Introduction
Dans un précédent article paru en avril 2021, nous avions parcouru l’éventail des dispositions susceptibles de réprimer les fraudes aux crédits COVID. Nous gagions alors que la jurisprudence se déterminerait rapidement sur la place de l’art. 25 de la loi sur les crédits garantis par un cautionnement solidaire à la suite du coronavirus (LCaS-COVID-19), lequel sanctionne par une contravention la fourniture d’informations trompeuses au moment de la demande de crédit et l’utilisation des fonds octroyés en violation des dispositions de la loi.
Deux ans après, force est de constater que le rôle de cette disposition demeure incertain, dès lors que les tribunaux cantonaux envisagent presque exclusivement les fraudes au crédit COVID sous l’angle des articles 146 et 251 CP, sans même examiner l’art. 25 LCaS-COVID-19, qu’ils écartent de manière systématique.
Nous entendons ici revenir sur cette pratique jurisprudentielle en tâchant de déterminer le champ d’application de l’art. 25 LCaS-COVID-19 dans la répression des fraudes aux crédits COVID, et en délimitant les cas dans lesquels il doit trouver application ou, au contraire, céder la place aux dispositions pénales ordinaires.
Intérêt de la norme et volonté du législateur
Le recours systématique aux art. 146 et 251 CP dans la répression des fraudes aux crédits COVID doit être questionné, en tant que l’art. 25 LCaS-COVID-19, pourtant introduit spécialement par le législateur afin de réprimer les fraudes aux crédits COVID, s’en trouve totalement évincé. Si tout abus en matière de crédit COVID devait tomber sous le coup des dispositions pénales ordinaires, le législateur n’aurait pas adopté de disposition pénale spécifique.
À ce propos, dans son message relatif à la loi, le Conseil fédéral précise que «tombe sous le coup de la disposition pénale quiconque obtient intentionnellement un crédit COVID-19 en fournissant de fausses indications ou viole les prescriptions de l’art. 2, al. 2, notamment l’interdiction générale de distribuer des dividendes». Et le message de préciser que ce n’est que lorsque les faits sont plus graves que les autorités de poursuite pénale et les tribunaux devraient envisager l’application des infractions définies dans le code pénal, comme l’escroquerie ou le faux dans les titres. C’est dire que le demandeur de crédit qui ne fait qu’indiquer un chiffre d’affaires gonflé devrait être sanctionné par la contravention prévue par l’art. 25 LCaS COVID-19, dont l’application devrait ainsi rester la règle.
En ce sens, il sied de relever que l’art. 25 LCaS COVID-19 constitue une disposition spécialement adaptée aux problématiques inédites liées aux crédits COVID. En effet, cette disposition s’écarte sur plusieurs points du régime ordinaire, dès lors qu’elle déroge à l’art. 109 CP en rallongeant le délai de prescription de l’action pénale ordinaire applicable aux contraventions à sept ans au lieu de trois ans, et qu’elle s’écarte de l’art. 106 CP en augmentant à 100 000 francs le plafond ordinaire de l’amende. Du reste, en optant pour une contravention, le législateur a délibérément exclu toute participation accessoire, soit la complicité ou l’incitation, ceci probablement afin d’éviter que soit condamné non seulement celui qui a rempli le formulaire, mais également celui qui l’a signé, vérifié ou validé (on pense notamment au banquier validant ledit formulaire, tout en doutant de la véracité des informations transmises).
L’art. 25 LCaS-COVID-19 comporte également un intérêt pratique important, en tant qu’il devrait impliquer une instruction moins lourde que les procédures pénales ouvertes pour des faits d’escroquerie ou de faux dans les titres. Ces dernières, longues et coûteuses, supposent souvent d’importantes mesures d’investigations tendant à l’analyse de flux financiers ou la détection de mécanismes de tromperie parfois difficilement décelables. Or, de telles procédures en matière de crédits COVID n’ont aucun intérêt en ce qui concerne par exemple la détermination du dommage, lequel correspond généralement au montant du crédit obtenu (ou utilisé de manière indue). En ce sens, l’application de l’art. 25 LCaS-COVID-19 permet d’éviter une lourde procédure qui risque de restreindre la capacité de remboursement du fraudeur. Paradoxalement, l’organisme de cautionnement – dont l’objectif tend plus au remboursement du crédit qu’à la condamnation pénale – peut donc avoir intérêt à ce que l’art. 25 LCaS-COVID-19 soit appliqué dans le cadre d’une procédure moins complexe.
Au regard de ce qui précède, il serait tentant de remettre en cause la jurisprudence cantonale
qui considère que le texte de l’art. 23 OCAS (lequel a été remplacé par l’art. 25 LCaS-COVID-19) suffit à exclure toute lex specialis par rapport aux dispositions pénales ordinaires. De plus, cette jurisprudence semble aller à l’encontre du commentaire du Département fédéral des finances du 14 avril 2020, qui opérait une analogie avec les infractions de droit fiscal réprimées notamment à l’article 14 de la loi fédérale sur le droit pénal administratif, lequel constitue précisément une lex specialis par rapport au droit fiscal.
En tout état de cause, même si l’art. 25 LCaS-COVID-19 ne constituait pas une lex specialis, cette disposition devrait néanmoins conserver une place importante dans la répression des fraudes aux crédits COVID et ne saurait systématiquement s’incliner devant les art. 146 et 251 CP. À ce propos, rappelons que le Département fédéral des finances lui-même, dans son commentaire du 14 avril 2020, indiquait qu’«il n’est pas sûr qu’on puisse faire valoir facilement les traditionnels éléments constitutifs de l’escroquerie et de faux dans les titres».
Le législateur avait la volonté de sanctionner les fraudeurs au crédit COVID par une norme spécifique, soit une contravention, sous la seule réserve de comportements plus graves qui tomberaient sous le coup des dispositions du code pénal, soit en particulier les art. 146 et
251 CP.
Dans ce contexte, nous verrons ci-après que ces comportements plus graves ne doivent concerner que des cas bien spécifiques, tels que la création de fausses factures ou de faux bilans visant à justifier des demandes de crédit COVID, ou le recours à d’autres tromperies que la banque n’est pas en mesure de détecter.
La fraude au crédit COVID et l’escroquerie
En l’état, la jurisprudence retient presque systématiquement l’existence d’une tromperie astucieuse, et donc l’application de l’art. 146 CP, lorsque le demandeur de crédit COVID fournit de fausses informations afin d’obtenir un crédit, lorsque le chiffre d’affaires est gonflé afin de majorer la quotité du crédit, ou lorsque les fonds octroyés sont utilisés en violation de la loi. Or, ces trois hypothèses doivent à nos yeux faire l’objet d’un traitement distinct.
On doit admettre, avec la jurisprudence, que la coresponsabilité de la dupe (laquelle exclut l’escroquerie) peut être écartée dans le cas d’un demandeur de crédit qui prétend faussement avoir été touché par les effets de la pandémie, ce en violation de l’art. 3 al. 1 let. c LCaS-COVID-19. Et pour cause, la banque n’a aucun moyen de vérifier l’impact de la pandémie sur une société commerciale ou une raison individuelle afin de déterminer son éligibilité au crédit. L’application de l’art. 146 CP en pareille hypothèse semble donc justifiée.
En revanche, il devrait en aller différemment de celui qui «se contente», dans la convention de crédit, d’indiquer un chiffre d’affaires gonflé. Dans de tels cas, plusieurs tribunaux cantonaux ont justifié l’application de l’article 146 CP au motif que le demandeur de crédit savait qu’aucune vérification par les banques ne serait effectuée au moment de la demande, ce qui exclurait la coresponsabilité de la dupe. Et les tribunaux de s’appuyer sur la formulation de l’art. 3 al. 1 de l’OCaS, qui précise que l’organisation de cautionnement accorde, sans formalité, un cautionnement solidaire unique pour des crédits bancaires à concurrence de 500 000 francs.
Ce raisonnement procède à notre sens d’une interprétation erronée de la loi, dès lors que l’article 3 al. 1 OCaS ne règle pas les rapports entre le demandeur de crédit et la banque, mais uniquement ceux entre cette dernière et l’organisme de cautionnement. Seule l’activité de celui-ci était donc exempte de toute formalité.
À notre connaissance, il n’existe aucun texte légal (ou associatif) indiquant que les banques étaient en réalité exonérées de toute forme de vérification lors de la demande des crédits COVID. Relevons d’ailleurs que le Conseil fédéral, dans ses lignes directrices visant à lutter contre les abus liés à l’aide de transition COVID-19 du 3 mai 2020, rappelait que les banques devaient appliquer scrupuleusement la procédure obligatoire d’identification du client prévue par la loi sur le blanchiment d’argent. Au surplus, les lignes directrices pour le traitement des crédits COVID établies par l’Association suisse des banquiers précisaient que les banques n’avaient aucune obligation d’accorder des crédits, mais que celles-ci étaient encouragées à le faire pour aider l’économie, tout en précisant qu’il était primordial que le programme de crédit, dont les banques sont un des piliers, ne soit pas utilisé à des fins abusives, de sorte que les demandes de crédit COVID-19 manifestement abusives devaient être rejetées. Autrement dit, les donneurs de crédit ne pouvaient se reposer sur la couverture automatique du crédit par l’organisme de cautionnement pour se dispenser de toute vérification.
Du reste, l’absence de toute vérification ne saurait se justifier
par l’urgence dans laquelle se trouvaient certains demandeurs de crédit et la nécessité d’octroyer des liquidités à court terme. S’il est certain qu’une certaine urgence existait à l’époque, on imagine mal que des PME aient eu besoin d’obtenir des liquidités en quelques heures, au risque de tomber en faillite. Il suffisait à la banque, au moment de la remise de la convention de crédit, de solliciter un extrait du dernier bilan de la société qui, au demeurant, était bien souvent déjà en sa possession. En définitive, l’urgence ne semble pas suffisante pour écarter la coresponsabilité de la dupe.
Au bout du compte, rien n’empêchait les banques d’opérer les contrôles nécessaires avant l’octroi du crédit; si elles s’en sont parfois dispensées, c’était
probablement plus en raison de la couverture garantie par l’organisme de cautionnement que d’une quelconque urgence. En somme, si l’art. 146 CP peut trouver application lorsque le demandeur de crédit fournit des informations trompeuses quant aux conditions d’éligibilité au crédit (que la banque ne peut pas vérifier facilement), il doit selon nous céder la place à l’art. 25 LCaS-COVID-19 lorsque les fausses informations concernent uniquement le montant du chiffre d’affaires pertinent.
Quant à l’utilisation des fonds en violation de la loi, elle ne devrait pas systématiquement tomber sous le coup de l’art. 146 CP. En effet, le preneur de crédit ne se comporte de manière astucieuse que s’il obtient les fonds en sachant d’emblée, lors du dépôt de la demande auprès du donneur de crédit, qu’il les utilisera en violation des art. 2 al. 2 à 4 LCaS-COVID-19.
La fraude au crédit COVID et le faux dans les titres (art. 251 CP)
Les tribunaux cantonaux, en l’état de la jurisprudence, considèrent que la convention de crédit signée par le demandeur de crédit a une valeur probante qui en fait un titre au sens de l’article 110 CP. Cette jurisprudence pose question.
De manière générale, un contrat en la forme écrite simple, dont le contenu est faux, ne constitue un faux intellectuel que s’il existe des garanties spéciales que les déclarations concordantes des parties correspondent à leur volonté réelle. Le Tribunal fédéral a ainsi eu l’occasion de préciser que pour être qualifiés de titres au sens de l’article 110 al. 4 CP, les faux intellectuels doivent revêtir une crédibilité accrue et son destinataire doit pouvoir s’y fier raisonnablement. Une telle crédibilité peut notamment résulter de la position de son émetteur semblable à celle d’un garant ou lorsque celui-ci se trouve dans une relation de confiance particulière avec le destinataire du document.
Selon notre Haute Cour, une garantie spéciale de véracité peut aussi résulter du fait que la loi prescrit de façon précise l’établissement du titre, son contenu, et la méthode qu’il faut suivre pour l’établir. Ainsi, de jurisprudence constante, la comptabilité commerciale et ses éléments (pièces justificatives, livres, extraits de compte, bilans ou comptes de résultat), les formules officielles prescrites par l’art. 269d CO en matière de bail, ainsi que le formulaire A tendant à l’identification de l’ayant droit économique sont, en vertu de la loi, propres et destinés à prouver des faits ayant une portée juridique. Ils ont en ce sens une valeur probante accrue. De tels documents dont le contenu est faux doivent dès lors être qualifiés de faux intellectuels.
Or, ni l’ordonnance ni la loi fédérale ne prescrivent l’existence ou ne détaillent le contenu de la convention de crédit passée entre le demandeur et le donneur de crédit. Par ailleurs, on a vu que les obligations de la banque en matière d’octroi des crédits COVID ne diffèrent pas des obligations ordinaires applicables à tout crédit. La véracité du chiffre d’affaires indiqué sur la convention de crédit COVID est un fait aisément vérifiable par les banques, contrairement à l’identité de l’ayant droit économique indiquée sur un formulaire A, par exemple. C’est le lieu de rappeler que dans son commentaire de l’ordonnance du 14 avril 2020, le Département fédéral des finances indiquait qu’«on peut partir du principe qu’il n’y a généralement pas de faux dans les titres au sens de l’art. 251 CP, car les informations fournies par le requérant n’ont pas valeur de titre.»
En ces circonstances, nous sommes d’avis que la convention de crédit ne doit pas être considérée comme un titre au sens de l’article 110 al. 4 CP. Il n’en demeure pas moins que l’art. 251 CP peut trouver application, notamment lorsque le demandeur falsifie sa comptabilité ou fournit d’autres pièces falsifiées afin d’obtenir un crédit ou d’en majorer le montant.
Conclusion
La pratique judiciaire en matière de répression des fraudeurs au crédit COVID semble procéder d’une sévérité particulière, en contradiction avec la volonté du législateur.
Le législateur, qui savait pertinemment que certaines fraudes pourraient concerner des montants importants, a opté pour l’adoption d’une contravention spécifiquement adaptée à la situation, en toute connaissance de cause. Il n’appartient pas aux tribunaux d’aggraver la sanction prévue par le législateur, qu’ils semblent juger quelque peu légère.
Rappelons encore que le preneur de crédit qui, par l’obtention frauduleuse d’un crédit COVID, nuit aux intérêts de la société commerciale au point de la mettre en danger ou d’entraîner sa faillite peut se voir appliquer les dispositions du code pénal sur la gestion déloyale ou les différentes infractions dans le cadre de la faillite. C’est dire qu’une répression plus sévère est possible lorsque le comportement du demandeur de crédit entraîne un dommage pour la société commerciale.
Reste donc à attendre l’opinion du Tribunal fédéral, qui ne manquera pas de se prononcer sur le champ d’application de l’article 25 LCaS-COVID-19 et son articulation avec les infractions du code pénal. ❙
1 Julie Zryd/Benjamin Smadja, plaidoyer 4/2021, p. 20 ss.
2 RS 951.26.
3 Voir par exemple arrêt de la Cour d’appel pénal du Tribunal cantonal fribourgeois du 22 décembre 2022, 501 2022 21; arrêts de la Chambre pénale d’appel et de révision, Cour de justice du Tribunal cantonal genevois, AARP/169/2021 du 18.6.2021 sur JTCO/19/2021 et AARP/62/2023 du 28.2.2023 sur JTCO/91/2022; Cour d’appel pénale vaudoise, arrêt du 11 octobre 2021, N° 371.
4 FF 2020 8165, Message du CF relatif à la loi fédérale sur les crédits garantis par un cautionnement solidaire à la suite du coronavirus (LCaS-COVID-19).
5 FF 2020 8165, Message du CF relatif à la loi fédérale sur les crédits garantis par un cautionnement solidaire à la suite du coronavirus (LCaS-COVID-19), p. 8215.
6 Art. 25 al. 2 LCaS-COVID-19.
7 Art. 25 al. 1 LCaS-COVID-19.
8 En application de l’art. 105 al. 2 CP.
9 FF 2020 8165, Message du CF relatif à la loi fédérale sur les crédits garantis par un cautionnement solidaire à la suite du coronavirus (LCaS-COVID-19), p. 8215.
10 Voir par exemple Cour de justice du canton de Genève, Chambre pénale AARP/135/2022; Cour d’appel pénale vaudoise, arrêt du 11 octobre 2021, N° 371.
11 Lignes directrices visant à lutter contre les abus liés à l’aide de transition COVID-19, adoptées par le Conseil fédéral en date du 3 avril 2020.
12 Lignes directrices de l’Association suisse des banquiers du 2 février 2022, disponibles sur: swissbanking.ch/_Resources/Persistent/e/9/5/1/e951a0572cb8579df195fa7d7ad5b9fd0e91703b/ASB_Lignes_directrices_traitement_des_cr%C3%A9dits_COVID19_FR.pdf
13 La jurisprudence considère que la tromperie est astucieuse lorsque l’auteur conclut un contrat en ayant d’emblée l’intention de ne pas fournir sa prestation alors que son intention n’était pas décelable (ATF 118 IV 359, c. 2; ATF 142 IV 153, c. 2.2.4;
arrêt en ligne de la Cour d’appel pénale du Tribunal cantonal du canton de Vaud PE14.023925/AFE du 14.9.2020, c. 5.2.2). Pour plus de détails, voir Julie Zryd, Benjamin Smadja, plaidoyer 4/2021, p. 22.
14 ATF 146 IV 258 c. 1.1.1 p. 261; 123 IV 61 c. 5c/cc p. 68 ss.; ATF 120 IV 25 c. 3f p. 29.
15 Arrêt du Tribunal fédéral 6B_1270/2021, c. 4.1.2.
16 Arrêt du Tribunal fédéral 6B _731/2021.
17 ATF 148 IV 288.
18 ATF 141 IV 369 c. 7.1; ATF 138 IV 130 c. 2.2.1; ATF 132 IV 12 c. 8.1; ATF 129 IV 130 c. 2.2 et 2.3.
19 ATF 146 IV 258 c. 1.1.1.
20 Contra: Marc Jean-Richard-dit-Bressel, Andrea Jug-Höhener, Die Profiteure der Krise, Juslette du 3 août 2020, Nos 32 et 33, pp. 11-12.
21 En l’état, si le Tribunal fédéral a eu l’occasion de se pencher sur un cas de fraude à un crédit COVID, il ne s’est toutefois prononcé que sur la question de l’acte d’entrave en lien avec l’art. 305bis CP.
Voir arrêt du TF du 15 septembre 2022, 6B_295/2022.