I. La responsabilité extracontractuelle
1. La prescription de l’action extracontractuelle (délictuelle) reste soumise à deux délais, l’un relatif et l’autre absolu.
A. Le délai relatif
2. La durée du délai relatif est prolongée et passe d’un an à trois ans (art. 60 I CO). Cette prolongation se justifie, car l’ancien délai d’un an était court en comparaison internationale. Le délai ordinaire fixé par le § 195 du Bundesgesetzbuch allemand (ci-après: «BGB») est ainsi de trois ans. Les articles 2224 et 2226 du Code civil français (ci-après: «CCF») prévoient pour leur part un délai ordinaire de cinq ans, respectivement dix ans en cas de dommages corporels.
3. Le point de départ du délai relatif reste pour l’essentiel inchangé. Au lieu de se référer au «jour où la partie lésée a eu connaissance du dommage ainsi que de la personne qui en est l’auteur», l’art. 60 I CO se réfère désormais au «jour où la partie lésée a eu connaissance du dommage ainsi que de la personne tenue à réparation». Le point de départ du délai de prescription dépend donc toujours d’un double élément subjectif, à savoir la connaissance par la victime de son dommage et de la personne responsable. La seule modification touchant le dies a quo du délai relatif, c’est-à-dire la référence à la personne tenue à réparation au lieu de celle qui est l’auteur du dommage, est de nature purement rédactionnelle et ne vise pas une modification du droit1. Elle ne touche par ailleurs que la version française qui est adaptée aux versions allemande («Person des Ersatzpflichtigen») et italienne («persona responsabile»). Cette adaptation purement formelle est justifiée. En effet, en présence de la responsabilité aquilienne, c’est l’auteur de la faute qu’il convient de connaître. En revanche, si la responsabilité est objective, la victime doit savoir qui est la personne qui réalise le chef de responsabilité. En présence d’un accident de la circulation, c’est en effet le détenteur du véhicule automobile qui réalise le chef de responsabilité, même lorsqu’une autre personne, notamment le conducteur, est l’auteure du dommage2. La doctrine et la jurisprudence traitant de l’art. 60 I CO restent donc applicables, sauf en ce qui concerne bien évidemment la durée du délai relatif.
B. Le délai absolu
4. La durée du délai absolu reste de dix ans en règle générale (art. 60 I CO), mais passe à vingt ans en cas de mort d’homme ou de lésions corporelles (art. 60 Ibis CO), c’est-à-dire en cas de dommage corporel. Le délai de dix ans est à nouveau (cf. N 2) plutôt court si l’on regarde les solutions des autres pays. En droit allemand, par exemple, le § 199 II, III et IV BGB prévoit un délai de dix ans, respectivement de trente ans.
5. Le dies a quo du délai absolu est précisé en faisant désormais référence au «jour où le fait dommageable s’est produit ou a cessé». Cette adjonction est une simple codification de la jurisprudence3. Pour les faits dommageables qui s’étendent sur une période donnée, comme par exemple l’exposition à l’amiante, cette adjonction fait donc courir le délai absolu dès la cessation du fait dommageable prolongé.
C. Le délai extraordinaire de l’action pénale
6. L’art. 60 II CO a la teneur suivante: «Si le fait dommageable résulte d’un acte punissable de la personne tenue à réparation, elle [l’action en dommages-intérêts ou en paiement d’une somme d’argent à titre de réparation morale] se prescrit au plus tôt à l’échéance du délai de prescription de l’action pénale, nonobstant les alinéas précédents. Si la prescription de l’action pénale ne court plus, parce qu’un jugement de première instance a été rendu, l’action civile se prescrit au plus tôt par trois ans à compter de la notification du jugement.»
7. L’art. 60 II, 1re phrase CO précise que le délai extraordinaire de l’action pénale s’applique «nonobstant les alinéas précédents», c’est-à-dire sans égard aux délais relatif et absolu de l’art. 60 I et Ibis CO. Ce délai s’applique non seulement aux actions en dommages-intérêts, mais aussi à celles en paiement d’une somme d’argent à titre de réparation morale4.
8. L’expression «au plus tôt» précise ensuite que le délai extraordinaire de l’action pénale ne trouve application que si le délai de l’action civile est d’ores et déjà échu d’après l’art. 60 I ou Ibis CO.
9. Le Conseil fédéral précisait en outre dans son Message de novembre 2013 ce qui suit: «Le délai qu’il prévoit [le délai extraordinaire du droit pénal] court parallèlement à ces derniers [les délais civils relatif et absolu]», de sorte que «l’interruption de ces derniers n’aura aucune incidence sur l’écoulement du délai de l’al. 2», car «la durée, le point de départ et l’échéance du délai de prescription de l’action pénale […] seront régis par le seul droit pénal (art. 97 et 98 CP)»5. Ce commentaire interpelle: est-ce que cela signifie que le délai extraordinaire de l’action pénale applicable selon l’art. 60 II CO ne peut plus être interrompu, étant donné que le délai de l’action pénale n’est plus interruptible depuis la révision du CP en 2002? En plus: l’action civile qui est introduite seulement après l’écoulement des délais de l’action civile selon l’art. 60 I ou Ibis CO, mais avant l’écoulement du délai d’action pénale selon l’art. 60 II CO, n’aura-t-elle pas comme conséquence que la prescription est interrompue selon l’art. 135 2 CO6?
10. Selon le Message du Conseil fédéral, c’est aussi le droit pénal qui détermine les conditions auxquelles, en sus des jugements de première instance, l’ordonnance pénale (sous ses diverses dénominations: mandat de répression, prononcé pénal, ordonnance de condamnation, etc.) peut mettre un terme à la prescription de l’action pénale et avoir ainsi valeur de «jugement de première instance» au sens de l’art. 60 II, 2e phrase CO. Selon la jurisprudence du TF, la notion de «jugement de première instance» de l’art. 97 III CP comprend tant les condamnations que les acquittements7.
11. L’art. 60 II, 2e phrase CO se réfère à la notification du jugement pénal de première instance. Ce moment ne doit pas être confondu avec celui de l’échéance de l’action pénale qui intervient déjà au moment du jugement (art. 97 III CP)8. A partir de la notification, la victime a la possibilité de prendre connaissance du jugement pénal, que ce soit parce qu’il lui a été notifié par écrit ou d’une autre façon (cf., pour le point de départ du délai relatif de l’action civile, N 3). Ce jugement fournit à la victime les informations de fait et de droit à l’encontre de l’auteur du dommage, ce qui devrait lui permettre de décider s’il entend ou non intenter une action civile contre ce dernier.
12. Il n’est toutefois pas clair si ce délai de trois ans s’applique uniquement lorsque le délai pénal initial plus long qui trouve application en vertu de l’art. 60 II CO, ne durerait pas plus longtemps que trois ans. La nouvelle formulation de l’art. 60 II, 2e phrase CO selon laquelle «l’action civile se prescrit au plus tôt par trois ans à compter de la notification du jugement» plaide dans ce sens, car il n’exclut pas implicitement un délai allant au-delà des trois ans. Le Message précise en même temps que le délai de trois ans est «un délai de prescription normale»9, qui peut être interrompu conformément à l’art. 135 CO, ce qui déclencherait un nouveau délai de prescription de trois ans selon l’art. 137 I CO. Cette explication peut donner l’impression qu’après la notification du jugement de première instance, seul ce délai de trois ans – certes prolongeable et interruptible – trouve application. Tant que ce point n’est pas clarifié par le TF, les praticiens ont tout intérêt à partir de l’idée que l’action civile qui résulte d’un acte punissable est soumise à un délai de prescription de trois ans dès la notification du jugement pénal, et ceci indépendamment de la durée originale de la prescription de l’action pénale qui ne peut plus intervenir à cause du jugement pénal (art. 97 III CP)10.
13. La victime doit toutefois prendre garde au fait que le jugement pénal peut encore être modifié suite à un recours. Le législateur est conscient que cette incertitude aurait pu être écartée en prévoyant que le nouveau délai de trois ans ne commence qu’à partir de l’entrée en force du jugement pénal. Il ne serait toutefois pas justifié de prolonger encore le délai de prescription du droit privé aux dépens de l’auteur du dommage. Cette solution se justifierait d’autant plus que le nouveau délai de trois ans est un délai de prescription normal qui peut donc aussi être interrompu conformément à l’art. 135 CO (cf. N 34). Or, l’interruption déclenche un nouveau délai de prescription de trois ans (art. 137 I CO)11.
14. Sur tous les autres points, notamment les conditions d’application du délai pénal plus long et la question de savoir si le délai de prescription plus long est également valable pour les actions contre les tierces personnes tenues à réparation du point de vue du droit civil, la nouvelle version de l’art. 60 II CO n’a pas pour but de rompre avec l’ancien droit12.
II. La responsabilité contractuelle
15. La prescription des actions en responsabilité contractuelle est régie de manière générale par les art. 127 ss CO. Selon l’art. 127 CO, toutes les actions se prescrivent par dix ans lorsque le droit civil fédéral n’en dispose pas autrement. L’art. 128 CO contient ensuite un catalogue de prétentions qui ne se prescrivent exceptionnellement pas en dix ans, mais en cinq ans. Selon l’art. 130 I CO, la prescription court dès que la créance est devenue exigible. Toutes ces dispositions restent inchangées sous le nouveau droit.
16. Le nouvel art. 128a CO est la disposition parallèle de l’art. 60 Ibis CO (cf. N 4 s) pour les créances de nature contractuelle. Le législateur a pensé par exemple à l’action d’une employée contre son (ex-)employeur en raison des atteintes à la santé subies au contact de l’amiante (cf. N 23 ss)13.
17. Comme à l’art. 60 Ibis CO (cf. N 4 s), il y a donc un double délai (relatif et absolu), ce qui constitue une exception en matière de droit des contrats14.
A. Le délai relatif
18. La durée du nouveau délai relatif est de trois ans, ce qui représente un raccourcissement notable par rapport à l’ancien droit selon lequel les prétentions contractuelles en dommages-intérêts et en tort moral se prescrivent seulement après dix ans depuis le fait dommageable, indépendamment du moment auquel la victime a connaissance de son dommage (art. 127 et 130 I CO)15.
19. Cela conduit à la situation plutôt bizarre que la prescription de l’action contractuelle pour dommage matériel est dans tous les cas de dix ans, alors que l’action contractuelle pour dommage corporel se prescrit déjà après trois ans dès le moment où la victime a connaissance de son dommage.
20. Le législateur estime toutefois que ce raccourcissement du délai pour l’action contractuelle en réparation du dommage corporel apparaît équitable et justifié, dans la mesure où ce délai – contrairement à celui de l’art. 127 CO – ne commence à courir que lorsque la victime a connaissance de son dommage et de l’identité de la personne tenue à réparation16.
21. Le législateur aurait sans autre pu renoncer au délai relatif de trois ans pour la responsabilité contractuelle, ou alors il aurait pu fixer sa durée à dix ans. En effet, il est difficile de comprendre pour quelles raisons les prétentions en réparation du dommage corporel doivent se prescrire dans le même délai en responsabilité contractuelle et extracontractuelle. Au contraire: la seule chose qui s’impose est de réserver un meilleur traitement au niveau de la prescription aux victimes dans un contexte contractuel par rapport à un contexte extracontractuel17.
B. Le délai absolu
22. L’art. 128a CO prévoit ensuite un délai absolu de vingt ans à compter du jour où le fait dommageable s’est produit ou a cessé. Ce nouveau délai représente un avantage certain pour les victimes pour qui le dommage corporel ne se manifeste qu’après l’écoulement de l’ancien délai de dix ans. Comme cette disposition reprend le texte de l’art. 60 Ibis CO relatif au délai absolu, il peut y être renvoyé (cf. N 4 s).
III. Les dommages différés
A. Le problème
23. Un dommage est différé («Spätschaden») lorsqu’il ne se manifeste que longtemps après le fait dommageable. Il se peut alors que le délai absolu soit échu avant même que la victime ne puisse savoir qu’elle subit un dommage. En effet, le dies a quo du délai absolu étant «le jour où le fait dommageable s’est produit ou a cessé» (art. 61 I et Ibis CO ainsi que art. 128a CO), la survenance du dommage ou la connaissance de celui-ci par la victime n’a pas d’influence sur le dies a quo. C’est dans ce sens que ce délai est qualifié d’absolu, car l’action peut se prescrire sans même que la victime n’ait connaissance de sa qualité de victime. Pour le début du délai absolu, seul le moment (objectif) où a lieu le fait dommageable est donc déterminant18.
24. Pour le TF, cette réglementation «peut certes paraître rigoureuse pour la victime», mais selon lui «ces conséquences n’ont pas échappé au législateur et il n’appartient pas au juge de déroger à la loi pour les éviter dans un cas d’espèce»19.
25. Pour une partie de la doctrine, en présence d’un dommage différé, c’est la survenance du dommage qu’il faudrait prendre comme point de référence pour le début du délai absolu20. Ce serait le moment où l’on peut constater de manière objective l’atteinte aux droits de la victime21. Une telle réglementation serait avantageuse en cas de dommages corporels qui se manifestent tardivement (p. ex. une exposition à l’amiante qui cause un cancer), mais elle impliquerait d’abandonner le caractère absolu du délai22.
26. L’abandon en droit suisse du délai absolu en soi n’aurait pas été une solution révolutionnaire, car celle-ci se retrouve déjà par exemple en droit allemand (§ 199 I BGB23). Au contraire du droit suisse où le délai relatif ne commence à courir que dès l’instant où la victime a effectivement connaissance de son dommage et de la personne responsable (cf. N 3, 20), il suffit en droit allemand d’une méconnaissance négligente. Le fait de se baser sur l’élément subjectif de la connaissance du dommage et de la personne responsable peut retarder substantiellement le point de départ de la prescription. C’est pourquoi des solutions comme celle du droit allemand prévoient en règle générale un délai objectif «maximal» de prescription qui ne peut être ni suspendu ni interrompu. En droit allemand, ce délai est de trente ans pour les dommages corporels (§ 199 II BGB24). Dans son Message, le Conseil fédéral arrive à juste titre à la conclusion que cette solution aurait pour effet de compliquer encore le droit suisse de la prescription, en créant une catégorie de délais de prescription d’un genre nouveau. De plus, l’absence de possibilité d’empêchement ou d’interruption et l’inamovibilité du délai maximal que cela implique aurait pour effet d’accentuer l’élément d’arbitraire déjà inhérent à toute fixation de délai25.
27. Le Conseil fédéral avait effectivement examiné la solution alternative consistant à ne faire déclencher le délai qu’au moment de l’apparition du dommage, c’est-à-dire au moment de l’exigibilité de la créance. Cette solution permettrait en effet de prendre en compte tous les dommages différés, et non seulement ceux qui causent un dommage démontrable pendant le délai absolu. Elle aurait notamment comme conséquence d’accorder un droit à la réparation à toutes les victimes d’une exposition à l’amiante qui, selon l’état actuel des connaissances en la matière, peut entraîner une maladie encore quinze à quarante-cinq ans après26. Toutefois, pour le Conseil fédéral, l’intérêt de la personne (potentiellement) tenue à réparation empêche l’adoption de cette solution. La personne responsable aurait un intérêt à savoir – au-delà d’un délai déterminé – si des actions peuvent être intentées contre elle ou non. Cela irait également dans le sens de la paix et de la sécurité juridique27. C’est pourquoi le nouveau droit n’a finalement pas consacré cette proposition doctrinale.
B. L’arrêt Moor de la CrEDH
28. Une des perturbations majeures du processus législatif en vue de la révision du droit de la prescription était due à l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après: «CrEDH») dans l’affaire Moor en 2014. En effet, l’arrêt Moor avait condamné la Suisse pour violation de l’art. 6 § 1 CEDH dans le cadre de l’application des délais de prescription et de péremption28.
29. Le cas concernait une personne qui avait été exposée à de l’amiante, ce qui avait causé une maladie qui n’était apparue qu’après l’écoulement du délai absolu de dix ans. La CrEDH avait considéré que le fait que «les victimes de maladies qui, comme celles causées par l’amiante, ne [puissent] être diagnostiquées que de longues années après les événements pathogènes, est susceptible de priver les intéressés de la possibilité de faire valoir leurs prétentions en justice».
30. Cette jurisprudence ne concerne que des circonstances exceptionnelles, c’est-à-dire lorsque les dommages n’apparaissent qu’une fois le délai pour ouvrir action écoulé et dont le demandeur ne pouvait pas avoir connaissance avant. Le TF, dans sa jurisprudence ultérieure, précise que tel est seulement le cas «s’il est scientifiquement prouvé qu’une personne est dans l’impossibilité de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie»29. Le nouveau droit de la prescription tente de tenir compte de l’arrêt Moor (cf. N 32 s).
C. La création du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante
31. Cette décision a conduit à la création, en mars 2017, de la fondation Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (ci-après: «EFA»), qui est le résultat d’une initiative émanant d’entreprises, d’associations et de partenaires sociaux. Selon le site de la fondation EFA, «l’objectif de l’EFA est de proposer aux victimes de l’amiante et à leurs proches, une aide rapide et juste, sans bureaucratie inutile, et ce indépendamment du fait que les personnes atteintes soient entrées en contact avec l’amiante dans un cadre professionnel ou non. De la sorte, le soutien des personnes assurées ou non assurées selon la LAA est garanti». La fondation EFA, dont le financement se fait sur une base bénévole30, a été créée avec un capital de départ de 6 millions de francs31. Selon son site, la fondation EFA aura pourtant besoin d’un montant estimé à 100 millions de francs pour venir en aide aux victimes et à leurs proches jusqu’en 2025. Selon un communiqué de presse du 18 décembre 2018, la fondation EFA a libéré fin 2018 un premier montant de 1,4 million de francs en faveur de 23 proches survivants de victimes de l’amiante. Pour augmenter son capital, la fondation EFA a par ailleurs lancé un appel urgent à l’économie et à l’industrie afin d’obtenir d’autres dons32.
D. La réaction législative
32. En prolongeant les délais absolus de prescription de dix à vingt ans aux art. 60 Ibis CO et 128a CO, le législateur a essayé de résoudre la problématique des dommages différés33.
33. Toutefois, il est fort douteux que la CrEDH juge le nouveau régime compatible avec l’art. 6 § 1 CEDH. Dans l’arrêt Moor (cf. N 28 ss), la CrEDH avait en effet fait l’appréciation suivante du projet du Conseil fédéral: «Elle [la CrEDH] observe également que le projet de révision du droit de la prescription suisse ne prévoit aucune solution équitable – ne serait-ce qu’à titre transitoire, sous la forme d’un «délai de grâce» – au problème posé.»34 Or, le projet du Conseil fédéral de novembre 2013 proposait de prolonger le délai absolu de dix à trente ans et de faire partir la prescription également avec le «jour où le fait dommageable s’est produit ou a cessé» (art. 60 Ibis CO projet du Conseil fédéral)35. Etant donné que la version définitive maintient la même réglementation, mais avec un délai absolu plus court de vingt ans (cf. N 4, 22), il est peu probable que la CrEDH arrive à une conclusion différente. L’existence de la fondation EFA (cf. N 31) pourrait toutefois influencer son appréciation, mais exclusivement pour les victimes de l’amiante.
IV. Les autres nouveautés
A. L’interruption de la prescription contre des débiteurs solidaires
34. L’art. 136 I CO précise que la prescription interrompue contre l’un des débiteurs solidaires ou l’un des codébiteurs d’une dette indivisible l’est également contre tous les autres, si l’interruption découle d’un acte du créancier. Cette disposition ne touche pas au principe de la solidarité en tant que tel et ne remet donc pas en question la jurisprudence (critiquée) du TF selon laquelle l’art. 136 I CO n’est applicable qu’aux cas de solidarité parfaite et non à ceux de solidarité imparfaite36.
35. Tout comme l’art. 136 I CO, l’art. 136 II CO précise que (seul) l’acte interruptif du créancier contre le débiteur principal interrompt la prescription aussi contre la caution37.
36. Finalement, l’art. 136 III CO généralise la règle que contiennent actuellement les art. 83 II LCR et 39 II LITC: l’interruption contre l’assurance vaudra à l’avenir aussi contre la personne responsable – et inversement – dans la mesure où il existe un droit d’action direct. L’interruption contre l’assurance ne vaut toutefois contre la personne responsable que jusqu’à hauteur du montant pour lequel la victime est couverte38.
B. L’empêchement et la suspension de la prescription
37. Le nouveau droit prévoit aussi quelques modifications ponctuelles des motifs d’empêchement et de suspension de la prescription (art. 134 I ch. 6-8 CO). La plus importante est sans doute le nouveau motif d’empêchement et de suspension que sont les discussions en vue d’une transaction, une médiation ou toute autre procédure extrajudiciaire visant la résolution d’un litige, si les parties en sont convenues par écrit (art. 134 I ch. 8 CO).
38. Cette nouvelle disposition reprend une idée que le BGB connaît déjà depuis sa réforme en 2002 (§ 203 BGB39). Le droit français connaît une règle similaire à l’art. 2238 CCF40. Contrairement aux droits allemand et français, le nouveau droit suisse ne prévoit toutefois pas de durée minimale de la prescription une fois que la procédure extrajudiciaire visant la résolution du conflit a pris fin.
C. La renonciation à soulever l’exception de prescription
39. Selon le nouvel art. 141 I CO, le débiteur peut renoncer à soulever l’exception de prescription dès le début du délai de prescription. Cette référence au moment de l’exigibilité de la créance déroge à la jurisprudence du TF qui se base sur le moment de la naissance de la créance (ATF 132 III 226 c. 3.3.7). La renonciation ne pourra pas être valable pour plus de dix ans. L’art. 141 Ibis CO prévoit ensuite que la renonciation doit se faire par écrit. De plus, seul l’utilisateur des conditions générales (et non pas l’autre partie au contrat) peut renoncer dans celles-ci à soulever l’exception de prescription. Finalement, la renonciation faite par le débiteur est aussi opposable à l’assurance et inversement, s’il existe un droit d’action direct contre cette dernière (art. 141 IV CO)41.
D. Le droit transitoire
40. L’art. 49 du titre final du Code civil (ci-après: «CC») règle les questions de droit transitoire en matière de prescription. Le nouveau droit entraîne une reformulation complète de cette disposition.
41. Selon la nouvelle version de l’art. 49 du titre final CC, le nouveau droit de la prescription est applicable s’il prévoit un délai plus long que l’ancien droit, ce qui est le cas pour les délais relatif et absolu de l’art. 60 I CO. Les anciennes dispositions transitoires – et donc l’art. 49 de l’ancien titre final CC – doivent également être considérées comme faisant partie de l’ancien droit. Le nouveau délai plus long n’est toutefois applicable que si le délai de prescription court encore au moment de l’entrée en vigueur du nouveau droit, soit au 1er janvier 2020. Si à ce moment-là, l’action est déjà prescrite selon l’ancien droit, par exemple en raison de l’échéance du délai de prescription absolu de dix ans, l’entrée en vigueur du nouveau droit n’entraînera pas une annulation rétroactive de la prescription et une application du nouveau délai. L’action restera prescrite.
42. Par ailleurs, même si la prétention bénéficie d’un nouveau délai plus long de prescription, cela n’aura aucune influence sur le point de départ de la prescription. Le nouveau délai n’a dès lors pas recommencé à courir au moment de l’entrée en vigueur du nouveau droit. Il s’agit là d’une modification qui améliore la sécurité juridique par rapport à ce que prévoyait l’ancien droit, selon lequel le nouveau délai commence à courir à l’entrée en vigueur de la nouvelle loi s’il est de moins de cinq ans (art. 49 II tit. fin. CC).
43. D’après le dernier alinéa du nouvel art. 49 du titre final CC, les autres questions que celles de la durée et du début du délai, comme p. ex. les (nouveaux) motifs d’empêchement et de suspension ou la renonciation à soulever l’exception de la prescription, seront régies exclusivement par le nouveau droit dès son entrée en vigueur. Le nouveau droit est applicable uniquement pour la période suivant son entrée en vigueur et sans effet rétroactif. Ainsi, les déclarations de renonciation à la prescription valablement faites sous l’ancien droit restent valables sous l’empire du nouveau droit42.
44. Ce nouveau régime du droit transitoire a comme effet que le délai absolu prolongé de vingt ans ne résout pas le problème de la plupart des victimes de dommages différés (cf. N 23 ss). La prolongation du délai pourrait être nettement plus efficace si le nouveau délai s’appliquait aussi à des prétentions en réparation qui seraient déjà prescrites selon l’ancien droit. Une variante de l’art. 49 II tit. fin. CC de l’avant-projet de 2011 avait pourtant encore envisagé cette solution43. Cette proposition a toutefois rencontré passablement de résistance durant la consultation, et a donc été abandonnée. Au vu des critiques formulées par la CrEDH à l’encontre du système suisse (actuel et futur) (cf. N 28 ss, 33), la variante proposée par le Conseil fédéral dans son avant-projet de 2011 aurait peut-être mérité d’être réexaminée plus sérieusement, en tout cas pour les victimes de l’amiante.
V. Conclusions
45. Le nouveau droit apporte toute une série de modifications et de clarifications bienvenues. Avec l’allongement des délais relatifs et absolus des actions en réparation du dommage corporel, le droit suisse se met enfin en phase avec les droits voisins.
46. Il est cependant fort douteux que la nouvelle législation trouverait grâce aux yeux de la CrEDH, car il est toujours possible que l’action en réparation d’une victime se prescrive avant même que cette dernière soit en mesure de savoir qu’elle a effectivement subi un dommage. Pour les victimes de l’amiante, la problématique a toutefois été quelque peu désamorcée par la création de la fondation EFA.
47. Le nouveau motif d’empêchement et de suspension de la prescription que sont toutes les procédures extrajudiciaires visant la résolution d’un litige (notamment par la médiation et la conciliation) est également à saluer. Il ne fait toutefois que reprendre une solution que les droits français et allemand connaissent déjà depuis plusieurs années. y
*
Droit des contrats, de la responsabilité civile et droit privé comparé, Université de Neuchâtel.
1
Message du Conseil fédéral relatif à la modification du Code des obligations (Droit de la prescription) du 29.11.2013 (ci-après: «Message»), FF 2014 221, 237.
2
Christoph Müller, Responsabilité civile extracontractuelle, Bâle 2013, N 763; BK- Roland Brehm, Berner Kommentar zum Schweizerischen Privatrecht, Die Entstehung durch unerlaubte Handlungen, Art.41-61 OR, 4e éd., Berne 2013, art. 61 CO N 62.
3
ATF 127 III 257 c. 2b.
4
Message, p. 240.
5
Message, p. 240.
6
Frédéric Krauskopf, Raphael Märki, Wir haben ein neues Verjährungsrecht!, Jusletter du 2.7.2018, N 9.
7
ATF 139 IV 62 c. 1.5.
8
ATF 130 IV 101 c. 2.3.
9
Message, p. 241.
10
Krauskopf/Märki op. cit. note 6, N 9.
11
Message, p. 240.
12
Message, p. 241 s.
13
Message, p. 244.
14
Message, p. 244.
15
Krauskopf/Märki, op. cit. note 6, N 14; Walter Fellmann, Verkürzung der Verjährungsfrist aus Vertragsverletzung bei Körperverletzung oder Tötung, HAVE 2014, p. 74.
16
Message, p. 244.
17
Krauskopf/Märki op. cit. note 6, N 15; Walter Fellmann, op. cit. note 15 p. 74.
18
ATF 127 III 257 c. 2b/aa; TF 4A_148/2017 du 20.12.2017, c. 4.2.1.
19
ATF 109 II 134 c. 2c.
20
Heinz Rey, Isabelle Wildhaber, Ausservertragliches Haftpflichtrecht, 5e éd., Zurich/Bâle/Genève, N 1855 ss.
21
Franz Werro, La responsabilité civile, 3e éd., Berne 2017, N 1627 ss.
22
Frédéric Krauskopf, Die Verjährung der haftpflichtrechtlichen Ansprüche wegen Personenschäden, in: Weber (éd.), HAVE Personen-Schaden-Forum 2011, Zurich/Bâle/Genève 2011, p. 133 s.
23
§ 199 I BGB: «(1) Die regelmässige Verjährungsfrist beginnt, soweit nicht ein anderer Verjährungsbeginn bestimmt ist, mit dem Schluss des Jahres, in dem 1.) der Anspruch entstanden ist und 2.) der Gläubiger von den den Anspruch begründenden Umständen und der Person des Schuldners Kenntnis erlangt oder ohne grobe Fahrlässigkeit erlangen müsste.»
24
§ 199 II BGB: «(2) Schadenersatzansprüche, die auf der Verletzung des Lebens, des Körpers, der Gesundheit oder der Freiheit beruhen, verjähren ohne Rücksicht auf ihre Entstehung und die Kenntnis oder grob fahrlässige Unkenntnis in 30 Jahren von der Begehung der Handlung, der Pflichtverletzung oder dem sonstigen, den Schaden auslösenden Ereignis.»
25
Message, p. 238.
26
ATF 137 III 16 c. 2.4.4.
27
Message, p. 238.
28
CrDEH, arrêt de la 2e Chambre N° 52067/10 et 41072/11 «Howald Moor et autres contre Suisse» du 11.3.2014, c. 79. A propos de cet arrêt, David Husmann, Arbeitsrecht und EMRK, PJA 2016, p. 487 ss; Thierry Décaillet, Le droit suisse prive-t-il vraiment les victimes de dommages différés de la possibilité de faire valoir leurs prétentions en justice?, REAS 2014, p. 145 ss; Corinne Widmer Lüchinger, Die Verjährung bei Asbestschäden: Eine Standortbestimmung nach dem EGMR-Entscheid Howald Moor et autres c. Suisse, RSJB 2014, p. 460 ss; Frédéric Krauskopf, EMRK-widriges Verjährungsrecht! – Die Schweiz muss die Verjährung im Schadensrecht überdenken, Jusletter 26.3.2014; Christoph Müller, Der Europäische Gerichtshof der Menschenrechte verurteilt die Schweiz wegen der absoluten Verjährung der Ansprüche von Asbestopfern, Jusletter du 26.3.2014.
29
TF 4A_148/2017 du 20.12.2017, c. 4.2.4.
30
stiftung-efa.ch/fr/ (consulté le 30.10.2019).
31
stiftung-efa.ch/fr/fondation/organisation/ (consulté le 30.10.2019).
32
stiftung-efa.ch/fr/communique-de-presse-la-fondation-efa-verse-14-million-de-francs/ (consulté le 30.10.2019).
33
ATF 137 III 16 c. 2.3, ATF 136 II 187 c. 7.
34
CrDEH, arrêt de la 2e Chambre N° 52067/10 et 41072/11 «Howald Moor et autres contre Suisse» du 11.3.2014, c. 75.
35
FF 2014 273, 273.
36
ATF 133 III 6 c. 5.1; Christoph Müller, op. cit. note 2, N 832.
37
Message, p. 246.
38
Cf. ATF 106 II 250 c. 3 relatif à l’art. 83 II LCR.
39
Sous le titre marginal «Hemmung der Verjährung bei Verhandlungen», le § 203 BGB a la teneur suivante: «Schweben zwischen dem Schuldner und dem Gläubiger Verhandlungen über den Anspruch oder die den Anspruch begründenden Umstände, so ist die Verjährung gehemmt, bis der eine oder der andere Teil die Fortsetzung der Verhandlungen verweigert. Die Verjährung tritt frühestens drei Monate nach dem Ende der Hemmung ein.»
40
L’art. 2238 CCF a la teneur suivante: «La prescription est suspendue à compter du jour où, après la survenance d’un litige, les parties conviennent de recourir à la médiation ou à la conciliation ou, à défaut d’accord écrit, à compter du jour de la première réunion de médiation ou de conciliation. […] Le délai de prescription recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter de la date à laquelle soit l’une des parties ou les deux, soit le médiateur ou le conciliateur déclarent que la médiation ou la conciliation est terminée. […]».
41
Pour une analyse détaillée de la renonciation à soulever l’exception de prescription sous l’angle du nouveau droit de la prescription, voir Christoph Müller, La renonciation à soulever l’exception de prescription, in: Bohnet/Dupont (éd.), Le nouveau droit de la prescription, Neuchâtel/Bâle 2019, pp. 89 ss.
42
Message, p. 254.
43
Avant-projet du Code des obligations (Droit de la prescription) d’août 2011, bj.admin.ch/dam/data/bj/wirtschaft/gesetzgebung/verjaehrungsfristen/vorentw-f.pdf (consulté le 30.10.2019).