1. Introduction
En application de l’art. 16 al. 2 CPP2, il incombe au Ministère public de conduire la procédure préliminaire, de poursuivre les infractions dans le cadre de l’instruction et, le cas échéant, de dresser l’acte d’accusation et de soutenir l’accusation. Conformément à l’art. 6 CPP, il doit rechercher d’office tous les faits pertinents et instruire, avec un soin égal, les circonstances qui peuvent être à la charge et à la décharge du prévenu.
Les instructions pénales – en particulier les auditions du prévenu – sont parfois tendues. Le procureur doit confronter le prévenu aux preuves récoltées ou à ses contradictions.
Avant l’entrée en vigueur du CPP, le TF avait relevé qu’il convenait de reconnaître au magistrat instructeur une certaine liberté de ton, que cela soit par la mise du prévenu face à ses contradictions, par une attitude orientée durant l’audition, par l’expression de ses doutes, voire par des remarques ironiques: «Le magistrat doit instruire à charge et à décharge et est tenu à une certaine impartialité. Dans les enquêtes faisant l’objet d’une large couverture médiatique, le juge d’instruction peut être amené à se prononcer sur l’état du dossier, sans pour autant que sa conviction ne soit définitivement arrêtée. Il peut ainsi s’exprimer sur les chances de succès d’un recours dirigé contre une de ses propres décisions. Des remarques ironiques, faites durant la procédure ou en dehors de celle-ci, qui peuvent être déplacées et ressenties négativement par l’inculpé, ne suffisent pas en général pour justifier une demande de récusation. Au contraire du juge appelé à s’exprimer en fait et en droit sur le fond de la cause, lequel doit en principe s’en tenir à une attitude parfaitement neutre, le juge d’instruction peut être amené, provisoirement du moins, à adopter une attitude plus orientée à l’égard de l’inculpé; il peut faire état de ses doutes quant à la version des faits présentée, mettre le prévenu en face de certaines contradictions, et tenter de l’amener aux aveux, pour autant qu’il ne soit pas fait usage de moyens déloyaux. Le juge d’instruction ne fait donc pas preuve de partialité lorsqu’il fait état de ses convictions à un moment donné de l’enquête; cela peut au contraire s’avérer nécessaire à l’élucidation des faits. On peut par ailleurs comprendre certains mouvements d’impatience du magistrat, par exemple lorsque le prévenu adopte une attitude d’obstruction ou persiste à nier l’évidence. Le magistrat instructeur doit ainsi se voir reconnaître, dans le cadre de ses investigations, une certaine liberté, limitée par l’interdiction des procédés déloyaux, la nécessité d’instruire tant à charge qu’à décharge, et de ne point avantager une partie au détriment d’une autre.»3 De manière générale, cette jurisprudence reste d’actualité4.
Dans deux arrêts publiés et dans plusieurs arrêts non publiés récents, le TF a été amené à se pencher sur l’attitude d’un procureur durant la procédure d’instruction, ordonnant par cinq fois la récusation d’un magistrat5. Il est dès lors intéressant d’examiner les enseignements qui peuvent être tirés de ses arrêts sur la liberté de ton qui est laissée au procureur durant la phase d’instruction.
2. Les principes applicables en matière de récusation d’un procureur
Selon la jurisprudence bien établie, un magistrat est récusable pour l’un des motifs prévus aux art. 56 let. a à e CPP. Il l’est également, selon l’art. 56 let. f CPP, lorsque d’autres motifs sont de nature à le rendre suspect de prévention. Cette disposition a la portée d’une clause générale recouvrant tous les motifs de récusation non expressément prévus aux lettres précédentes. Elle correspond à la garantie d’un tribunal indépendant et impartial instituée par les art. 30 Cst.6 et 6 CEDH7.
S’agissant plus spécifiquement de la récusation du Ministère public, il y a lieu de distinguer à quel stade de la procédure celle-ci est demandée. Durant l’instruction, il doit établir, d’office et avec un soin égal, les faits à charge et à décharge (art. 6 CPP); il doit statuer sur les réquisitions de preuves et peut rendre des décisions quant à la suite de la procédure (classement ou mise en accusation), voire rendre une ordonnance pénale pour laquelle il assume une fonction juridictionnelle. Dans ce cadre, le Ministère public est tenu à une certaine impartialité même s’il peut être amené, provisoirement du moins, à adopter une attitude plus orientée à l’égard du prévenu ou à faire état de ses convictions à un moment donné de l’enquête. Tout en disposant, dans le cadre de ses investigations, d’une certaine liberté, le magistrat reste tenu à un devoir de réserve. Il doit s’abstenir de tout procédé déloyal, instruire tant à charge qu’à décharge et ne point avantager une partie au détriment d’une autre. En revanche, après la rédaction de l’acte d’accusation, le Ministère public devient une partie aux débats, au même titre que le prévenu ou la partie plaignante (art. 104 al. 1 let. c CPP). Par définition, il n’est plus tenu à l’impartialité et il lui appartient en principe de soutenir l’accusation (art. 16 al. 2 in fine CPP). Dans ce cadre, ni les art. 29 et 30 Cst. ni l’art. 6 par. 1 CEDH ne confèrent au prévenu ou à la partie plaignante aucune protection particulière leur permettant de se plaindre de l’attitude du Ministère public et des opinions exprimées par celui-ci durant les débats8.
3. La liberté de ton durant l’instruction: les enseignements des arrêts récents
Le TF a refusé la récusation d’un procureur qui, durant des audiences d’instruction, avait, notamment, demandé au conseil du prévenu si c’était «bientôt terminé avec les questions» et expliqué au prévenu, qui choisissait de ne pas collaborer, le risque de collusion et ses conséquences (soit une arrestation). Le TF a relevé que l’explication du risque de collusion ne constituait nullement une menace et que la remarque sur les questions était «peu à propos», mais ne constituait pas un motif de récusation9. Il en va de même pour un procureur qui a appelé l’avocat d’un prévenu pour lui laisser le message selon lequel un courrier «ne lui convenait pas du tout et qu’il lui laissait jusqu’à demain, à 17 h pour le rappeler pour clarifier la situation, sinon il mettrait A. en prévention». Le TF a relevé qu’il s’agissait d’une démarche «inadéquate», mais isolée, ne justifiant pas une récusation10. Il a également jugé qu’une «boutade manifestement ironique» adressée, en audience d’instruction, à une personne mise en cause, au demeurant non inscrite au procès-verbal, n’était pas non plus un motif de récusation11.
En revanche, le TF a ordonné la récusation du procureur dans les cas suivants.
I. Lorsqu’un procureur a ordonné le classement d’une procédure en relevant dans son ordonnance qu’une condamnation ne semblait «tout simplement pas possible», puis dans le cadre des échanges d’écriture dans la procédure de recours précisé qu’il était «difficile d’imaginer un procureur, convaincu de l’innocence du prévenu, le déférer au tribunal par acte d’accusation pour ensuite demander sa libération». A la suite à l’annulation de l’ordonnance de classement, le TF a ordonné la récusation du procureur au vu de ces déclarations et du refus des réquisitions de preuves qui avait été déposées12.
II. En cas de manquements graves et répétés des procureurs, notamment en raison de remarques faites sur la stratégie de défense (critique virulente de l’utilisation du droit au silence), de la tenue d’un procès-verbal incomplet, de la révocation injustifiée de l’avocat nommé d’office. Le TF a relevé que les propos tenus par le procureur au prévenu qui indiquait qu’il usait de son droit au silence, à savoir «nous discuterons ultérieurement de savoir si c’est intelligent»13, n’étaient pas acceptables14.
III. En raison du ton employé dans différents actes, en particulier dans une ordonnance de classement, où un procureur a indiqué: «Un acte d’accusation est exclu; il apparaît sans équivoque que A. a volontairement instrumentalisé la situation pour obtenir un transfert à la prison Y. La plainte est mensongère»; puis: «La plainte est téméraire. La plaignante a fait des déclarations contraires à la vérité et met en cause des gardiens pour des manquements graves à leur fonction. Elle a agi de manière injustifiée et gratuite.» Dès lors, le TF a relevé que, dans la perspective de la nouvelle procédure pour diffamation ou calomnie, il y avait une apparence de prévention justifiant une récusation15.
IV. En traitant un justiciable de «menteur patenté» durant la procédure, un procureur fait preuve de partialité et sa récusation doit être ordonnée16.
V. Le TF a relevé qu’en autorisant le porte-parole de la police à faire état à la presse des antécédents d’une personne pour justifier son interpellation, le procureur apparaissait avoir été davantage préoccupé de protéger l’intervention infructueuse de la police organisée sous son autorité, que de respecter la légalité de la procédure, ce qui justifiait sa récusation17.
4. Synthèse
Il ressort de ces différents arrêts que le TF limite plus la liberté de ton du procureur dans ses écrits qu’en audience. Les arrêts des 23 février 201618 et 19 avril 201619 précités montrent qu’un procureur peut laisser transparaître de l’agacement ou expliquer clairement – même de manière inopportune – au prévenu les conséquences de ses choix sans risquer une récusation. En revanche, il découle des autres arrêts que le procureur doit être particulièrement attentif à sa plume lors de la rédaction d’ordonnance de classement ou d’observations pour ne pas risquer de récusation en cas d’annulation de son acte par l’autorité de recours.
5. Conclusion
La jurisprudence mentionnée au début de cette contribution qui rappelle la liberté de ton du magistrat instructeur est toujours valable. Les arrêts récents du TF démontrent, en revanche, la difficulté du procureur qui, aux prises avec le principe in dubio pro duriore20, aura tendance à motiver de manière parfois sèche une ordonnance de classement, risquant ainsi sa récusation en cas d’annulation de l’ordonnance sur recours. En définitive, les arrêts récents ne limitent pas tellement la liberté de ton du procureur durant l’instruction, mais l’enjoignent avant tout à nuancer sa plume.