«S’il y a treize ans, on identifiait encore majoritairement les auteurs d’infractions grâce aux empreintes digitales, la proportion s’est, aujourd’hui, totalement renversée en faveur des tests ADN.» Les chiffres cités par Jean-Christophe Sauterel, porte-parole de la Police cantonale vaudoise, sont frappants. En 2001, sur 170 identifications effectuées sur la base de traces retrouvées, 119 l’avaient été sur la base d’empreintes digitales et 14 seulement par l’ADN. En 2014, sur 995 identifications réalisées par la police, 718 l’ont été sur la base de l’ADN, et seulement 106 par empreintes digitales, 164 l’étant sur la base d’autres traces (chaussures, oreille, etc.)1.
L’évolution des profils2 inscrits dans le Registre national CODIS a suivi la même courbe exponentielle. De 1854 à ses débuts en l’an 2000, ils sont passés à 92 912 en 2007 et ont presque doublé sept ans plus tard (169 317 en 2014). A cela, il faut ajouter 58 439 traces ADN non attribuées mais enregistrées dans CODIS. Les concordances établies entre des traces et des personnes figurant dans la base de données concernent en grande majorité des infractions contre le patrimoine. Ainsi, en 2014, 3763 concernaient le vol par effraction et 1006 le vol, soit bien plus que dans les cas d’homicide (53), de lésions corporelles (150) ou de contrainte sexuelle (84). Cette supériorité numérique est constante durant les cinq dernières années.
Les conditions fixées par la loi et la jurisprudence sont relativement larges, puisque, selon l’art. 255 I CPP, le prélèvement d’un échantillon et l’établissement d’un profil ADN peuvent être ordonnés pour élucider un crime ou un délit. L’art. 259 CPP renvoie au surplus à l’art.1 II de la loi du 20 juin 2003 sur les profils ADN3 qui, précise le Tribunal fédéral, prévoit un tel prélèvement non seulement lorsqu’il s’agit d’élucider le délit ayant donné lieu à cette mesure ou d’attribuer des infractions déjà commises et connues des autorités de poursuite, mais aussi d’identifier l’auteur de crimes ou de délits, anciens ou futurs, qui n’ont pas encore été portés à leur connaissance. Ainsi, même si un prévenu avait immédiatement admis avoir tenté d’utiliser une carte de crédit volée au cours d’un cambriolage, il existait un risque que l’intéressé puisse être impliqué dans d’autres infractions car il avait été condamné à douze reprises entre 2003 et 2010, notamment pour vols. Dans un tel cas, le prélèvement peut aussi remplir un rôle préventif, l’autorité pouvant soupçonner l’existence d’autres infractions que l’intéressé voudrait dissimuler4.
Proportionnalité plus étroite
Dans un arrêt du 10 décembre 2014, le TF a cependant défini plus étroitement la proportionnalité qui devait être respectée lors de prélèvements d’ADN par la police. L’affaire concernait quatre activistes qui, pour protester contre l’intervention du chef de l’Office des migrations au Symposium suisse sur l’asile, avaient forcé l’entrée de la conférence et déposé du fumier sur une table. Comme l’identité des intéressés était établie, que le délit commis était d’ordre mineur et qu’il n’existait pas de soupçons suffisants que les détenus commettent d’autres délits d’une certaine gravité, les conditions pour un prélèvement d’ADN n’étaient pas réunies. En outre, la pratique de la police bernoise d’établir systématiquement des profils ADN après le prélèvement est contraire au droit. L’établissement d’un tel profil n’est pas automatique et ne relève pas de la police, mais doit être ordonné après examen au cas par cas par le Ministère public ou un tribunal5. Le 20 août dernier, le TF a de nouveau désavoué la police bernoise pour avoir prélevé l’ADN d’un jeune homme qui avait injurié des policiers (lire encadré)6.
Pas de changement constaté
Plus de six mois après l’arrêt de décembre 2014, Me Thierry Sticher, l’avocat genevois intervenu dans l’arrêt 1B_685/2011 «n’a pas constaté de changement de pratique de la police genevoise. J’ai le sentiment que ces prélèvements sont ordonnés systématiquement, et le délai de recours de dix jours est bien trop court pour que l’intéressé ait le temps de le contester.» En effet, à la toute fin du mois de juin, le porte-parole de la police genevoise nous indiquait que «la directive du Ministère public du 1er janvier 2011, modifiée le 2 janvier 2012, prévoit un prélèvement automatique de frottis de la muqueuse» de la joue «ainsi qu’une analyse pour l’établissement d’un profil ADN d’un prévenu dans le cadre d’une procédure pénale». Il citait un «ordre général du Ministère public du 30 décembre 2010 permettant aux forces de l’ordre ayant effectué un prélèvement non invasif de faire consécutivement établir le profil ADN».
Vérification faite auprès du Ministère public genevois, cet «ordre général» a été abrogé dernièrement. Pour respecter les principes de l’arrêt du 10 décembre 2014, un procureur doit désormais prendre la décision d’établir un profil ADN dans chaque cas individuel. L’information n’est visiblement pas parvenue partout. Dans le canton de Vaud également, la modification de la procédure est en cours; la délégation générale donnée par le procureur général pour l’établissement de profils ADN est abandonnée au profit d’un examen au cas par cas. Préalablement, le prélèvement d’ADN reste systématique dans tous les cas de dossier de prévenu ouvert dans une instruction pénale et lors de la première audition. «Cela représente 1700 cas par an pour 2014, ce qui est déjà un nombre considérable», admet Jean-Christophe Sauterel.
Fribourg limite les infractions
Le canton de Fribourg vient de modifier, le 1er juillet 2015, sa directive n° 1.9 du procureur général du 12 janvier 2011 relative au prélèvement et à l’analyse d’ADN par la police. Le mandat général donné à la police cantonale de passer dans le système d’information les résultats des analyses a fait place à un ordre du Ministère public, «si un soupçon concret existe et qu’il ne s’agit pas d’une mesure manifestement inutile» d’ordonner l’analyse pour un nombre réduit d’infractions. De plus, le catalogue de 37 incriminations donnant lieu à analyse de l’échantillon a fait place à 11 crimes ou délits recouvrant les catégories définies dans le Message du Conseil fédéral, soit les délits particulièrement graves contre la vie et l’intégrité corporelle; les délits contre le patrimoine au cours desquels les auteurs laissent des traces et lors de récidive (bandes de cambrioleurs, criminels en série)7, plus ceux contre la loi fédérale sur les stupéfiants.
La Police cantonale bernoise était celle dont la pratique trop large a été sanctionnée par l’arrêt du 10 décembre 2014; une nouvelle directive, entrée en vigueur le 20 avril dernier, définit désormais que seul le Ministère public est compétent pour ordonner l’établissement d’un profil ADN. Cette directive maintient certaines infractions qui ont disparu de la directive fribourgeoise, telle que l’extorsion et le chantage, le recel, l’émeute ou la rixe. Cependant, si l’établissement d’un profil ADN n’est pas nécessaire pour élucider le cas concret et si l’on peut exclure que la personne prévenue soit impliquée dans un autre crime ou un délit susceptible d’être élucidé ainsi, la règle sera de s’abstenir.
Directives non publiées
Mais ces directives policières8 ne sont pas publiées partout. A Neuchâtel, explique le chef de la police judiciaire, Olivier Guéniat, le prélèvement par frottis de la muqueuse de la joue est fait «systématiquement dans le cadre de suspects d’infractions sérielles, mais également de violences sur la voie publique ou conjugales». La Police scientifique neuchâteloise se distingue en recherchant des traces dans la presque totalité des vols par effraction, tentatives comprises, et indépendamment de la somme dérobée, ce que d’autres cantons ne font pas. Le budget de telles analyses est de 800 000 fr. par an. En 2014, 520 nouveaux profils ont été inscrits dans la base nationale CODIS ainsi que 846 traces ADN; dans 255 cas, une concordance a été retrouvée entre des traces et des personnes et, dans 81 cas, entre deux traces différentes. Le test ADN n’est en revanche pas réalisé dans les affaires qui ne présentent aucun potentiel d’identification d’autres délits ou lorsqu’il n’est pas utile pour résoudre l’affaire, comme dans les cas d’abus de confiance, d’injure ou d’abus du téléphone. «En outre, si l’on contrôle beaucoup de monde, on efface aussi les données des personnes n’ayant rien à se reprocher. En 2014, mes services ont effacé plus de 500 profils9, pour un peu plus de 1000 prélèvements faits cette année-là», indique Olivier Guéniat.
Le problème des directives non publiées est qu’il est difficile de s’assurer que la proportionnalité des tests est toujours respectée. Un projet de circulaire 2015 n° 2.116 de la police neuchâteloise sur la prise de données signalétiques et/ou ADN prévoit, en cas de soupçons suffisants d’une activité délictueuse, telle que les vols par effraction (présence douteuse dans un quartier d’habitation, comportement équivoque etc.) et de la difficulté d’établir les faits par d’autres moyens, de prélever un échantillon ADN de ces personnes. S’agissant de simples soupçons et non de personnes prévenues, comme dans l’arrêt du 23 février 2012, la question du respect de la proportionnalité paraît discutable.
Les rares limites ne freinent pas la hausse des analyses
Contrairement à Neuchâtel, la police vaudoise n’analyse pas systématiquement les traces de tous les cambriolages, «car, avec plus de 9000 cas par an, nous ne pouvons couvrir la totalité des cas», indique son porte-parole, Jean-Christophe Sauterel. Les traces ne seront analysées que si des objets ont été manipulés par les auteurs, s’ils ont bu quelque chose sur place ou laissé des traces de sang. Le nombre de traces analysées augmente cependant constantemment, passant de 2506 en 2012 à 2750 en 2013, puis à 3744 en 2014, année où la police cantonale et le Ministère public ont consacré 1 million trois cent mille francs à l’exploitation des traces ADN. Simultanément, le nombre d’identification par ce biais a lui aussi augmenté, passant de 647 cas en 2012 à 618 en 2013 et à 718 en 2014.
La jurisprudence a rarement conclu à l’absence de proportionnalité d’une analyse ADN.
Dans un arrêt du 20 avril 20111, la Cour de justice genevoise l’a cependant constatée dans le cas d’une personne accusée d’escroquerie à l’assurance, qui n’avait pas de casier judiciaire et dont la perquisition opérée à son domicile n’avait pas permis de découvrir d’éléments confirmant les soupçons. Rien ne permettait de supposer qu’il puisse être impliqué dans d’autres infractions, et on voyait difficilement par quel biais une escroquerie à l’assurance pourrait être élucidée par un tel prélèvement. La décision de l’opérer devait donc être annulée.
Dans une décision du 7 novembre 2012, le Tribunal de police de Boudry a ordonné l’effacement du profil ADN d’un Neuchâtelois de la base de données de la police. Il a relevé que la consultation de matériel pornographique qui ne représentait pas des enfants ne justifiait pas la prise d’un tel profil. Les frais ont été mis à charge de l’Etat et une indemnité de 2500 fr. a été versée à cet homme, qui s’est opposé avec succès à une ordonnance pénale du Ministère public le condamnant à 60 jours-amende à 160 fr.
Le 20 août dernier, le TF a réaffirmé la nécessité d’un prélèvement justifié par un intérêt public et proportionné. Il a désavoué une nouvelle fois la police bernoise, qui avait prélevé l’ADN d’un jeune homme de 18 ans ayant injurié des policiers. La police alléguait qu’elle l’avait vu commettre d’autres infractions (sprayage de bâtiments, introduction dans un lieu privé) justifiant le test. Comme l’intéressé n’a pas été condamné pour ces faits, il ne s’agit que d’allégations non prouvées, a jugé le TF2. Vu son jeune âge, il serait disproportionné de le traiter en criminel potentiel et de l’inclure dans la base de données, a déclaré la Haute Cour en se référant à la jurisprudence européenne3.