Plusieurs aspects seraient à discuter, mais j’aimerais me limiter ici à la question de l’utilité fondamentale de la norme pénale, à ses possibilités et à ses limites, aux chances et aux risques qu’elle présente pour lutter contre le racisme.
Est-elle entièrement satisfaisante ou présente-t-elle des aspects problématiques? Ou est-ce l’attention qu’on lui porte qui pose problème?
Ces 20 dernières années, aucune norme pénale n’a déclenché autant d’émotions. Pour certains, elle est porteuse d’espoir dans la lutte contre le racisme. Pour d’autres, la norme pénale est négative. Elle serait «un instrument de morale» qui devient une muselière contre la liberté d’expression. Elle serait aussi trop vague, conduirait à des incertitudes dans l’application du droit, et serait simplement inadéquate pour changer les attitudes racistes, prétendent les critiques de droite, essentiellement masculines.
La critique n’émane pas que de la droite, elle vient également d’acteurs et d’actrices antiracistes. En 2009, les Juristes démocrates argumentaient de la façon suivante: il faut responsabiliser la société civile, plutôt que de créer des lois limitant le racisme à des campagnes de dénigrement et déléguant la responsabilité de l’antiracisme à l’Etat.
Je pose aussi la question: la norme pénale est-elle l’opium du peuple?
Les aspects positifs de la norme pénale
D’un côté, la norme pénale a prouvé son efficacité comme «rempart fondé sur le droit», porteur d’espoir contre le racisme déclaré et haineux. Tout d’abord, elle définit ce qui peut être dit dans un Etat de droit: le racisme manifeste ne doit pas être toléré. Les incitations à la haine et à la discrimination, la propagation d’idéologies racistes ainsi que l’humiliation discriminante et le refus de prestations sont punissables. Sur une estimation d’un millier de cas, environ 500 verdicts de culpabilité ont été rendus. Environ 80% des décisions n’ayant pas débouché sur une non-entrée en matière ou une suspension sont des verdicts de culpabilité partielle ou totale.
De plus, l’article 261bis CP «force» la société à se pencher sur un sujet qui lui est désagréable: son propre racisme. Une société qui croit devoir distinguer entre «membres de la société» et «étrangers» pour en tirer profit. La norme pénale est donc importante surtout parce qu’elle contribue à renforcer des valeurs antiracistes. Elle soutient les êtres humains dans leur engagement contre le racisme à l’encontre de voisins, d’amis, de collègues et d’inconnus.
En outre, la norme pénale est importante pour les personnes touchées par le racisme. En désignant une injustice manifeste, elle défend toutes les personnes issues de la migration, avec ou sans passeport suisse, contre l’injustice raciale. Elle envoie le signal que l’injustice envers elles ne reste pas sans réponse. Elle fonde une reconnaissance et une représentation de ces personnes, et ainsi participe notamment au travail d’intégration, celle-ci étant comprise comme une implication et une participation sans discrimination.
Les problèmes engendrés par la norme antiraciste
De l’autre côté, la norme pénale contre le racisme a aussi des aspects négatifs. D’abord, elle se limite à la pointe de l’iceberg. Que faire du racisme structurel? Que fait-on du problème que des stéréotypes racistes plus ou moins conscients y conduisent? Que des «hommes musulmans» sont souvent plus durement sanctionnés pour comportements «peu coopératifs» que d’autres personnes, quand bien même ces comportements sont identiques (Honegger, M. (2011), «Beyond the silence»? Il existe aussi des études empiriques sur l’exclusion raciste lors de la naturalisation (Hainmüller/Hangartner 2013, «Who Gets a Swiss Passport?»), sur les marchés du logement (Jann 2014, «Diskriminierung auf dem Wohnungsmarkt») et du travail, à l’école ainsi que lors du passage à la formation professionnelle (CDIP Convegno, 2015), et même dans la justice (voir plus loin). La norme pénale contre le racisme ne peut rien faire contre toutes ces formes de racisme.
Dans ce contexte, je me pose la question: cette limitation de la norme pénale contre le racisme ne comporte-t-elle pas le risque politique que les personnes du centre et à gauche de l’échiquier politique montrent celles de droite du doigt? Au lieu de s’interroger sur leur propre implication dans le racisme?
Des voix antiracistes, comme les Juristes démocrates suisses, s’expriment aussi de façon critique sur la norme pénale, parce que, bien que «les tendances racistes dans notre société soient répandues bien au-delà des groupes d’extrême droite et des sous-cultures qui leur sont liées, les mesures proposées» pour élargir la norme pénale «ciblent exclusivement une partie marginale de la société». Une trop grande attention accordée à la norme pénale fait diversion. Les autorités, les entreprises, les détenteurs de pouvoirs économique et politique peuvent ainsi se libérer de leur responsabilité. Je me demande s’ils ne cachent pas ainsi habilement leur racisme.
A l’avenir, ce n’est pas tant l’individu que les institutions et leurs pratiques qui doivent être mises au centre du travail contre le racisme. Les formes institutionnelles de racisme s’immiscent jusqu’aux autorités de poursuite pénale (Ludewig et alli. 2012, «Einflussfaktoren bei Entscheidungen von Staatsanwälten»). Parfois, des enquêtes pénales ne sont pas conduites ou ne débouchent pas sur des plaintes. Je ne peux que spéculer sur les causes: manque de ressources de la police? Racisme institutionnel des autorités de poursuite pénale? J’entends régulièrement parler de situations dans lesquelles la police tente de convaincre une personne de retirer sa plainte pénale. A noter qu’il s’agit d’un retrait sans portée juridique, puisque la violation présumée de la norme pénale doit être examinée d’office.
Le nombre de cas non examinés est probablement élevé. Et, lorsqu’un acte présumé est examiné, des problèmes d’application se posent. Le racisme est régulièrement compris de manière étroite.
Pour affiner la compréhension du racisme
L’art. 261bis du CP protège les personnes ou les groupes discriminés «en raison de leur race, ethnie ou religion». En règle générale, les propos sur les «étrangers» ou les «requérants d’asile» ne sont pas punissables. Le Tribunal fédéral l’a confirmé dernièrement dans un cas où il a estimé que les insultes de «Drecksasylant» et «Sauausländer» – qui pourraient être traduites par «requérants d’asile de merde» et «gros porcs d’étrangers» -– n’étaient pas racistes au sens du droit pénal.
L’arrêt a été fortement critiqué. L’opinion dominante dans la littérature juridique est que de telles dénominations tombent aussi sous le coup de l’art. 261bis CP, lorsqu’elles sont utilisées pour désigner collectivement différentes ethnies, races ou religions. Selon la pratique, des personnes ayant agi de manière raciste en utilisant les «bons» mots peuvent être déclarées non coupables.
Au lieu de se demander si les «étrangers» sont attaqués en raison de leur ethnie ou de leur race, il serait plus justifié de se demander dans quelle mesure il y a une attribution raciste ou ethnicisante derrière la discrimination due à l’origine ou à la nationalité. Car lorsqu’une personne est perçue comme étrangère, en tant qu’étrangère, requérante d’asile, cela relève dans de très rares cas d’une attaque contre la nationalité. Comment serait-ce possible, le passeport de l’interlocuteur étant invisible? Chez les requérants d’asile également, il s’agit rarement d’une attaque contre la politique d’asile. La plupart du temps, les personnes sont victimes de racisme ou ethnicisées comme «étrangères» à cause de leur apparence extérieure. Il n’y a pas besoin d’intention raciste, cela peut se produire inconsciemment. Et c’est aussi du racisme, indépendamment du fait que cela soit caché sous le terme d’«étranger» ou de «requérant d’asile».
Outre la question de la quantité de racisme pour être punissable, se pose aussi celle de la liberté d’expression et du niveau de racisme autorisé.
De l’unilatéralisme de la liberté d’expression
Lorsqu’on utilise la norme pénale contre le racisme, la liberté d’expression doit être respectée. Les opinions peuvent énerver, provoquer, déranger et même blesser. Les simplifications, les exagérations, même les généralisations en montrant des groupes de personnes sous leur jour négatif sont possibles; les groupes peuvent être présentés de manière défavorable, tant qu’ils sont reconnaissables par le lecteur moyen (ATF 131 IV 23 E 3.1). Selon la pratique, les affiches ainsi que les déclarations politiques stigmatisantes et blessantes lors des campagnes de votations ne sont pas punissables, sauf lorsqu’elles atteignent la personnalité d’individus bien ciblés. La jurisprudence nationale et internationale n’autorise de limitation que lorsqu’il y a incitation à la haine contre d’autres groupes ou lorsque des comportements dégradants ou même criminels leur sont reprochés.
Certes, les restrictions à la liberté d’expression sont soumises à des exigences légales strictes, mais la question demeure: quelle liberté d’opinion est défendue ici? La condamnation d’opinions racistes n’est pas qu’une attaque contre la liberté d’expression, elle défend aussi l’expression de toutes ces personnes touchées par le racisme et qui se taisent.
Entre émancipation et aveuglement?
Je tire ma conclusion personnelle: la norme pénale renforce notre lutte contre le racisme. Elle nous donne la force d’agir et légitime notre combat. Elle permet à chaque personne touchée quotidiennement par le racisme et aux forces antiracistes de la société majoritaire de contredire le racisme ouvert.
De l’autre côté, la norme pénale peut aussi affaiblir notre combat contre le racisme. Elle se limite à la pointe de l’iceberg. Elle réveille des espoirs et conduit inévitablement à des déceptions. Elle réclame notre attention d’une manière qui détourne le regard du racisme structurel.
En plus d’une application conséquente de la norme pénale, il faut donc, à l’avenir, accorder une plus grande attention au racisme institutionnel et structurel. C’est la tâche des juristes, en collaboration avec les forces antiracistes, de remanier intelligemment le droit privé, pénal et administratif pour en faire un moyen de libération et d’ouvrir ainsi un chemin vers de nouvelles possibilités d’action.