plaidoyer: Dans sa prise de position sur le projet de révision de la loi sur le travail au noir, l’Union syndicale suisse (USS) estime que le fait que l’art. 18a du projet ne prévoie que des amendes de 1000 fr. et 5000 fr. en cas de récidive n’est «absolument pas réaliste». Est-ce également votre opinion?
Alessandro Pelizzari: Je partage cet avis. Je pense que cette révision de la LTN est une occasion manquée. Ne prévoir que 1000 fr. d’amende pour les entreprises qui contreviennent aux dispositions sur le travail au noir n’a aucune force de frappe et encourage la fraude. Seule l’ augmentation massive des amendes (de 30 000 à 50 000 fr.) permettra d’empêcher que les fraudeurs ne les prévoient comme un poste budgétaire prévisible. De manière générale, les moyens d’application de la loi restent nettement insuffisants: il n’est pas réaliste de penser contrôler quelque 4 millions de salariés en Suisse avec seulement 78 inspecteurs cantonaux!
Jean-Pierre Grossmann: Je pense que le montant des sanctions est correct si l’employeur a simplement oublié d’annoncer un salarié. Cependant, selon moi, la révision de la loi va beaucoup trop loin; nous critiquons notamment l’art. 18a du projet qui prévoit que les caisses AVS puissent sanctionner pénalement le défaut d’annonce de nouveaux employés, car ce n’est ni leur rôle ni leur compétence.
Alessandro Pelizzari: En 2012, le le travail au noir représentait selon des estimations un chiffre d’affaires d’environ 7,8% du PIB, soit une perte potentielle de 5 milliards pour les assurances sociales; c’est la moindre des choses que la loi intègre la possibilité de sanctionner pénalement les fraudeurs.
plaidoyer: Ne faudrait-il pas plus souvent prévoir des sanctions pénales, comme le faux dans les titres, pour certains cas de travail au noir? Pensons aux entreprises étrangères qui paient à des ouvriers de l’Est le salaire en vigueur dans le pays d’origine, en leur ordonnant de taire leurs revenus et en fournissant des fiches de salaires suisses à l’intention des contrôleurs et des syndicats.
Jean-Pierre Grossmann: C’est le cas! Plus de 3000 entreprises ont été exclues des marchés publics en Suisse à la suite de telles fautes. Il peut y avoir des employeurs qui volent leurs employés, mais la loi et la CCT permettent de les sanctionner, comme ce fut le cas pour une entreprise active à Sedrun sur le tunnel du Gothard...
Alessandro Pelizzari: La densité des contrôles est plus élevée en Suisse romande. Plus on contrôle, plus on trouve: la semaine passée, notre syndicat a dénoncé une entreprise romaine qui avait obligé ses employés d’accepter des salaires fictifs. Nous sommes contraints d’utiliser de plus en plus systématiquement le droit pénal. Nous avons récemment déposé plainte pour usure dans un cas où des loyers de 3000 fr. étaient déduits des salaires de travailleurs détachés logés à Genève.
plaidoyer: Le fait que les faux décomptes d’heures de travail soient traités en Suisse comme de simples infractions à la loi sur le travail (LTr) est-il encore acceptable? Et l’extension de la possibilité de transmettre des informations par les organes de contrôle prévue par l’art. 9 IV et V du projet est-elle une réponse suffisante?
Alessandro Pelizzari: Il s’agit d’une pratique frauduleuse qui devrait être sanctionnée par la LTN; là encore, la révision ne va pas assez loin. On a actuellement des entreprises de ferraillage qui, systématiquement, engagent des ouvriers à 40%: la seule raison de ces contrats est qu’ils sont payés à 40%, alors qu’ils travaillent en fait à 100%, comme l’ont constaté à Genève, les commissions paritaires.
Jean-Pierre Grossmann: C’est une infraction à la LTr qui doit être punie avec les sanctions prévues par cette loi. La convention du bâtiment prévoit des règles claires. En cas d’infraction, il y a des peines conventionnelles prévues, qui peuvent aller jusqu’à 50 000 fr.… et puis, les employés confrontés à des employeurs malhonnêtes peuvent toujours en changer!
Alessandro Pelizzari: L’appareil de sanctions de la LTr est très limité! A Genève, depuis le début de cette année, seules deux sanctions ont été prononcées sur la base de la LTr, car la plupart des cas ont été réglés par une mise en conformité rétroactive: c’est un encouragement, une prime à la fraude. Si une branche est sinistrée et en partie contrôlée par une criminalité organisée, comme c’est le cas dans le ferraillage, on ne peut pas régler ce problème seulement par la LTr.
plaidoyer: Est-ce un problème que la loi révisée ne définisse toujours pas ce qu’il faut entendre par «travail au noir»? Et pourquoi?
Alessandro Pelizzari: C’est important pour deux raisons. La Confédération doit envoyer un signal politique clair disant quelles sont les activités à réprimer, soit la fraude aux assurances sociales, les faux décomptes d’heures travaillées, les faillites frauduleuses relèvant de la concurrence déloyale qui prétéritent les entreprises honnêtes et toute la société. Les travailleurs qui touchent abusivement des prestations des assurances sociales relèvent aussi du travail au noir. Le travail au gris, en revanche, soit le fait de faire travailler des personnes n’ayant pas de permis de séjour, mais s’acquittant de leurs cotisations sociales ne devrait pas, à notre sens, être sanctionné par la LTN, car il ne fausse pas la concurrence. La lutte contre les travailleurs clandestins devrait se faire en légalisant les personnes qui ont un emploi et paient leurs cotisations.
Jean-Pierre Grossmann: Dans un document de 1998, la Société suisse des entrepreneurs définissait déjà six abus relevant du travail au noir: le fait d’employer des étrangers de manière illégale, les faux indépendants, la violation de conventions collectives, le fait de ne pas verser les cootisations sociales et la fraude aux prestations sociales ainsi que la concurrence déloyale envers un employeur. Même si la variété des fraudes est trop étendue pour définir des cas concrets, un article général définissant le travail au noir serait souhaitable.
plaidoyer: La loi ne mentionne pas une des mesures jugées, sur le plan européen, parmi les plus efficaces pour lutter contre le travail au noir: l’introduction d’un «badge social» comme dans certains cantons romands (Vaud). Une lacune?
Jean-Pierre Grossmann: La loi n’est pas nécessaire. Nous avons un projet depuis quatre ou cinq ans préparé par les partenaires sociaux de la construction, prévoyant l’introduction d’une telle pièce d’identité, sur laquelle figurent le nom de chaque ouvrier et un code-barres contenant les informations relatives à son inscription aux assurances sociales. Il faudra encore deux ou trois ans pour l’imposer dans toute la Suisse pour les travaux de construction, afin de s’assurer que ce modèle est adéquat et que les caisses d’assurances sociales acceptent de donner ces informations; en Suisse alémanique, certaines refusent en invoquant la loi sur la protection des données (LPD).
Alessandro Pelizzari: Selon moi, il est urgent d’introduire une base légale, par exemple dans la LTN, qui l’impose en fixant un standard minimum, car tous les cantons n’ont pas la même réactivité. A Genève, toutes branches de la construction confondues, nous connaissons déjà un tel badge permettant les contrôles, mais le désavantage est que leur distribution se base sur l’autodéclaration des entreprises. C’est pourquoi une révision en cours prévoit qu’un contrôle paritaire atteste de la véracité des déclarations.
plaidoyer: Que penser de la nouvelle répartition des frais entre les cantons et la Confédération prévue par l’art. 16 de la LTN révisée (soit 60% et 40%)? Ce désengagement de la Confédération nuit-il à l’efficacité des contrôles?
Alessandro Pelizzari: Je m’oppose à ce désengagement de la Confédération. Elle ne peut faire une campagne publicitaire pour lutter contre le travail au noir, et, simultanément, se désengager des contrôles! Au contraire, les contrôles devraient être massivement augmentés: à Genève, depuis un an, un accord entre syndicats, patronat et gouvernement prévoit l’inspection paritaire des entreprises qui est une vraie police du travail. Nous disposons désormais, toute inspection confondue, d’une soixantaine d’inspecteurs pour contrôler quelque 400 000 salariés genevois. Si la Confédération se désengage de la lutte contre le travail au noir, certains cantons se limiteront à faire la chasse aux sans-papiers, car c’est plus facile, mais a peu à voir avec une véritable lutte contre le travail au noir.
Jean-Pierre Grossmann: Je doute que ce désengagement fédéral apporte une amélioration, car les besoins varient selon les cantons et j’admets qu’il faut avoir la souplesse nécessaire pour répondre à des nécessités ponctuelles. Néanmoins j’estime que les contrôles ne doivent pas forcément se faire avec l’Etat comme c’est le cas à Genève. Les partenaires sociaux peuvent s’en charger sans que les cantons s’en mêlent.
Alessandro Pelizzari: Tout dépend des secteurs! L’hôtellerie-restauration ne compte que deux inspecteurs pour tout l’Arc lémanique, ce qui fait rire tout le monde, car la commission paritaire se heurte aux résistances patronales à l’encontre des contrôles dans ce secteur. On sait qu’au moins 60% de ces entreprises sont en infraction, et il est bon que le Parlement genevois ait permis de le soumettre à plus de contrôles avec la nouvelle inspection.
plaidoyer: La révision de la LTN ne pèche-t-elle pas par le même biais que l’ancienne loi, c’est-à-dire qu’elle s’en prend surtout aux sans-papiers et petits employeurs en laissant entier le problème du dumping salarial?
Alessandro Pelizzari: La révision n’a rien changé à cet état de fait. Le Parlement a accru le problème en acceptant la motion Niederberger1 qui abolit l’obligation d’annoncer un salarié à l’AVS durant la première année. La révision de la LTN doit réintroduire cette obligation d’annonce, sinon on court à la catastrophe.
Jean-Pierre Grossmann: Au niveau national, nous avons soutenu la motion Niederberger. Mais la révision de la LTN introduit aussi des changements dangereux et inutiles; ainsi, le décompte facilité pour les petites entreprises ne serait plus possible, ce qui va toucher une grande partie du tissu industriel. Elle multiplie la paperasse sans, pour autant, renforcer la lutte nécessaire contre le travail au noir.
Alessandro Pelizzari, 42 ans, secrétaire régional Unia à Genève et vice-président de la Communauté genevoise d’action syndicale, organisation faîtière regroupant l’ensemble des syndicats de ce canton. Il a participé à la rédaction de la réponse à la consultation sur la révision de la loi fédérale concernant des mesures en matière de lutte contre le travail au noir (LTN).
Jean-Pierre Grossmann, 63 ans, responsable des conventions collectives et de la politique sociale à la Société suisse des entrepreneurs, qui regroupe quelque 2800 entreprises du secteur de la construction. Il participe au groupe de travail mis sur pied pour instaurer un badge social permettant d’identifier tout travailleur sur un chantier et de vérifier le paiement des charges sociales.