1. Introduction
Parmi les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, seuls la Suisse, le Liechtenstein, Monaco et Saint-Marin n’ont encore ratifié ni la Charte sociale européenne de 1961 ni la version révisée de 1996 de ce traité international de portée régionale1. Or, la CSE(R) se présente comme le pendant2 de la CEDH sur le terrain des droits sociaux fondamentaux et établit, pour ainsi dire, la «Constitution sociale de l’Europe»3. En outre, la Suisse a signé la CSE en 1976 déjà et le Conseil fédéral insiste sur l’importance juridique et politique de cet instrument, qu’il qualifie de «convention phare» et d’«instrument européen de référence». Après un survol du système de traités formant la Charte sociale européenne (2), nous étudierons les tentatives entreprises par la Suisse pour y adhérer (3), avant d’esquisser, en quelques traits non exhaustifs, les obstacles et les avantages d’une ratification (4).
2. Le système de la Charte sociale européenne
2.1 Les Chartes sociales européennes
Signée le 18 octobre 1961 à Turin et entrée en vigueur sur le plan régional le 26 février 1965, la Charte sociale européenne originaire (CSE) englobe, dans sa partie II, dix-neuf droits économiques, sociaux et culturels qui détaillent les objectifs fixés dans la partie I et que les Etats parties s’engagent à respecter, en tout ou en partie, selon un système partiellement optionnel dit «à la carte»5. Le 5 mai 1988, la CSE fut complétée par un Protocole additionnel contenant quatre garanties nouvelles. Un Protocole d’amendement, adopté le 21 octobre 1991 et mis en vigueur en large partie avant sa ratification par l’ensemble des Etats parties, simplifia les procédures de contrôle, améliora la participation des partenaires sociaux et conféra une publicité et une transparence accrues au système de contrôle sur rapports6. Le 9 novembre 1995 fut adopté le Protocole additionnel prévoyant un système de réclamations collectives; celui-ci permet aux partenaires sociaux (syndicats et organisations patronales) et à certaines organisations internationales ou nationales non gouvernementales de se plaindre d’une situation considérée comme insatisfaisante au regard de la Charte sociale devant un comité d’experts indépendants, le Comité européen des droits sociaux (CEDS). Pour tenir compte des changements sociaux intervenus depuis l’adoption de la CSE, le Conseil de l’Europe adopta, le 3 mai 1996, la Charte sociale européenne révisée (CSE(R), qui entra en vigueur le 1er juillet 1999.
2.2 Les mécanismes de contrôle
Le CEDS est compétent pour évaluer si une situation – soit une pratique ou une réglementation nationale – est conforme à la CSE(R) du point de vue juridique. Ce contrôle s’effectue sur plainte dans le système de réclamations collectives introduit par le PA/CSE 1995 (ou par le biais d’une déclaration, selon l’art. D § 2 CSE(R), auquel le Conseil fédéral n’envisage toutefois pas de souscrire7. Le contrôle «ordinaire» s’opère dans le cadre des rapports nationaux que les Etats sont tenus de soumettre au CEDS à un rythme régulier au sujet des dispositions qu’ils ont acceptées8. Composé de représentants des Etats parties à la CSE(R), un Comité gouvernemental intervient à la suite du CEDS en vue de préparer les séances du Comité des ministres, notamment en sélectionnant, selon des considérations de politique sociale et économique, les situations de non-conformité qui devraient faire l’objet d’une recommandation ou, au contraire, d’un avertissement préalable à l’égard de l’Etat retenu défaillant par le CEDS9. Le Comité des Ministres, organe intergouvernemental «politique» du Conseil de l’Europe, clôt la procédure de contrôle des rapports après avoir pris connaissance des conclusions du CEDS et du Comité gouvernemental ainsi qu’après avoir, à titre exceptionnel, adopté une recommandation – certes non juridiquement contraignante, mais relevant du «naming and shaming» – à l’encontre d’un Etat partie10.
3. Les tentatives suisses de ratifier la Charte sociale européenne (révisée)
3.1 Une première tentative
La Confédération helvétique ratifia la CEDH le 28 novembre 197411. Son alter ego en matière de droits sociaux fondamentaux, la CSE, fut signé par la Suisse le 6 mai 197612. Dans son Message du 13 juin 1983 concernant la CSE, qui ne fut rédigé que tardivement en raison de divergences d’opinions au sein de l’administration fédérale quant à l’opportunité de soumettre la législation sociale au contrôle d’instances internationales13, le Conseil fédéral en recommanda la ratification à l’Assemblée fédérale14. Craignant notamment que l’adhésion de la Suisse à la CSE pût consacrer un droit de faire grève au sein de l’ordre juridique national, le Conseil des Etats et le Conseil national s’opposèrent cependant à la ratification en 1984, respectivement en 198715.
3.2 La deuxième tentative
Une initiative parlementaire du groupe socialiste relança, le 19 juin 1991, le processus tendant à la ratification de la CSE, voire de la CSE(R) alors en cours d’élaboration. Le Conseil national y donna suite le 29 avril 199316. Le traitement de l’initiative parlementaire aboutit toutefois à la confection de deux rapports et d’un rapport complémentaire de l’administration fédérale, adoptés par la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national en 1996 et de 2002 à 2004, qui conclurent à l’impossibilité de ratifier la CSE(R). Après l’introduction d’un droit (conditionnel) de faire grève à l’art. 28 al. 3 et 4 de la Constitution fédérale du 18 avril 1999, les détracteurs de la ratification se concentrèrent sur les réserves émises par les cantons consultés au sujet de leurs compétences en matière sociale et sur des incompatibilités du droit suisse d’alors avec les droits à la sécurité sociale et à l’assistance sociale et médicale ainsi qu’avec le droit des travailleurs migrants et de leurs familles à la protection et à l’assistance17. Ces craintes et ces résistances conduisirent, le 17 décembre 2004, au classement de l’initiative parlementaire par le Conseil national, par 104 contre 84 voix18.
3.3 La troisième tentative en cours
Ensuite de diverses sollicitations au sein de la société civile pour que la Suisse adhérât (enfin) à la CSE(R)19, la Commission de politique extérieure du Conseil des Etats adopta, le 12 janvier 2010, le postulat n° 10.3004 chargeant le Conseil fédéral de présenter un rapport sur la «Compatibilité de la Charte sociale européenne révisée avec l’ordre juridique suisse». Soutenu par le pouvoir exécutif, ce postulat fut endossé par le Conseil des Etats le 8 mars 2010; après consultation des cantons et du CEDS, le Conseil fédéral rendit son rapport le 2 juillet 201420. Dans ce qu’il est permis de qualifier – plusieurs décennies après la signature de la CSE – de prise de position remarquable21, consécutive à l’examen approfondi précité, le Conseil fédéral conclut que, «d’un point de vue juridique, il apparaît que la Suisse serait aujourd’hui en mesure d’accepter les six articles indispensables du noyau dur et, ainsi, de ratifier la CSE révisée. A cela s’ajoute que la Suisse pourrait accepter le nombre requis de dispositions supplémentaires» hors noyau dur22.
3.4 Derniers développements
C’est une résistance politique qui semble actuellement empêcher toute avancée dans le processus de ratification de la CSE(R). Face à la motion n° 15.3804 du 7 septembre 2015 émanant de conseillers nationaux de la droite conservatrice UDC et prônant le «Renoncement à la ratification de la Charte sociale européenne», le Conseil fédéral rappela en effet, le 25 novembre 2015, le contenu de son rapport du 2 juillet 2014; il réitéra la compatibilité de l’ordre juridique suisse avec les engagements minimaux requis par la CSE(R), réfutant ainsi implicitement les conceptions «juridiques» que faisaient valoir les motionnaires à l’encontre d’une ratification. Du point de vue politique, cela étant, le Conseil fédéral précisa que son rapport avait fait l’objet de débats au niveau des deux Chambres du Parlement dès l’automne 2014, sans que ces dernières parvinssent, pour l’heure, à prendre position quant aux suites à y réserver.
4. Quels sont les éventuels obstacles à une adhésion?
4.1 Les obstacles juridiques (désormais inexistants)
4.1.1 Le spectre du droit de grève
Pendant longtemps, le principal argument opposé à la ratification de la CSE(R) concernait le risque de voir notre pays contraint d’introduire un droit de grève, y compris en faveur des fonctionnaires23. Entretemps, la Suisse a toutefois accepté d’être liée par, entre autres, les art. 11 CEDH, la Convention de l’OIT n° 87 concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical du 9 juillet 194824 et l’art. 8 § 1 let. d Pacte ONU I qui tous, implicitement ou explicitement, protègent le droit de grève, sans compter la reconnaissance, certes alambiquée, de cet instrument de lutte syndicale à l’art. 28 al. 3 Cst. en 199925.
4.1.2 La compatibilité du droit suisse avec la plupart des dispositions de la CSE(R)
La CSE(R) prévoit, pour rappel, un système flexible d’engagements dit «à la carte», qui vise à faciliter la ratification du traité originaire ou révisé par les différents Etats membres du Conseil de l’Europe. Ceux-ci seront ensuite encouragés à étendre progressivement la liste de leurs engagements par une simple déclaration adressée, à tout moment, au secrétaire général de l’organisation paneuropéenne26. Au titre de la CSE(R), chaque Etat doit accepter au minimum six des neuf articles formant le «noyau dur» du traité27. Il doit de surcroît, s’engager à observer un nombre supplémentaire d’articles ou de paragraphes numérotés de la partie II totalisant au moins seize articles ou soixante-trois paragraphes. Tandis que la capacité helvétique d’accepter le nombre supplémentaire minimum de dispositions de la CSE(R) n’a, comme le Conseil fédéral l’a confirmé récemment, jamais posé problème, notre pays étant actuellement à même d’observer entièrement 20 des 31 articles de la CSE(R) contenant des garanties matérielles ou 76 paragraphes numérotés28, ce sont les dispositions du noyau dur qui ont été perçues comme un obstacle à la ratification. Qu’en est-il aujourd’hui, à l’aune du Rapport du Conseil fédéral sur la CSE(R), de la compatibilité du droit suisse avec la Charte?
(I) Le droit au travail garanti à l’art. 1er CSE(R), que la Suisse est d’ailleurs déjà censée mettre en oeuvre en vertu de l’art. 6 Pacte ONU I, n’oblige pas l’Etat à procurer un emploi à quiconque; il protège davantage la possibilité «de gagner sa vie et de vivre dignement grâce aux fruits de son travail»29. Ce droit doit donc en particulier être interprété, d’une part, dans sa dimension programmatique proche du but social inscrit à l’art. 41 al. 1 lit. d Cst., d’autre part, dans ses dimensions (justiciables) de respect et de protection, qui visent à abolir les barrières à l’accès (érigées tant par des acteurs publics que privés) à l’exercice libre et non discriminatoire d’un travail ainsi qu’à encourager le travailleur à acquérir les outils (formation) pour accéder et s’intégrer au monde professionnel30. La Suisse remplit ces exigences.
(II/III) L’ordre juridique national – qui comprend d’ailleurs divers instruments garantissant ces mêmes droits fondamentaux31 – s’avère en outre conforme aux art. 5 et 6 CSE(R) protégeant le droit syndical et le droit de négociation collective. La Confédération et le CEDS sont en effet arrivés à un «compromis» sur le niveau de protection suffisante, au regard de l’art. 5 CSE(R), des art. 336 al. 1 lit. b et al. 2 lit. a cum 336a al. 2 CO, qui sanctionne par une indemnité plafonnée à six mois de salaire le licenciement abusif d’un travailleur (sans possibilité d’ordonner sa réintégration) en raison de son appartenance ou de son activité syndicale; le CEDS a concédé que ces dispositions légales helvétiques, couplées à la possibilité pour le travailleur licencié de requérir un dédommagement complémentaire pour tort moral, respectaient l’art. 5 CSE(R)32. Cela dit, rien n’aurait, selon nous, empêché la Suisse d’accepter l’art. 5 CSE(R) en dépit d’un tel compromis, dès lors qu’elle est déjà tenue d’adapter le CO à cet égard en vertu des conventions de l’OIT, dont la violation avait été constatée par le Comité de la liberté syndicale de cette organisation33.
(IV) De par la Constitution34, son appartenance à la Convention du 20 novembre 1989 relative aux droits de l’enfant35 et sa législation en matière de droit du travail et pénale36, la Suisse répond aux attentes de l’art. 7 CSE(R) sur le droit des enfants et des adolescents à la protection; une entente avec le CEDS a par ailleurs été trouvée quant à la conformité de la formation professionnelle initiale duale (apprentissage) avec le droit européen37.
(V) Tel que le résume le Conseil fédéral38, le droit de la famille à une protection sociale, juridique et économique, garanti à l’art. 16 CSE(R), exige, au niveau de la protection sociale, l’accès à une offre suffisante de logements, de structures de garde des enfants à un coût abordable et de qualité, de services consultatifs pour familles et la participation des associations de défense des familles à l’élaboration des politiques familiales; au titre de la protection juridique, les conjoints doivent être égaux en droits et en responsabilités, il doit exister des services de médiation familiales et l’Etat doit lutter contre les violences domestiques; quant à la protection économique, elle inclut des prestations familiales d’un montant suffisant et des abattements fiscaux. La conformité avec ce droit posait problème vis-à-vis des gens du voyage. Récemment, la Suisse a consenti des efforts pour mettre à la disposition de cette minorité plus de places de séjour et de transit pour qu’elle puisse mener une vie familiale sans heurts, de sorte que la Suisse devrait globalement respecter l’art. 16 CSE(R).
(VI) La Suisse dispose d’ores et déjà de l’arsenal juridique requis39 pour garantir adéquatement l’égalité de chances et de traitement en matière d’emploi et de profession, sans discrimination fondée sur le sexe (art. 20 CSE[R]), que ce soit au niveau de la garantie de l’égalité de traitement dans et devant la loi, de la promotion de cette égalité dans les faits, de l’existence de voies de recours efficaces et de réparation en cas de discrimination alléguée, de l’allégement du fardeau de la preuve (art. 6 LEg) ou de la notion d’égalité salariale40.
Le Gouvernement helvétique a en revanche retenu que l’ordre juridique ne permettait pas, sans modification préalable, d’accepter sans réserves les art. 12 (§ 1 et 4), 13 (§ 1 et 4) et 19 (§ 4, 6, 8 et 10) CSE(R) protégeant, respectivement, (VII) le droit fondamental à la sécurité sociale, (VIII) le droit à l’assistance sociale et médicale et (IX) le droit des travailleurs migrants et de leurs familles à la protection et à l’assistance41. A la lumière des art. 9 et 12 Pacte ONU I et 24 et 26 CDE (droits à la sécurité sociale et à la santé), du Code européen de sécurité sociale42 et de l’art. 12 Cst. (droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse), on peut prima facie s’étonner que la Suisse éprouve des difficultés à accepter les art. 12 et 13 CSE(R). Cette position s’explique cependant, s’agissant de l’art. 12 § 1 et 4 CSE(R), par l’absence d’une assurance sociale obligatoire d’indemnités journalières en cas de maladie et par certaines spécificités liées au régime suisse des assurances sociales (notamment absence de conventions bi- ou multilatérales de sécurité sociale avec certains Etats parties hors UE/AELE; exigence d’une longue période de résidence en Suisse avant de pouvoir prétendre à des prestations complémentaires à l’AVS/AI)43. S’agissant de l’art. 13 § 1 et 4 CSE(R), il est susceptible de s’opposer à la révocation du permis détenu par des étrangers résidant légalement en Suisse du seul fait de leur dépendance de l’aide sociale44, au traitement moins favorable au regard du montant de l’aide sociale versé aux requérants d’asile et aux personnes admises provisoirement en Suisse par rapport aux nationaux, de même qu’au refus de prestations d’aide sociale en faveur des ressortissants étrangers (en principe, des seuls Etats parties à la Charte sociale45) en séjour temporaire46. Quant à la problématique relative à l’art. 19 CSE(R), elle résulte aussi en large partie de la politique migratoire restrictive appliquée par notre pays47.
Comme synthèse, on retiendra que la Confédération est, d’un point de vue juridique, en mesure d’accepter non seulement un nombre d’articles ou de paragraphes hors noyau dur supérieur aux seize articles ou aux soixante-trois paragraphes requis par l’art. A § 1 lit. c CSER; elle peut par ailleurs se considérer comme liée par le minimum de six des neuf articles du noyau dur de la CSE(R), selon l’art. A § 1 lit. b CSE(R). Par conséquent, force est de relever qu’aucun obstacle de nature juridique ne s’oppose à l’adhésion de la Suisse à la CSE(R).
4.2 Les possibles obstacles de nature politique
L’absence d’obstacles juridiques à la ratification de la CSE(R) par la Suisse ne signifie pas encore que l’adhésion audit instrument serait imminente, comme le démontrent le défaut d’une décision quant à la suite à donner au Rapport du 2 juillet 2014 au sein de l’Assemblée fédérale et la motion n° 15.3804, qui laisse entrevoir les motifs politiques ou d’opportunité susceptibles de retarder, une fois de plus, le processus de ratification. Nous les aborderons brièvement.
(I) Les opposants à la ratification de la CSE(R) mettent en avant l’existence en Suisse d’un Etat social renforcé et cohérent, qui rendrait superflu l’adhésion à cet instrument. D’un point de vue conceptuel, la législation sociale suisse, à laquelle il est fait référence et qui est effectivement fournie et protectrice, se distingue nettement des garanties instaurées par la CSE(R). D’une part, celles-ci constituent des droits de l’Homme qui ont pour corollaire de mettre des positions sociales fondamentales à l’abri des éventuelles modifications hâtives ou trop radicales décrétées par une majorité au sein des parlements nationaux48. D’autre part, le fait de ratifier la CSE(R) offre une protection additionnelle aux titulaires de ces droits fondamentaux, notamment aux personnes démunies, qui pourront en obtenir la protection par le juge, soit par l’intermédiaire d’une loi appelée à en concrétiser un certain aspect (tel que le commande souvent la pratique relative à la CSE(R), par exemple au titre du droit au logement [art. 31 CSER]), soit en se fondant directement sur l’instrument conventionnel, auquel il apparaît trop simplificateur de dénier d’emblée toute forme d’applicabilité directe49. La valeur ajoutée d’une ratification en termes de protection accrue de l’individu et, plus particulièrement, des minorités est partant indéniable.
(II) Les opposants estiment que la CSE(R) contiendrait des obligations incompatibles avec la structure fédéraliste du pays. Si une moitié des cantons émet encore des réserves quant au principe de l’adhésion, celles-ci ont majoritairement trait à l’impact de la CSE(R) sur le statut des étrangers50. Or, en accord avec le système «à la carte» prévu par la CSE(R), le Conseil fédéral n’envisage pas en l’état (et n’est au demeurant pas tenu) d’accepter des dispositions influant sur la politique migratoire du pays. En outre, le champ d’application personnel de la plupart des dispositions de la Charte ne protège que les ressortissants étrangers en provenance des parties cocontractantes, soit d’Etats européens, avec la plupart desquels la Suisse a d’ores et déjà négocié des accords plus favorables (ALCP, accords multi- ou bilatéraux, etc.). En dernier lieu, on rappellera qu’un droit fondamental, même s’il peut exercer une certaine influence sur le fédéralisme51, ne modifie pas per se la répartition des tâches et compétences entre la Confédération, les cantons et les communes; il s’impose en revanche à chacune de ces collectivités lorsqu’elle exerce les tâches que l’ordre constitutionnel national lui a attribuées dans un domaine intéressant ce droit52.
(III) Les opposants redoutent un renforcement des syndicats et le «démantèlement supplémentaire du marché du travail libéral» en Suisse53. Qu’ils soient civils, culturels, économiques, politiques ou sociaux, les droits de l’Homme n’imposent pas une conception libérale ou socialiste de la société; tout au plus, les droits sociaux fondamentaux véhiculent une certaine vision de l’Etat social, que la Suisse garantit déjà dans sa Constitution54. S’agissant de droits de l’Homme, les garanties ancrées dans la CSE(R) assurent un standard de protection en principe minimum, ce que tend à confirmer la clause de faveur ancrée à l’art. H CSE(R). Pour ce qui est des syndicats, ils jouent – indépendamment de toute connotation politique – un rôle important de «chiens de garde» dans une société démocratique, en relation notamment avec la législation sur le travail; outre la CSE(R), bien d’autres traités internationaux, dont ceux de l’OIT liant déjà la Suisse, reconnaissent l’importance de la liberté syndicale, qu’ils protègent.
(IV) Les opposants craignent, de surcroît, l’interprétation évolutive que le CEDS donnerait de la CSE(R). A l’instar de tout instrument de protection des droits de l’Homme, la CEDH y comprise – de par le naturel nécessairement vague de tels droits, qui doivent pouvoir s’adapter à toutes situation et époque afin de protéger les aspects élémentaires de la personne –, la Charte sociale constitue un «instrument vivant» devant être interprété à l’aune des circonstances et des conditions actuelles55. L’interprétation authentique qu’effectue le CEDS ne sort toutefois pas du cadre conventionnel accepté par les Etats et vise à rendre effectifs les droits souscrits. Plus encore que d’autres organes conventionnels, le CEDS veille, en outre, régulièrement à synthétiser et à diffuser sa pratique et ses éventuelles révisions56, lesquelles tiennent souvent compte des arguments et des interprétations que les Etats auront pu faire valoir dans le cadre des procédures de contrôle des rapports (dialogue constructif) ou de réclamations collectives (procédure quasi judiciaire ressortissant à l’action populaire). Pour louable que soit la préoccupation suisse de se montrer «élève modèle» avant même d’avoir ratifié le traité sous examen57, la ratification et l’application d’une convention de protection des droits de l’Homme doivent également être comprises comme une chance pour l’Etat en cause de s’engager dans un véritable dialogue avec les experts du comité international afin d’identifier ensemble, au travers d’une approche comparatiste et au bénéfice d’un regard extérieur, les «best practices» pour la protection d’un droit donné, de mettre à jour le cas échéant sa pratique nationale, voire d’identifier des points d’insatisfaction dans la réglementation nationale ou des besoins d’adaptation. Plus encore que dans le cadre de la procédure sur réclamations collectives, que la Suisse n’envisage pas d’accepter, le CEDS se concentre sur un «dialogue constructif» avec les Etats parties, qu’il ne cherche pas à humilier lorsque leur législation et leur pratique s’avéreraient incompatibles. La Suisse en a du reste conscience, étant elle-même liée par un nombre considérable de conventions internationales, notamment au sein de l’OIT ou de l’ONU, qui prévoient une telle procédure administrative de contrôle des rapports nationaux.
5. Conclusion
Si l’on voulait résumer la situation de la Suisse à l’aune de la future décision qu’adoptera le Parlement quant à la possibilité et à l’opportunité d’adhérer à la CSE(R), on pourrait retenir que (plus) aucun motif d’ordre juridique ne s’oppose à une ratification de cet instrument européen et que les arguments politiques avancés pour y faire obstacle apparaissent, eux aussi, comme inconsistants, voire aisément réfutables. La ratification de la CSE(R) (si nécessaire, dans un premier temps, par le biais de l’acceptation du nombre minimum toléré de dispositions), revêt, au contraire, de nombreux avantages. Nous avons déjà évoqué la protection renforcée des droits de la personne humaine ou l’échange mutuellement enrichissant d’informations et d’idées entre Etats et avec le CEDS, en vue de l’amélioration et de l’adaptation des systèmes sociaux aux nouveaux besoins de nos sociétés. A ces points s’ajoutent une meilleure visibilité, coopération et solidarité internationale de la Suisse, en particulier au sein du Conseil de l’Europe pour qui la CSE(R) constitue, avec la CEDH, l’une des figures de proue en matière de protection des droits de l’Homme58, ainsi que l’occasion pour la Suisse de prouver qu’elle est non seulement attachée aux droits civils et politiques, mais également disposée à pleinement appliquer les droits économiques, sociaux et culturels de facture européenne sur son territoire. La Confédération optera-t-elle pour une «splendid isolation», hostile à l’influence inexorable du droit international, ou bien pour le renforcement des droits fondamentaux de ses citoyens et de ses résidents dans un esprit de coopération européenne?
58Le Conseil fédéral rappelle à juste titre que la CSE et la CEDH font désormais partie des «prérequis pour l’appartenance au Conseil de l’Europe»: FF 2014 5455.