plaidoyer: Comment expliquer que, à la différence de l’Allemagne ou de la France, la Suisse ne connaisse pas de droit de codécision des salariés dans l’entreprise? La loi sur la participation se limite à de maigres droits d’information ou de consultation, sans garantie de voir ces propositions prises en compte.
Jean-Michel Dolivo: Cette loi, comme les dispositions sur les licenciements collectifs ou les plans sociaux, sont des lois alibis par rapport à ce que devraient être les droits des salariés et de leurs représentants dans les entreprises. Le droit à l’information n’est pas codifié et n’impose pas de renseignement précis dans le cadre des licenciements collectifs. Le contenu du plan social n’est pas déterminé, et tout cela est lié à la faible force politique et sociale des syndicats dans ce pays. Le droit du travail y est très libéral, c’est le reflet des rapports de force politiques. Rien à voir avec la France où des droits protecteurs ont été concédés après la Deuxième Guerre mondiale, la grève générale de 68 et les accords de Grenelle, ou l’Allemagne, qui connaît une présence syndicale beaucoup plus forte.
Aurélien Witzig: Il faut avouer que la loi sur la participation représente une sorte d’avorton. La question de la contribution des employés à la gestion des entreprises a fait son chemin depuis le début du XXe siècle en Allemagne et en France, et il n’y a pas de raison objective de ne pas y réfléchir en Suisse également. On peut penser que le rejet de l’initiative des syndicats sur la participation, en 1976, a été aussi causé par la timidité des travailleurs suisses à s’impliquer dans des comités d’entreprise où ils auraient fait face à leurs employeurs.
Jean-Michel Dolivo: Cela se comprend; dans un pays où le droit du licenciement est si libéral, négocier en étant en situation de faiblesse présente des risques de perdre son emploi.
plaidoyer: A partir de trente collaborateurs, une représentation des travailleurs au bénéfice de droits de codécision devrait-elle être obligatoire dans les organes directeurs des entreprises, comme le propose le PS?
Jean-Michel Dolivo: Sur le fond, les associations de travailleurs ou leurs représentants doivent avoir des droits de codécision, mais pas au sein du conseil d’administration. Ils doivent avoir un droit de veto sur le prononcé de licenciements collectifs et le droit corollaire de demander des informations en ayant accès aux comptes d’exploitation, de balance et de bilan. Le licenciement collectif doit être examiné par l’Office cantonal du travail, qui pourra ratifier, en cas d’entente entre les travailleurs et l’employeur, le projet de licenciement collectif, son ampleur et le plan social. Actuellement cet office ne peut s’opposer et refuser de ratifier la proposition de l’employeur, prenant en compte (mais cela n’est pas une obligation), l’avis des salariés. L’Etat devrait pouvoir aussi, s’il constate une violation de la loi, prononcer des sanctions à l’encontre de l’employeur.
Les travailleurs devraient pouvoir exiger toutes les informations sur la comptabilité de l’entreprise de la part de l’employeur, tenu de s’exécuter sous la menace de l’art. 292 CP (insoumission à une décision de l’autorité, ndlr.).
Aurélien Witzig: Je déplore le grand flou de ce projet sur ce qui se passerait concrètement; combien de représentants des travailleurs siégeraient dans les organes de direction de l’entreprise? A priori, on peut penser qu’ils ne seraient pas majoritaires. Quels seraient alors concrètement les droits de codécision, de regard et d’information? En Allemagne et en France, le comité d’entreprise est une sorte d’association qui est plus qu’un interlocuteur: c’est un partenaire au long cours, bien informé et bien formé. Il est arrivé récemment que les comités d’entreprise allemands acceptent des modifications salariales à la baisse ou fassent des propositions utiles pour l’avenir de leur entreprise. Je ne vois donc pas pourquoi un employeur suisse, a priori, n’aurait pas d’intérêt à avoir un tel partenaire de discussion. Actuellement, pour déterminer si la majorité des votants désire une représentation, il faut qu’un cinquième des travailleurs en fassent la demande et un vote secret. Il serait intéressant de savoir dans combien d’entreprises un processus aussi lourd a déjà eu lieu… Quant aux sanctions, il est clair que le droit suisse est peu répressif et le droit du travail encore moins.
plaidoyer: Peut-on croire que le Parlement actuel accepterait un tel changement législatif? Et que répondre aux universitaires qui considèrent que seuls les actionnaires doivent détenir le pouvoir au sein des entreprises?
Jean-Michel Dolivo: Les programmes sont de belles intentions proférées comme le sont celles des messes le dimanche: ces objectifs sous-entendent des actions collectives qui ne sont hélas pas du tout à l’ordre du jour actuellement. Je doute que les mouvements sociaux en Suisse aient, aujourd’hui, la force de mener une telle bataille. Cela me paraît hors de portée dans l’immédiat. Le néolibéralisme a gagné même au sein de la gauche traditionnelle; il suffit de penser aux réformes Hollande du Code du travail.
Aurélien Witzig: Il est vrai que l’idée de codécision va à l’encontre d’une idéologie qui semble avoir gagné la bataille et qui veut que ce soient les propriétaires juridiques de l’entreprise qui en aient la haute main, au détriment des autres parties prenantes. Dans l’attente d’un changement d’idéologie, pourquoi ne pas présenter la participation des travailleurs comme étant au bénéfice des entreprises, et notamment des nombreuses PME qui composent le tissu industriel helvétique?
plaidoyer: Le projet du PS prévoit que dans les entreprises comptant plus de 500 travailleurs, au moins un tiers des postes des membres du conseil d’administration doivent être occupés par des collaborateurs. Est-ce réalisable? Et que devient le secret des affaires dans cette occurrence?
Jean-Michel Dolivo: Ces droits doivent aussi être garantis aux syndicats de branche. Actuellement, on voit que les commissions d’entreprise sont confrontées à d’importantes pressions de la part des employeurs et n’ont pas les moyens de s’imposer. Si les syndicats n’ont pas aussi un tel droit, cela sera bancal. Cela sous-entend, aussi, que le chef d’entreprise accepte, de leur part, un droit de regard sur la situation réelle de l’entreprise. Car la limite fixée par la loi à la négociation d’un plan social – ne pas mettre en danger l’existence de l’entreprise – exige cette connaissance.
Aurélien Witzig: Vous ajoutez, là, une exigence qui risque d’affoler les employeurs, car le syndicat est certes composé de travailleurs de la branche en question, mais reste dans de nombreux cas extérieur à l’entreprise. Le risque d’amoindrir le secret des affaires pourrait inquiéter les chefs d’entreprise. Si les syndicats ont besoin d’experts pour analyser certains documents, cela entraînera des coûts…
Jean-Michel Dolivo: On peut faire de l’obligation de discrétion une obligation légale.
plaidoyer: L’idée de protéger spécifiquement les représentants des travailleurs, mais plus efficacement que ne le fait actuellement le CO, en prévoyant un droit de réintégration en cas de licenciement en lien avec leur activité de représentation, fait son chemin. Elle est évoquée dans le rapport Dunand-Mahon au SECO et à l’Office fédéral de la justice d’avril 2016. Cette proposition pourrait-elle devenir plus rapidement réalité?
Jean-Michel Dolivo: Il est admis assez généralement que les sanctions en matière de licenciement abusif sont extrêmement faibles, inopérantes et uniquement financières. Il est très difficile aux représentants des travailleurs licenciés de se réinsérer sur le marché du travail, ce qui plaide en faveur d’une augmentation du montant des indemnités et de la réintégration, qui existe déjà dans la loi sur l’égalité (LEg).
Aurélien Witzig: Une telle proposition prévoit une effectivité maximale de la réparation, mais elle est rarement prononcée, même en droit public de la Confédération ou dans la LEg, car elle est sociologiquement mal perçue. Il semble que l’extension de six à douze mois de l’indemnité soit une solution plus réaliste.
Jean-Michel Dolivo: Mais la réintégration permet de retrouver son emploi et d’avoir du temps pour se retourner, alors que, aujourd’hui, c’est le chômage qui attend le représentant des travailleurs licencié abusivement. Cette possibilité ne devrait pas seulement être offerte aux représentants actifs, mais aussi à tout salarié ayant fait valoir ses droits découlant du contrat de travail, peut-être pas pour tous les licenciements abusifs, mais pour ceux résultant d’un abus de pouvoir de l’employeur.
plaidoyer: Le droit de veto des travailleurs pourrait s’exercer à l’encontre de mesures de gestion de l’entreprise ayant pour but d’accroître la valeur des parts de l’entreprise, tout en ayant des répercussions négatives directes sur les salariés. A quoi peut-on penser, à part la réduction de la masse salariale?
Jean-Michel Dolivo: Aux délocalisations et aux transferts d’une partie de l’entreprise dans des régions connaissant des conditions de travail moins favorables; cette perte de substance de l’entreprise justifierait le droit de veto des travailleurs, car les compétences accumulées par les salariés sont une part importante de la richesse de l’entreprise, mises en danger par une décision unilatérale de l’employeur. Il faudrait, là aussi, que l’Office cantonal du travail ait la compétence de les refuser.
Aurélien Witzig: Ce droit de veto me semble tout droit sorti du chapeau; on ignore s’il est exercé dans le but d’ouvrir des négociations sur des indemnités pour les salariés. Et quelle serait la sanction juridique si la filiale d’un grand groupe partait sans tambour ni trompette? En France, nombre de plans sociaux ont été annulés par un juge et, à mon avis, une autorité judiciaire serait plus pertinente qu’une autorité administrative pour dire si la loi a été ou non correctement appliquée.
plaidoyer: Dans l’affaire l’Hebdo/Ringier Axel Springer Suisse, on a une entreprise qui améliore nettement sa rentabilité en 2015 et atteint un bénéfice après impôts de 11,3 millions de francs, mais qui cesse de financer un journal jugé non rentable. De tels cas ne pourraient plus se produire si les entreprises enregistrant un bénéfice n’étaient plus autorisées à licencier massivement?
Jean-Michel Dolivo: Les entreprises bénéficiaires ne devraient pas pouvoir procéder à des licenciements collectifs; cette proposition est légitime, mais, pour qu’elle ne reste pas un vœu pieux, il faut pouvoir vérifier que les motifs invoqués sont bien économiques, ce qui implique de nouveau de connaître la réalité comptable de l’entreprise. Or nombre d’entreprises ne sont même pas cotées en bourse.
Aurélien Witzig: En France, la loi El Khomri fixe des critères complexes pour reconnaître l’existence de difficultés économiques de l’entreprise (la durée de la baisse du chiffre d’affaires varie même en fonction du nombre de salariés, ce qui pourrait poser un problème de constitutionnalité, ndlr.) Dire que l’interdiction des licenciements sera levée si l’employeur favorise simultanément les reconversions professionnelles ou la protection des travailleurs âgés, comme le fait le projet du PS, pourrait avoir une certaine efficacité.
plaidoyer: Le modèle de participation à titre collectif au succès financier de l’entreprise, par exemple par l’intermédiaire d’un fonds alimenté par des parts de bénéfice engrangées, comme le préconise le PS, est dans la ligne des formes d’intéressement des salariés préconisées par le Comité économique et social européen. Ce modèle peut-il se répandre en Suisse?
Jean-Michel Dolivo: Je ne suis pas du tout favorable à cette logique. Cela transforme des salariés en actionnaires au risque de faire de chaque salarié un représentant de l’employeur, en s’inscrivant dans une logique de faire pression sur les conditions de travail pour augmenter la rentabilité. On retrouve cette même problématique avec les représentants des salariés au sein des caisses de 2e pilier qui ont tout intérêt, si leurs fortunes consistent en immeubles, à ce que les loyers augmentent! Je trouve assez pervers d’intéresser économiquement les salariés pour, au final, augmenter les cadences ou baisser les salaires.
Aurélien Witzig: La logique de l’actionnariat salarié existe effectivement en Suisse, s’agissant des cadres de plusieurs entreprises. Il en va différemment de l’intéressement au bénéfice des salariés, qui peut être négocié par une commission d’entreprise. En France, la participation financière des travailleurs aux fruits de l’entreprise est obligatoire dans les entreprises de plus de 100 salariés: il s’agit d’un aspect du «capitalisme social».
Jean-Michel Dolivo, 65 ans, est avocat à Lausanne, spécialisé notamment en droit du travail. Il a travaillé au Syndicat industrie et bâtiment (SIB), puis au Syndicat UNIA jusqu’en 2004. Avec Christophe Tafelmacher, il a créé le Collectif d’avocat-e-s. Il est aussi conseiller communal à Lausanne et député au Grand Conseil vaudois (La Gauche POP-solidaritéS).
Aurélien Witzig, 35 ans, est docteur en droit du travail et chargé d’enseignement aux Universités de Genève et Neuchâtel. Il est lauréat d’un master en droit français de l’Université Panthéon-Assas et d’un diplôme universitaire en droit allemand de l’Institut de droit comparé de Paris. Il est également avocat.