
Franz Steinegger: Je peux concevoir une telle structure comme un instrument à disposition du Parlement, mais pas l'élire au rang de surveillant des tribunaux cantonaux.
Rainer Schweizer: C'est exactement ce type de solution qu'on a adopté au Ministère public de la Confédération, avec une Commission de surveillance choisie par le Parlement.
Plaidoyer: En quoi devraient consister les compétences de tels conseils?
Franz Steinegger: Un conseil de la magistrature devrait être compétent lorsqu'il existe des divergences au sein d'un organe, ou entre des organes, et que leur efficacité s'en trouve réduite.
Rainer Schweizer: Je partage cet avis. Au niveau fédéral, l'affaire Schubarth avait mis en évidence que la destitution d'un juge n'était pas une question réglée. On avait constaté qu'il fallait établir des sanctions en matière de surveillance des juges. Mais ce qui me semble le plus important, c'est que l'instance de surveillance enquête pour savoir comment le sable est arrivé à gripper les rouages.
Rainer Schweizer, 68 ans, avocat, est professeur honoraire de droit constitutionnel, de droit européen et de droit international public à l'Université de Saint-Gall. Il a notamment été juge suppléant à l'ancien Tribunal fédéral des assurances.
Franz Steinegger, 69 ans, est avocat dans sa propre étude. Il a été conseiller national de 1980 à 2003 et président du Parti radical suisse de 1989 à 2001. Il siège aujourd'hui dans différents conseils d'administration et préside, entre autres, le conseil d'administration de la NZZ.