Introduction
L’idée de cet article est née de nos discussions, vives et très critiques, autour d’un arrêt du Tribunal fédéral (ci-après: TF) du 10 avril 2014 (1), et des développements normatifs qui s’y réfèrent. Ne pouvant, du fait du contenu de l’Accord sur la libre circulation des personnes (ci-après: ALCP), attaquer frontalement la question du renvoi des ressortissants européens qui touchent l’aide sociale, c’est à travers la définition du «travailleur» que le TF a cherché à restreindre l’application de l’ALCP.
Le présent article va d’abord exposer le contexte politique dans lequel a été rendu cet arrêt du TF, présenter l’arrêt ainsi que le projet de modification de la loi sur les étrangers (ci-après: LEtr) qui y est lié, avant de développer l’usage de la notion de travailleur tant par la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après: CJUE) que par le TF. Ces développements permettront de mettre en exergue en quoi le raisonnement du TF, dans son arrêt du 10 avril 2014, contredit à la fois les principes de la libre circulation dégagés dans la jurisprudence de la CJUE et sa propre jurisprudence. L’article se terminera par un bref éclairage sociohistorique montrant les mécanismes à l’œuvre et leur récurrence.
Contexte politique
Le 9 février 2014, le peuple accepte l’initiative UDC dite Contre l’immigration de masse» annonçant, dans les trois ans, la fin de la libre circulation, telle que définie par l’Accord sur la libre circulation signé en 1999. Le 4 avril 2014, la Commission de gestion du Conseil national publie son rapport intitulé «Séjour des étrangers dans le cadre de la libre circulation des personnes» (2). Ce rapport pointe une augmentation des migrants européens dans les statistiques d’aide sociale. Tout en fournissant un certain nombre d’explications (notamment la surreprésentation des migrants dans les domaines d’activité précaires et mal rémunérés) et en soulignant le peu de marge de manœuvre possible des autorités du fait de dispositions impératives de l’ALCP, il invite pourtant le Conseil fédéral «à inciter les autorités cantonales compétentes à examiner systématiquement toutes les possibilités qui existent pour piloter l’immigration en provenance des Etats parties (…) au moyen du retrait ou de la restriction de l’autorisation de séjour» (3). Le 10 avril 2014, le Tribunal fédéral utilise un cas – dont il est probable qu’il relevait de l’abus de droit – pour élaborer un montage, que nous estimons juridiquement très discutable, qui mène à restreindre drastiquement l’application de l’Accord pour les personnes qui dépendent de l’aide sociale. En mai 2014, l’Office fédéral des migrations (ci après: ODM) modifie les Directives et commentaires concernant l’introduction progressive de la libre circulation des personnes (ci-après: Directives OLCP) (4) en y intégrant des restrictions pour les personnes à l’aide sociale. Le 20 juin 2014, le Conseil fédéral ouvre à la consultation une modification de la loi sur les étrangers (5) qui intègre directement les restrictions et le montage proposés par l’arrêt du TF. Dans l’hypothèse où cette modification de la LEtr serait adoptée par le Parlement, la boucle serait bouclée. Le Tribunal fédéral, tenu par l’obligation d’appliquer les lois fédérales (art. 190 Cst.), serait obligé de confirmer sa jurisprudence, pourtant juridiquement très contestable (6). Le but politique du renvoi des ressortissants européens dépendant de l’aide sociale serait donc atteint au détriment du respect du droit et des engagements pris en matière de libre circulation pour la durée de l’accord.
L’arrêt du Tribunal fédéral du 10 avril 2014
Le 1er mars 2009, une ressortissante portugaise obtient un permis B d’une validité de cinq ans, sur la base d’un contrat de travail à durée indéterminée. Elle travaille à 100% pendant un mois, puis à 50% pendant 11 mois, avant d’être licenciée et de toucher des indemnités de chômage pendant un an. Durant cette période, elle occupe deux emplois temporaires d’insertion, desquels elle est régulièrement absente pour cause de maladie. Le 24 mai 2012, elle conclut un contrat de travail pour trois mois, durant lesquels elle se trouve presque toujours en incapacité partielle, voire totale, pour cause de maladie. Le permis de séjour est révoqué en septembre 2012. Le TF reprend la notion de travailleur telle que développée par la CJUE. Dans le cas d’espèce, il estime qu’au plus tard à fin septembre 2011, la recourante avait perdu sa qualité de travailleuse, car cela faisait 18 mois qu’elle se trouvait au chômage involontaire (12 mois de chômage et 6 mois après la fin de son droit aux indemnités). Il se demande si elle l’a récupérée: le contrat de 3 mois en 2012 lui ouvre un nouveau droit de 6 mois pour chercher un emploi (art. 18 OLCP). A la fin de cette période, soit en février 2013, la recourante n’avait pas trouvé d’emploi ni démontré aucune volonté d’en trouver. Comme il n’y a pas de perspective d’engagement, son autorisation de séjour peut être révoquée.
Projet de modification de la LEtr du 20 juin 2014
Dans les grandes lignes, le projet de modification de la LEtr, pour les questions qui nous intéressent ici, traite de l’exclusion de l’aide sociale des personnes venues chercher un emploi en Suisse ainsi que de la révocation d’une autorisation de séjour à la suite d’une perte d’emploi (7). Si l’exclusion de l’aide sociale (et donc le renvoi sur l’aide d’urgence) des personnes venues chercher un emploi en Suisse peut avoir des conséquences humaines et administratives délicates, elle ne pose pas de difficultés juridiques. En effet, l’art. 2 § 1 de l’Annexe I ALPC prévoit explicitement que les personnes entrées en Suisse pour y chercher un emploi, ou y rester après un emploi de moins d’une année, peuvent être privées de l’aide sociale. Il en va tout autrement de la proposition qui est faite de révoquer l’autorisation de séjour des personnes ayant eu la qualité de travailleur et ayant perdu leur emploi. Dans le commentaire du Conseil fédéral sur la modification accompagnant le projet mis en consultation, on peut lire: «Les principes introduits dans la réglementation proposée s’inspirent de l’interprétation des dispositions de l’ALCP (notamment de l’art. 6 § 1 Annexe I ALCP), des décisions de la Cour de justice de l’Union européenne (Antonissen) et de la pratique du TF (8).» Or, l’art. 6 Annexe I, comme on le verra, ne permet pas du tout cette restriction. La référence à l’arrêt Antonissen (9), elle, est pour le moins surprenante: cet arrêt concerne la situation d’un chercheur d’emploi belge en Grande-Bretagne, qui n’y avait jamais travaillé et qui, de plus, avait fait l’objet de condamnations pénales pour détention et revente de cocaïne. La Cour avait alors admis que le droit à chercher un emploi dans un autre Etat pouvait être limité par cet Etat à un délai de six mois. On peine à voir le lien entre cet arrêt et la révocation ou le renouvellement d’une autorisation de séjour pour travail arrivée à échéance au moment où la personne est au chômage. La seule base du projet de modification de la LEtr est donc bien l’arrêt incriminé du Tribunal fédéral du 10 avril 2014.
Enjeux autour de la définition du travailleur
Rappelons que, au départ, la libre circulation, partie de la création d’un marché unique, est celle des travailleurs. Pour cette raison, l’Accord sur la libre circulation des personnes distingue les travailleurs des personnes sans activité lucrative, les premiers ayant des droits plus étendus que les secondes, qui voient leur droit conditionné à leur indépendance financière (10). Aucune limitation financière n’a, en revanche, été posée pour les personnes exerçant une activité lucrative, à l’exception de l’art. 24 § 3 Annexe I, qui associe les personnes ayant exercé une activité professionnelle pendant moins d’une année aux personnes sans activité. C’est d’ailleurs ce que disent aussi clairement les Directives OLCP: «Dans la mesure où les travailleurs UE/AELE qui occupent un emploi en Suisse, ainsi que les membres de leur famille, bénéficient des mêmes avantages sociaux que les nationaux (art. 9 § 2 Annexe I ALCP), la dépendance de l’aide sociale publique ne constitue en principe pas à leur encontre un motif de renvoi (…).» (11) A la suite de l’arrêt du TF, les Directives OLCP ont donc été complétées par cet ajout: «(…) à moins que les intéressés ne se trouvent de manière continue et dans une large mesure à la charge de l’assistance publique.» (12) Un tel ajout dans les directives de l’ODM ne nous semble trouver aucune base, ni dans l’ALCP ni dans la jurisprudence de la CJUE, mais est symptomatique des glissements opérés à la suite de l’arrêt du TF.
Si la dépendance à l’aide sociale n’est pas un critère de révocation, qu’en est-il de la perte d’emploi? Ce point est traité par l’art. 6 Annexe I ALCP (13). On peut lire que la perte d’emploi n’est pas un motif de révocation d’une autorisation de séjour en cours de validité (§ 6), mais également que si le chômage involontaire dure depuis plus de 12 mois au moment du premier renouvellement, celui-ci peut être restreint à une année (§ 1). En clair, pas de révocation, sous réserve bien sûr de l’abus de droit, pour perte d’emploi involontaire et limitation du renouvellement à un an, mais uniquement lors du premier renouvellement.
Définition de la notion de travailleur par la CJUE
En matière de libre circulation, l’art. 16 § 2 ALCP impose aux autorités suisses de tenir compte des arrêts de la CJUE antérieurs à sa signature. De plus, le Tribunal fédéral a précisé qu’il n’y avait pas lieu de s’écarter de la jurisprudence de la CJUE, même postérieure à la signature de l’accord, sans raison valable (14). Nous avons choisi de présenter plusieurs arrêts de la Cour de justice (15) qui cherchent à définir le contour du «travailleur», en lien soit avec un revenu insuffisant, soit avec la perte involontaire d’emploi. La plupart sont cités par le TF dans son arrêt du 10 avril 2014, mais, apparemment, sans qu’il les prenne en compte pour élaborer la solution du cas d’espèce.
Dans l’arrêt Levin (16), une ressortissante britannique mariée à un ressortissant d’un Etat tiers se voit refuser une autorisation de séjour aux Pays-Bas au motif que sa rémunération est insuffisante pour le couple. L’arrêt précise que les notions de travailleur et d’activité salariale définissent le champ d’application d’une des libertés fondamentales et, à ce titre, ne peuvent être interprétées restrictivement. Les dispositions du droit communautaire protègent un ressortissant qui exerce une activité salariée dont découlent des revenus inférieurs au minimum d’existence, que cette personne complète les revenus tirés de son activité salariée par d’autres revenus ou qu’elle se contente de moyens d’existence inférieurs à ce minimum, pourvu qu’elle exerce une activité salariée réelle et effective.
Quelques années plus tard, l’arrêt Kempf (17) traite d’un professeur de musique allemand, travaillant 12 heures par semaine, et qui souhaitait vivre aux Pays-Bas. La Cour de justice a précisé: «(…) le fait qu’un ressortissant d’un Etat membre exerçant sur le territoire d’un autre Etat membre une activité salariée pouvant en soi être considérée comme une activité réelle et effective demande à bénéficier d’une aide financière prélevée sur les fonds publics de cet Etat membre pour compléter les revenus qu’il tire de son activité ne permet pas d’exclure à son égard l’application des dispositions du droit communautaire relatives à la libre circulation des travailleurs.» (18)
L’arrêt Lair (19) traite de la situation d’une ressortissante française qui, après une période de travail de moins de deux ans en Allemagne dans le secteur bancaire, traverse des périodes de chômage et s’oriente ensuite vers une reconversion professionnelle. La Cour précise qu’il est interdit aux Etats membres de retirer au travailleur migrant la carte de séjour du seul fait qu’il n’occupe plus d’emploi. En ce sens, un travailleur migrant au chômage ne peut être traité différemment en ce qui concerne sa réintégration, et donc sa reconversion, d’un national. Cet arrêt est particulièrement intéressant, puisqu’il répond aussi explicitement à l’argument de certains Etats membres qui invoquaient des risques d’abus à permettre à des personnes sans emploi de continuer à bénéficier des avantages des travailleurs, la Cour répond que les cas particuliers d’abus doivent être traités comme tels et ne sont pas protégés par le droit européen.
Pour terminer, dans l’arrêt Martínez Sala (20), une ressortissante espagnole, en Allemagne depuis l’âge de 12 ans, y travaille par intermittence pendant environ 10 ans, pour ensuite bénéficier de prestations sociales. La Cour dit: «Une fois que la relation de travail a pris fin, l’intéressée perd en principe la qualité de travailleuse, étant entendu cependant que, d’une part, cette qualité peut produire certains effets après la cessation de la relation de travail et que, d’autre part, une personne à la recherche réelle d’un emploi doit également être qualifiée de travailleuse.» (21)
On retiendra de ces différents arrêts que le taux d’activité ou le niveau de rémunération n’affectent pas la qualité de travailleur. En cas d’absence de travail et en dehors des cas de figure où un droit de demeurer particulier s’applique (retraite, accident ou invalidité), la perte involontaire de l’emploi ne peut remettre en question la qualité de travailleur si la personne cherche activement un travail. Il n’est ici question d’aucun délai à partir duquel une certaine durée de chômage ferait perdre la qualité de travailleur. Par ailleurs, les cas d’abus de droit doivent être traités comme tels.
L’arrêt du TF et le projet de révision de la LEtr confrontés à la jurisprudence européenne
Le raisonnement développé par le TF – et entièrement repris dans le projet de modification de la LEtr – pourrait se résumer ainsi: un travailleur reste travailleur tant qu’il a un emploi; il perd cette qualité dès qu’il se retrouve sans emploi et à l’aide sociale. Il est traité comme une personne venue en Suisse pour chercher un emploi. On calque alors des critères développés par la CJUE concernant les chercheurs d’emploi (durée de six mois, recherche d’emploi effective et chances de trouver un poste), alors que, précisément, la Cour de justice européenne a cherché à définir deux statuts: celui de chercheur d’emploi et celui de travailleur ayant – parfois après de très nombreuses années – perdu son travail. Voici très explicitement ce qu’en disait la Cour en 2004 déjà: «A cet égard, il convient de rappeler que la jurisprudence de la Cour opère une distinction entre les ressortissants des Etats membres qui n’ont pas encore établi un rapport de travail dans l’Etat membre d’accueil où ils cherchent un emploi et ceux qui travaillent déjà dans celui-ci ou qui, y ayant travaillé mais ne se trouvant plus dans un rapport de travail, sont néanmoins considérés comme des travailleurs.» (22)
Un peu de recul: aide sociale et libre circulation en Suisse
Cette volonté de limiter l’établissement des personnes ayant recours à l’aide sociale interroge fondamentalement la question de l’appartenance à une collectivité ou à une communauté ainsi que les fondements de la solidarité. Cette thématique renvoie en effet à l’interrogation permanente autour de la définition des destinataires de la solidarité sociale et autour de la légitimité de recevoir une aide de la collectivité.
De la sorte, si l’on se réfère à la façon dont la Suisse a organisé, à différentes époques, la relation entre appartenance à la communauté, aide sociale et établissement en Suisse, on peut avancer que la libre circulation, en Suisse et à l’intérieur de la Suisse, se trouve constamment à l’épreuve de l’aide sociale, tant cette question se pose de façon récurrente sur le plan historique.
Pour éclairer cette discussion, rappelons, au travers de quelques jalons historiques, les mécanismes liés à l’organisation de l’assistance publique (23) et à la libre circulation en Suisse.
Dès 1491, la Diète fédérale, assemblée des députés des cantons, attribue la responsabilité de l’assistance aux cantons: dans ces derniers, la question se pose alors de définir qui peut être aidé. En 1551, la Diète détermine que l’entretien des personnes indigentes revient aux communes auxquelles elles appartiennent. Cette décision amène les communes à réformer leur droit de cité, notamment par la distinction entre bourgeois (ceux qui possèdent la bourgeoisie) et habitants (les personnes qui vivent dans une commune en étant originaires d’une autre commune, d’un autre canton ou d’un autre pays). C’est alors la qualité de bourgeois qui détermine un droit à l’établissement indépendant de l’indigence. Les non-bourgeois ne peuvent prétendre à l’assistance, leur commune d’origine étant responsable d’intervenir.
En 1681, la Diète fédérale adopte le principe de l’expulsion des pauvres non originaires d’une des communes d’un canton, qui peuvent être refoulés hors des frontières du canton. Ceux-ci ont néanmoins droit à la «passade», soit le gîte et le couvert pendant un temps très limité.
En 1848, la Constitution du nouvel Etat fédéral garantit à tout citoyen suisse le droit de s’établir librement dans toute l’étendue du territoire helvétique (art. 41 Cst. 1848), bien que devant, si besoin, prouver qu’il est en état de s’entretenir lui et sa famille par ses propres moyens. Autrement dit, seuls les citoyens suisses autonomes financièrement ont alors droit à la liberté d’établissement en Suisse.
La Constitution fédérale de 1874 précise les notions en lien avec l’assistance des personnes sans ressources, pour lesquelles l’autonomie cantonale continue à être la règle. En effet, si tout citoyen suisse peut s’établir en un lieu quelconque du pays, il est précisé que le droit à l’établissement dans un canton peut être retiré à celles et à ceux qui tombent d’une manière permanente à la charge de la bienfaisance publique, et auxquels leur commune (soit leur canton d’origine) refuse une assistance suffisante après avoir été invitée officiellement à l’accorder (art. 45 Cst. 1874) (24). A noter encore qu’on ne trouve pas de distinction dans ce cadre entre non-bourgeois et non-Suisses.
Un siècle après, la loi fédérale en matière d’assistance (ci-après: LAS) (25) précise, quant à elle, à son article 10 que les autorités ne peuvent engager une personne indigente à quitter le canton que dans des circonstances restrictives, mais en distinguant dans ce cas ouvertement les étrangers: «S’il s’agit d’étrangers, les dispositions concernant la révocation des autorisations de résidence, l’expulsion, le renvoi et le rapatriement sont réservées.» (Art. 10 al. 3 LAS.)
Ainsi, on peut constater que, en Suisse, le droit de circulation et d’établissement est conditionné par l’autonomie des personnes qui font partie du cercle des destinataires de l’aide sociale, tel que celui-ci est défini aux différentes périodes. De la sorte, l’organisation de l’aide sociale impose sa primauté sur les autres considérations.
Bien qu’ayant dû passer par un détour consistant à distordre la notion européenne de travailleur pour la faire correspondre au cadre national, c’est cette logique-là qui semble avoir pris le dessus dans le cas de figure qui nous occupe, constituant ainsi un véritable passage en force de considérations juridiques helvétiques autocentrées et n’hésitant pas à contredire les accords passés avec la Communauté européenne et ses Etats membres en matière de libre circulation des personnes.
Conclusion
Le recours au concept de l’abus de droit (art. 5 Cst.) est le dernier mécanisme correctif, expédient juridique, pour éviter un résultat dérangeant. La légalité reste donc la norme et l’abus de droit l’exception. Dans son arrêt du 10 avril 2014, en niant l’existence d’un droit, donc en niant la qualité de travailleuse de la recourante, le TF a cherché à donner l’illusion qu’il s’intéressait à la norme, alors qu’il était clairement en train de faire une exception. On ne peut que déplorer que, au lieu de traiter le cas d’espèce comme un abus, il ait cherché à définir de nouveaux contours à la notion de travailleur, distordant des textes et une jurisprudence européenne qui ne lui permettaient pas une telle restriction. Il est regrettable qu’il ne s’en soit pas tenu à son rôle de garant de la légalité, laissant au politique le soin de trouver des solutions à la volonté populaire exprimée, visant à mettre fin à la libre circulation telle que nous l’avons connue ces dernières années.
*Claudia Frick est juriste auprès du Centre social protestant Vaud (CSP), Magalie Gafner est juriste et sociologue auprès du Centre social protestant Vaud (CSP), Caroline Regamey est sociologue, chargée de politique et recherche sociales auprès du Centre social protestant Vaud (CSP). Les auteures remercient Michael Saul, assistant juridique auprès du CSP, pour sa relecture.
(1) Arrêt du Tribunal fédéral du 10 avril 2014, 2C_390/2013.
(2) Séjour des étrangers dans le cadre de l’accord sur la libre circulation des personnes – Rapport de la Commission de gestion du Conseil national du 4 avril 2014, www.parla ment.ch/f/dokumentation/berichte/berichte-aufsichtskommissionen/geschaeftspruefungskommission-gpk/berichte-2014/Documents/bericht-gpk-2014-04-04 f.pdf» (09.10.14).
(3) Ibidem, Recommandation 5, p. 12.
(4) Directives et commentaires concernant l’introduction progressive de la libre circulation des personnes (Directives OLCP) – version de mai 2014, /www.schweizer pass.admin.ch/content/dam/data/bfm/rechtsgrund lagen/weisungen/fza/weisungen-fza-f.pdf (9.10.14).
(5) Loi fédérale sur les étrangers (LEtr) – Projet du 20.6.14, www.admin.ch/ch/f/gg/pc/documents/2554/Projet_LEtr_FR.pdf (09.10.14).
(6) Le TF a rendu une série d’arrêts concernant des questions de révocation ou de non-renouvellement d’autorisation de séjour pour des ressortissants de l’UE à l’aide sociale, dans lesquels il tient un raisonnement bien différent, où il examine la qualité de travailleur des personnes concernées à la lumière des critères dégagés par la CJCE/CJUE: ATF 131 II 339; TF, arrêt du 27 mai 2014, 2C_412/2014; TF, arrêt du 25 novembre 2013, 2C_1060/2013; TF, arrêt du 27 février 2003, 2A.513/2002.
(7) Le projet de modification de la LEtr du 20 juin 2014 (cf. note 5), prévoit l’ajout d’un article 61a LEtr, à la teneur suivante:
Art. 61a – Extinction du droit de séjour des titulaires d’une autorisation de courte durée ou de séjour UE/AELE avec activité lucrative (…)
(5) En cas de cessation de l’activité lucrative pour raison de chômage involontaire après les douze premiers mois de séjour, le droit de séjour des titulaires d’une autorisation de séjour UE/AELE avec activité lucrative s’éteint six mois après:
a. la cessation de l’activité lucrative pour raison de chômage, ou
b. l’échéance du versement d’indemnités de l’assurance-chômage.
(6) Le droit de séjour des titulaires d’une autorisation de séjour UE/AELE avec activité lucrative ne s’éteint pas à la fin des délais prévus aux al. 2, 3 et 5 si:
a. la personne concernée prouve qu’elle cherche activement un emploi et
b. qu’elle a de réelles chances d’être engagée.
(8) Commentaire sur la modification partielle de la loi fédérale sur les étrangers (LEtr), de la loi fédérale sur les prestations complémentaires à l’AVS et à l’AI (LPC) et sur la modification partielle de l’ordonnance sur l’introduction de la libre circulation des personnes (OLCP), www.ejpd.admin.ch/dam/data/bfm/aktuell/news/2014/2014-07-02/20140702_ber-f.pdf (8.10.14), p. 7, sous point c, par ailleurs intitulé : «Cessation de l’activité après les douze premiers mois de séjour».
Arrêt CJCE du 26 février 1991, Antonissen, C-292/89, Rec. 1991, p. I-745, qui a inspiré la Directive 2004/38, clarifiant la situation juridique des chômeurs, distinguant les personnes ayant travaillé plus d’une année avant de perdre leur emploi de celles ayant travaillé moins d’une année qui, elles, sont assimilées à des chercheurs d’emploi. A ce propos, voir KADDOUS, Christine, GRISEL, Diane, Libre circulation des personnes et des services, Bâle, Helbing et Lichtenhahn, 2012, p. 216.
(10) Pour une personne sans activité lucrative (rentière, étudiante, curiste, etc.), l’art. 24 § 1 Annexe I ALCP précise qu’elle «reçoit un titre de séjour d’une durée de cinq ans au moins, à condition (…) qu’elle dispose pour elle-même et les membres de sa famille (…) de moyens financiers suffisants pour ne pas devoir faire appel à l’aide sociale pendant leur séjour (…).»
(11) Directives OLCP, p. 125 s.
(12) Ibidem.
(13) A noter que l’art. 6 Annexe I ALCP reprend mot pour mot l’art. 7 de la Directive 68/360/CEE du 15 octobre 1968.
(14) ATF 136 II 65, 70 c. 3.1; ATF 136 II 5, 15 c. 3.6.2.
(15) Afin de limiter l’ampleur de notre contribution, nous avons volontairement centré notre développement sur les jurisprudences de la CJCE allant jusqu’à la signature de l’ALCP en 1999.
(16) Arrêt CJCE du 23 mars 1982, Levin contre Secrétaire d’Etat à la justice, 53/81, Rec. 1982, p. 1035.
(17) Arrêt CJCE du 3 juin 1986, Kempf contre Secrétaire d’Etat à la justice, 139/85, Rec. 1986, p. 1741.
(18) Arrêt Kempf contre Secrétaire d’Etat à la justice précité, point 16.
(19) Arrêt CJCE du 21 juin 1988, Lair contre Universität Hannover, 39/86, Rec. 1988, p. 3161.
(20) Arrêt CJCE du 12 mai 1998, Martínez Sala, C-85/96, Rec. 1998, p. I-2691.
(21) Arrêt Martínez Sala précité, point 32.
(22) Arrêt CJCE du 23 mars 2004, Collins, C-138/02, Rec. 2004, p. I-2703. Voir aussi BORGHI, Alvaro, La libre circulation des personnes entre la Suisse et l’UE – Commentaire article par article de l’accord du 21 juin 1999, Genève, Lugano, Bruxelles, Editions interuniversitaires suisses – Edis, 2010, art. 4 ALCP n. 144 s.
(23) Voir à ce propos TABIN, Jean-Pierre, FRAUENFELDER, Arnaud et alii, Temps d’assistance – Le gouvernement des pauvres en Suisse romande depuis la fin du XIXe siècle, Lausanne, Antipodes, 2008, auxquels nous empruntons quelques éléments de cette chronologie.
(24) Cet article a été modifié par le vote du peuple et des cantons en 1975.
(25) Loi fédérale du 24 juin 1977 sur la compétence en matière d’assistance des personnes dans le besoin (loi fédérale en matière d’assistance) (LAS; RS 851.1).