Introduction
En novembre 2023, à l’occasion de la 28e Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), le secrétaire général des Nations unies s’adressait aux délégués en ces termes: «We are living through climate collapse in real time – and the impact is devastating».
Face à l’évolution (et à la péjoration) de la crise climatique mondiale, les litiges climatiques deviennent plus nombreux. À travers le monde, ils sont entrepris tant contre des gouvernements que des entreprises privées.
Les carbon majors, soit les entreprises qui sont responsables de plus de 60% des émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis le début de l’ère industrielle, sont les principales entités visées dans le secteur privé. Ainsi, les actions en responsabilité intentées par des communautés locales ou des peuples autochtones contre des acteurs parfois physiquement très éloignés sont en train de gagner en importance.
La scène juridique suisse n’échappe pas à ce constat. En effet, en 2022, une action en responsabilité climatique a été intentée à Zoug contre l’entreprise Holcim, géant mondial dans la production du ciment et parmi les plus gros émetteurs de CO2 de Suisse et du monde.
Après avoir brièvement présenté l’affaire Holcim (infra 1), nous réfléchirons aux difficultés d’un tel cas en matière de causalité (infra 2). Avant de conclure, nous nous intéresserons à l’évolution actuelle des litiges climatiques et à quelques cas étrangers d’actions en responsabilité contre de grandes entreprises en matière climatique (infra 3).
1. Une première en Suisse: l’affaire Holcim
1.1 Action en dommages-intérêts et en cessation de l’atteinte
En juillet 2022, quatre habitants de l’île indonésienne de Pari ont déposé une requête en conciliation à l’encontre de Holcim, à son siège zougois. Soutenus par trois associations, les requérants demandent notamment à Holcim une réparation proportionnelle aux dommages causés sur l’île de Pari par les changements climatiques. À la suite de l’échec de la procédure de conciliation, les requérants ont déposé une demande au fond en janvier 2023.
Le raisonnement des demandeurs peut se résumer comme suit. En raison de la montée du niveau de la mer due au dérèglement climatique, l’île de Pari connaît une augmentation du nombre d’inondations. Ces dernières causent des dommages aux infrastructures de l’île. Ses habitants doivent faire face à des dégâts importants à leurs maisons, leurs rues et leurs commerces. Les arbres fruitiers ne sont pas épargnés, le poisson se fait rare et l’eau potable est polluée. Ces dégâts ont ensuite des répercussions sur le tourisme, ce qui entraîne des conséquences financières évidentes pour les habitants de l’île.
Au-delà de ces aspects financiers, ce serait l’existence même des 1500 habitants de l’île qui serait menacée, Pulau Pari risquant d’être en grande partie engloutie par les eaux dans les années à venir si la situation ne s’améliore pas.
Or, Holcim, en tant que géant mondial de production de ciment, aurait généré 0,42% de l’ensemble des émissions industrielles mondiales de CO2 depuis 1750. L’importance quantitative des émissions d’Holcim permettrait, selon les demandeurs, de tenir la société responsable des dommages subis par les habitants de Pulau Pari. Ceux-ci se contentent toutefois de réclamer à Holcim la couverture de 0,42% des dommages subis à la suite des inondations de leur île. En plus de la réparation d’une partie des dommages subis, les demandeurs réclament à Holcim une réduction de ses émissions de CO2 de 43% par rapport à 2019, ainsi qu’une contribution aux mesures d’adaptation nécessaires sur l’île de Pari.
La demande a donc un double objet: une réparation du dommage causé par les émissions de CO2 d’Holcim fondée sur les art. 41 ss. CO et une cessation de l’atteinte sollicitée sur la base des principes déduits de l’art. 28a CC. Ces deux volets de la demande supposent de démontrer l’existence d’un lien de causalité entre l’activité d’Holcim et les atteintes/dommages constatés sur l’île de Pari.
1.2 L’assistance judiciaire et les chances de succès de l’action
Les demandeurs ont déposé une demande d’assistance judiciaire, laquelle est en particulier soumise à la condition que la cause ne paraisse pas dépourvue de toute chance de succès (art. 117 lit. b CPC).
Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, une cause n’est pas dépourvue de chances de succès lorsque les perspectives de gain ou de perte sont à peu près équilibrées, ou lorsque les premières sont légèrement inférieures aux secondes. L’élément déterminant est de savoir si une partie raisonnable disposant elle-même des moyens nécessaires aurait, elle aussi, pris la décision de s’engager dans une procédure judiciaire. En d’autres termes, une partie ne doit pas profiter du financement d’une procédure judiciaire dont elle n’aurait pas voulu supporter les risques si elle avait dû la financer elle-même.
Par décision du 6 octobre 2023, le Kantonsgericht zougois a octroyé l’assistance judiciaire sollicitée. Il explique dans sa décision qu’en l’absence de jurisprudence – notamment en matière de causalité dans le contentieux climatique –, on ne saurait considérer à ce stade que la demande des quatre Indonésiens serait d’emblée vouée à l’échec.
Sans préjuger du sort final de la cause, il s’agit là d’une étape intéressante en matière de justice climatique. À côté de son enjeu intergénérationnel, la justice climatique comprend un aspect géographique. L’impact du changement climatique n’est en effet pas le même partout sur Terre. Par ailleurs, certaines zones géographiques du globe sont davantage responsables de la dégradation du climat que d’autres. Schématiquement, les pays en voie de développement sont à la fois moins responsables du réchauffement climatique et plus impactés par lui, à l’inverse des pays dits développés.
La procédure Holcim incarne on ne peut mieux cette opposition. En effet, les demandeurs sont de très faibles émetteurs de CO2 mais sont cruellement impactés par le réchauffement climatique. À l’inverse, la défenderesse fait non seulement partie des entreprises les plus émettrices de CO2 de la planète mais, depuis son siège zougois, se trouve bien loin des conséquences de la destruction du climat. Aussi, en octroyant l’assistance judiciaire aux demandeurs, l’autorité zougoise fait un petit pas vers davantage de justice climatique en ce sens qu’elle ne ferme pas d’emblée la voie judiciaire aux personnes considérées par le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) comme les plus exposées au changement climatique.
2. Les difficultés liées à un tel cas
2.1 La causalité et la responsabilité climatique: quelques généralités
Un cas de responsabilité climatique comme celui d’Holcim pose inévitablement des questions de causalité. En effet, l’éloignement physique entre les parties à la procédure – l’une se trouve en Suisse, les autres en Indonésie – mais également la multitude de potentiels auteurs du dommage et de potentielles victimes peuvent rendre la démonstration du lien de causalité naturelle et adéquate délicate.
Dans sa conception traditionnelle, la causalité, sans laquelle la responsabilité civile de l’auteur d’un dommage ne peut être engagée, se subdivise entre la causalité naturelle et la causalité adéquate. La première existe lorsque le dommage ne se serait pas produit sans l’acte reproché (condictio sine qua non). La seconde n’est acquise que si, selon le cours ordinaire des choses et l’expérience générale de la vie, l’acte reproché était propre à entraîner un effet du genre de celui qui s’est produit, de sorte que la survenance de ce résultat paraît de façon générale favorisée par le fait en question.
On peut raisonnablement se demander si, en matière de responsabilité environnementale, une causalité (naturelle et adéquate) peut être établie entre, d’une part, l’activité émettrice de gaz à effet de serre, et, d’autre part, le dommage climatique. En effet, ladite activité émettrice exerce une influence non pas sur la victime mais sur
l’environnement, dont la modification cause ensuite un dommage à la victime. Il n’y a donc pas de lien direct entre le fait générateur de responsabilité et le dommage. Si de prime abord la démonstration de la causalité en matière climatique semble se heurter à de nombreux obstacles, une affaire d’abricotiers valaisans vient relativiser ce constat.
2.2 Les abricotiers valaisans au secours des demandeurs climatiques
2.2.1 L’affaire des abricotiers valaisans
En 1983, à la faveur d’un cas valaisan, le Tribunal fédéral a été amené à se prononcer sur ces questions de causalité en matière environnementale.
Alusuisse, entreprise active dans la production d’aluminium, avait implanté plusieurs usines en Valais dès 1908. Or la fabrication d’aluminium dégage des émissions fluorées qui peuvent causer des dommages aux arbres fruitiers de plusieurs façons.
En 1975, après plusieurs années d’entente durant lesquelles Alusuisse avait régulièrement dédommagé les arboriculteurs concernés sans pour autant reconnaître sa responsabilité, le montant du dommage réclamé par les arboriculteurs a augmenté considérablement en raison d’une perte particulièrement importante des récoltes. Aussi, en 1977, devant le refus d’Alusuisse d’indemniser les producteurs d’abricots, ceux-ci ont agi en responsabilité contre l’entreprise d’aluminium.
2.2.2 L’analyse de la causalité
Amené à trancher ce litige, le Tribunal fédéral a centré son analyse sur la question de l’incidence causale (naturelle et adéquate) des émissions fluorées sur les pertes de récoltes.
Pour la première partie de son raisonnement, le Tribunal fédéral s’en est remis à l’expertise produite sur demande des parties. Il a relevé qu’il n’était pas de son ressort de «prendre position sur les controverses scientifiques relatives aux effets du fluor sur les végétaux et, en particulier, sur les arbres fruitiers». Soulignant que l’expertise en question avait été confiée à des spécialistes de haut niveau scientifique et présentant toutes les garanties d’impartialité et d’objectivité, il a rappelé qu’il ne saurait s’écarter de leurs conclusions que si elles étaient contradictoires, lacunaires ou entachées d’erreurs manifestes. Ce n’était pas le cas en l’espèce.
Le Tribunal fédéral a examiné ensuite l’état général de l’instruction du procès. Cette dernière, comprenant l’expertise susmentionnée, a mis en évidence «un faisceau d’indices» permettant de voir dans les émissions fluorées créées par Alusuisse, l’une des causes des dommages subis par les cultures d’abricotiers.
Le Tribunal fédéral a souligné ainsi que les émissions fluorées n’étaient qu’une cause parmi d’autres du dommage constaté et que d’autres causes devaient être prises en considération. Le Tribunal fédéral est allé encore plus loin vu qu’il a souligné que l’influence des émissions fluorées semblait être moins importante que celle de facteurs météorologiques, génétiques et physiologiques. Les émissions fluorées ne représentaient donc pas la cause prépondérante des dommages, mais bien une cause secondaire.
Ce constat n’a pas empêché le Tribunal fédéral de retenir l’existence d’un lien de causalité naturelle et adéquate entre les émissions fluorées et les dommages. En effet, et c’est l’un des passages remarquables de cet arrêt, il a retenu que l’hypothèse selon laquelle les émissions fluorées n’auraient exercé aucune influence sur la production des abricotiers serait excessive. Ainsi, il a considéré que, pour autant que les émissions fluorées aient favorisé – même marginalement – la survenance des dommages, le lien de causalité naturelle devait être admis. Le fait que les émissions fluorées aient aussi été, d’un point de vue objectif, propres à exercer des effets négatifs sur la production d’abricots a permis de retenir en même temps un lien de causalité adéquate.
Le Tribunal fédéral a poursuivi en considérant que l’intensité des facteurs météorologiques, génétiques et physiologiques ne permettait pas d’interrompre ce lien de causalité. Cependant, ces facteurs devaient être pris en considération comme motifs de réduction des dommages-intérêts au sens des art. 43 et 44 CO. Puisque le montant exact du dommage ne pouvait être établi, le Tribunal fédéral a statué sur la base de l’art. 42 al. 2 CO, qui permet au juge de le déterminer équitablement en considération du cours ordinaire des choses et des mesures prises par la partie lésée. Il s’est donc rallié à la proposition des experts, qui avaient tenu compte, d’une manière objective, de tous les éléments pertinents.
Admettant partiellement la demande des propriétaires d’abricotiers, le Tribunal fédéral a condamné Alusuisse à les indemniser.
2.2.3 L’enseignement à retenir
L’analyse de la causalité à laquelle se livre le Tribunal fédéral dans l’arrêt des abricotiers valaisans est remarquable.
En ce qui concerne la causalité naturelle, le Tribunal fédéral y a appliqué, sans la revendiquer expressément, la théorie de la causalité dite cumulative. Celle-ci intervient lorsque plusieurs causes sont à l’origine d’une atteinte mais que celle-ci aurait pu résulter intégralement uniquement de l’une ou de l’autre des causes. Autrement dit, le dommage résulte d’une cause considérée mais se serait produit même en son absence par la combinaison d’autres causes. L’activité délictuelle d’un acteur unique n’est alors pas une condition nécessaire du dommage mais en constitue néanmoins une cause naturelle.
Ainsi, dans le cas des abricotiers valaisans, le fait que les pertes de récoltes aient été principalement dues à des facteurs météorologiques, génétiques et physiologiques en sus des émissions fluorées n’a pas empêché le Tribunal fédéral de considérer que ces dernières entretenaient un lien de causalité naturelle avec les dommages subis. Le degré de preuve à atteindre pour prouver la causalité naturelle a donc été considérablement abaissé: il a en effet suffi que l’expertise, comprise dans le «faisceau d’indices», établisse que l’hypothèse selon laquelle les émissions fluorées n’auraient joué aucun rôle dans les dégâts aux abricotiers était inconcevable pour que le Tribunal fédéral retienne le lien de causalité naturelle.
Ensuite, lorsqu’il a traité de la causalité adéquate, le Tribunal fédéral a semblé faire sienne la théorie de la circonstance généralement favorisante plutôt que celle de la prévisibilité objective. Selon la première, le lien de causalité adéquate est acquis lorsqu’un résultat du genre de celui qui s’est produit se serait réalisé moins souvent, ou ne se serait pas réalisé, en l’absence de la circonstance considérée. Cela se traduit par le considérant-type en matière de causalité adéquate, lequel, après avoir rappelé la définition évoquée ci-dessus (2.1), ajoute que «la survenance du dommage paraît de façon générale favorisée par une telle circonstance».
Dans l’arrêt des abricotiers, le lien de causalité adéquate a ainsi été reconnu par le Tribunal fédéral en raison du fait que les émissions fluorées constitueraient un simple facteur favorisant des dommages.
Dans une perspective de responsabilité climatique, cette jurisprudence fédérale doit être soulignée. Appliquée au cas Holcim, l’analyse de la causalité à laquelle se prête le Tribunal fédéral dans l’affaire des abricotiers valaisans pourrait guider le Kantonsgericht zougois. À suivre cette jurisprudence, un faisceau d’indices, identifié par exemple au moyen d’une expertise judiciaire, combiné à la conclusion selon laquelle les activités du cimentier auraient forcément exercé une influence, même marginale, sur la situation patrimoniale des demandeurs, suffirait à établir un lien de causalité naturelle. Toujours selon cette jurisprudence, la théorie de la circonstance généralement favorisante pourrait en soi permettre aux juges de retenir l’existence d’un lien de causalité adéquate entre les émissions d’Holcim et les atteintes causées par la montée des eaux.
3. Quelques cas étrangers
3.1 La vulnérabilité de certaines parties demanderesses
Nous évoquions précédemment l’opposition entre les pays en voie de développement et les pays développés. Bien que les changements climatiques affectent les populations sur l’ensemble du globe, ils les affectent de manière inégale. L’état des litiges climatiques commence progressivement à refléter cette réalité – l’affaire Holcim ne fait ici pas exception – puisque l’on assiste à une augmentation des cas portés par des parties demanderesses issues de communautés dites vulnérables, que ce soit en leur nom ou pour l’ensemble de leur communauté.
Par ailleurs, à l’image des parties demanderesses dans l’affaire Holcim, les populations les plus concrètement et sévèrement touchées par les effets des changements climatiques sont souvent celles qui ont le moins contribué à les créer. De plus, les peuples autochtones sont particulièrement vulnérables aux effets des changements climatiques, puisque beaucoup d’entre eux sont dépendants d’écosystèmes eux-mêmes particulièrement exposés à ces effets.
Parmi ces derniers, l’on compte notamment les événements météorologiques extrêmes, comme les inondations, les sécheresses, les vagues de canicule, les incendies de forêts ou encore les cyclones.
À ce constat s’ajoute que les territoires traditionnels des peuples autochtones sont souvent particulièrement riches en ressources naturelles, dont la gestion écologiquement durable est cruciale dans la lutte contre le réchauffement climatique. De plus, ces territoires sont situés en partie sur des zones qui accueillent près de 80% de la biodiversité mondiale, dont la préservation est tout aussi indispensable dans cette lutte.
L’affaire Holcim s’inscrit pleinement dans ce contexte d’augmentation des litiges climatiques portés par des populations vulnérables.
3.2 Grandes entreprises: des exemples internationaux
Depuis 2020 en particulier, le nombre de litiges climatiques dirigés contre des entités privées est en constante augmentation, les parties demanderesses faisant preuve d’une créativité impressionnante à travers la diversité croissante des théories juridiques invoquées. Nombre de ces requêtes tendent à faire reconnaître la responsabilité des entreprises émettant de trop grandes quantités de gaz à effets de serre. À nouveau, l’analyse de la causalité représente souvent un thème majeur dans ces litiges.
3.2.1 Milieudefensie et al. contre Royal Dutch Shell
L’affaire Milieudefensie et al. contre Royal Dutch Shell constitue un cas emblématique en matière de responsabilité climatique d’une grande entreprise, tant dans son résultat que dans l’analyse la causalité qui y est faite.
En 2021, le Tribunal de district de La Haye a condamné l’entreprise Royal Dutch Shell à réduire ses émissions de CO2 d’au moins 45% par rapport à ses émissions de 2019, et ce d’ici à 2030. Il s’agit de la première fois qu’une entreprise privée est condamnée à se conformer à l’Accord de Paris et qu’une responsabilité d’atténuer ses émissions de CO2 lui est attribuée. À ce jour, l’appel formé par Royal Dutch Shell contre ce jugement est toujours pendant. Toutefois, ledit appel est dépourvu d’effet suspensif, si bien que Royal Dutch Shell est d’ores et déjà tenue de prendre des mesures.
Dans son analyse de la causalité, le Tribunal de district de La Haye n’a pas manqué de relever que toute émission de CO2 et d’autres gaz à effets de serre, à n’importe quel endroit du globe et quelle qu’en soit la cause, contribue aux dommages environnementaux évoqués et à leur aggravation. Le fait que Royal Dutch Shell ne soit pas la seule entité régionale à laquelle on puisse attribuer une responsabilité de réduire ses émissions ne l’exonère pas de sa propre responsabilité de contribuer à la lutte contre le changement climatique, en fonction de ses capacités.
En particulier, le Tribunal de district de La Haye met en évidence dans son jugement le fait que Royal Dutch Shell est l’un des plus gros pollueurs du monde, émettant plus de gaz à effet de serre que de nombreux États, ce qui ne fait qu’appuyer encore la conclusion selon laquelle on peut exiger de cette entreprise qu’elle prenne ses responsabilités en matière environnementale.
Cette analyse est proche de celle qu’avait suivie le Tribunal fédéral dans l’affaire des abricotiers valaisans: le fait que la personne morale attaquée ne soit pas la seule responsable des dommages causés n’empêchait pas l’autorité de reconnaître un lien de causalité entre son activité et l’atteinte reprochée.
3.2.2 Luciano Lliuya contre RWE AG
En novembre 2015, Luciano Lliuya, fermier péruvien, a ouvert action devant le Landgericht d’Essen. Il réclamait à la Rheinisch-Westfälisches Elektrizitätswerk Aktiengesellschaft (RWE) le remboursement partiel des mesures protectrices à mettre en place afin de se protéger des inondations. En effet, la ville de Huaraz, où il vit, est menacée par le débordement du lac Palcacocha, dont le niveau ne cesse de monter en raison de la fonte des glaciers qui le dominent. La fonte en elle-même est à mettre sur le compte des changements climatiques. En ouvrant action contre RWE, M. Lliuya réclame le remboursement de 0,47% des coûts, soit la part estimée de la contribution de RWE aux émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis le début de l’ère industrielle.
Le Landgericht d’Essen a rejeté la demande de M. Lliuya, en partie pour des raisons liées à la causalité. Il a considéré en particulier que dans le cas d’innombrables émetteurs de gaz à effet de serre entraînant des changements climatiques, de sorte qu’ils se fondent indistinctement ensemble en raison de phénomènes naturels complexes, il est impossible d’identifier quoi que ce soit qui ressemble à une chaîne de causalité linéaire allant d’une source particulière à un dommage particulier.
Sur appel, l’Oberlandesgericht d’Hamm a renversé le jugement de première instance et dressé une liste de questions destinées à des experts en lien avec la causalité dans le cas d’espèce. Ces experts ont ainsi été amenés à examiner les émissions de CO2 de RWE, la contribution de ces émissions aux changements climatiques, leur impact sur la fonte des glaciers en cause et la part de responsabilité de RWE dans les effets de ces changements.
Après une inspection locale pour analyser la situation sur le terrain, la décision des tribunaux allemands est encore attendue. Toutefois, le fait que l’Oberlandesgericht d’Hamm ait reconnu qu’une entreprise privée pouvait potentiellement être tenue pour responsable des dommages résultant des changements climatiques dus aux émissions de gaz à effet de serre, bien qu’elle n’en soit de loin pas la seule émettrice, marque une évolution jurisprudentielle qui nous semble aussi justifiée qu’importante.
Si, en matière de responsabilité climatique, les tribunaux allemands souscrivent à la théorie de la circonstance généralement favorisante décrite précédemment, ils pourraient arriver à la conclusion qu’un lien de causalité existe bel et bien entre les émissions de CO2 de RWE et les pertes de rendements de l’agriculteur péruvien.
Quelques remarques conclusives
Le nombre d’entreprises recherchées à travers le monde pour leur responsabilité climatique est en constante augmentation. Si Holcim est la première en Suisse, il est probable que d’autres le seront dans un avenir proche. Le droit suisse et ses juges doivent donc être préparés à faire face à de tels litiges, en particulier en matière de causalité.
Le Tribunal fédéral se plaît à rappeler que la causalité est une clause générale qui doit permettre aux tribunaux de tenir compte d’objectifs de politique juridique visés par la norme applicable dans les cas concrets qui leur sont soumis.
La façon dont la Ire Cour de droit civil analyse la causalité a d’ailleurs passablement évolué ces vingt dernières années; sur la base de six arrêts, nous observions récemment qu’entre 2001 et 2023, sa façon d’analyser la condition de la causalité a profondément évolué, à tel point que l’on pourrait croire que cette évolution serait liée à un changement de texte légal. Or celui-ci n’a pas changé d’une virgule; seuls les juges fédéraux, et leur politique juridique, ont changé.
La causalité est ainsi un outil juridique souple qui, au gré de la politique juridique poursuivie par le Tribunal fédéral, pourrait tout aussi bien mettre en échec que promouvoir un principe de responsabilité climatique en Suisse.
Notre Haute Cour en avait fait une excellente démonstration dans l’arrêt des abricotiers valaisans. Elle avait admis un lien de causalité naturelle sur la base d’un faisceau d’indices couplé au fait que l’hypothèse selon laquelle les émissions fluorées n’auraient exercé aucun impact sur les abricotiers était inconcevable. Elle avait ensuite admis le lien de causalité adéquate en se fondant sur une grammaire proche de la théorie de la circonstance généralement favorisante, considérant que les émissions avaient favorisé le dommage, malgré la présence d’autres facteurs déterminants.
Dans cette affaire des abricots, sur la base des mêmes principes juridiques, notre Haute Cour aurait pu formuler des conclusions diamétralement opposées et trancher en faveur de l’entreprise polluante. Elle ne l’a pas fait et ce faisant, a formulé les premiers fondements d’une responsabilité environnementale suisse.
Sous l’angle de la causalité, rien ne l’empêcherait de faire de même dans l’affaire Holcim pour établir les premiers jalons d’une responsabilité non pas environnementale mais cette fois-ci bien climatique. L’avenir d’une telle responsabilité est donc entre les mains de la politique juridique poursuivie par les juges de la Ire Cour de droit civil. ❙
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