La future loi fédérale sur les jeux d’argent (LJAr) réglera l’admissibilité, l’exploitation et l’affectation des bénéfices des jeux d’argent (art. 1 de l’avant-projet). Mettant en œuvre le nouvel art. 106 Cst., accepté par le peuple et les cantons le 11 mars 2012, elle réunira la loi du 18 décembre 1998 sur les maisons de jeu et la loi fédérale du 8 juin 1923 sur les loteries et paris professionnels. L’avant-projet, qui constitue «un texte de compromis dont les termes ont été soigneusement soupesés»1, vise à protéger la population de manière appropriée contre les dangers inhérents aux jeux d’argent, à assurer une exploitation sûre et transparente de ces derniers et à garantir qu’une partie des bénéfices des exploitants soit affectée à l’AVS et à l’AI ou à des buts d’utilité publique (art. 2). Après l’achèvement de la procédure de consultation en 2014, le projet de loi est attendu avant la fin de cette année.
Si l’avant-projet correspond en grande partie aux règles actuelles, il recèle aussi quelques importantes nouveautés, dont l’une des principales concerne le renforcement de la protection contre les dangers liés aux jeux d’argent, en particulier contre la dépendance au jeu (art. 69 ss). Cette problématique est importante, puisque, selon une étude portant sur l’année 2012, la part de joueurs excessifs en Suisse se chiffre à 1,1% de la population2. L’avant-projet prévoit que les exploitants de jeux d’argent seront tenus de mettre en place des mesures de protection appropriées pour parer aux risques du jeu excessif, en fonction du danger potentiel que présente chaque jeu, et de son canal de distribution. Les cantons devront, quant à eux, prendre des mesures de prévention et offrir des possibilités de conseil et de traitement. Enfin, une Commission consultative pour la prévention du jeu excessif sera mise en place3. Les autres dangers liés aux jeux d’argent seront aussi pris en compte. Ainsi, notamment, la manipulation des compétitions sportives en lien avec les paris sera expressément réprimée. Les exploitants de paris sportifs et les organisations, s’ils soupçonnent une manipulation, seront tenus d’en informer les autorités (art. 62).
Exonération fiscale
Une autre nouveauté importante concerne l’imposition des gains des joueurs. Actuellement, les gains issus des loteries et paris professionnels sont imposables, alors que les gains réalisés dans les maisons de jeu sont exonérés, principalement pour garantir la compétitivité des maisons de jeu suisses et parce qu’il est impossible de déterminer les gains effectivement obtenus par les joueurs. L’avant-projet, pour mettre fin à cette inégalité de traitement, prévoit l’exonération fiscale de l’ensemble des gains provenant des jeux d’argent4. Selon le rapport explicatif, les pertes fiscales qui en résulteront, estimées à 120 millions de francs par année, devraient être compensées à moyen terme par des recettes supplémentaires5. Cette modification fut largement critiquée durant la procédure de consultation6.
Jeux en ligne
A l’heure actuelle, l’utilisation d’un réseau de communication électronique, tel qu’internet pour l’exploitation de jeux de hasard est interdite (art. 5 LMJ). En 2012, le produit brut des jeux de casino en ligne exploités sans autorisation en Suisse par des prestataires étrangers a été estimé à 90 millions de francs, contre 757 millions pour l’offre traditionnelle des maisons de jeu7.
La possibilité donnée aux casinos d’exploiter des jeux en ligne constitue l’une des principales nouveautés introduites par l’avant-projet. L’offre de jeux d’argent sur internet sera autorisée aux mêmes conditions que l’offre traditionnelle, moyennant une extension de concession. Seuls les exploitants de maisons de jeu titulaires d’une concession en Suisse pourront obtenir une telle extension et développer une offre de jeux en ligne. Compte tenu de la taille réduite du marché suisse, l’extension de concession ne sera accordée que si l’exploitant démontre, de manière crédible, que son projet est économiquement viable. Tout comme les jeux traditionnels, les jeux en ligne devront satisfaire aux prescriptions légales en matière de protection contre le jeu excessif, de sécurité et de lutte contre le blanchiment d’argent8.
En revanche, l’accès aux offres de jeux d’argent en ligne des prestataires étrangers sera bloqué. Selon le rapport explicatif, «il ne sert à rien d’imposer des exigences élevées aux offres légales si les joueurs peuvent accéder sans difficulté à des offres illégales soumises à moins de contraintes, et donc plus attractives, du moins à leurs yeux». Les buts déclarés sont tant de protéger les joueurs que de «s’assurer qu’une part la plus grande possible des bénéfices des jeux d’argent aille soit à l’AVS et à l’AI, soit à l’utilité publique, au lieu de bénéficier à des opérateurs privés à l’étranger»9. La nouvelle réglementation vise aussi à protéger les maisons de jeu, dont les revenus connaissent un recul massif depuis 200710, contre la concurrence d’exploitants étrangers qui proposent déjà des jeux en ligne sur le marché suisse et disposent, dès lors, des connaissances nécessaires et d’une vaste clientèle suisse11.
L’avant-projet prévoit la mise en œuvre d’un dispositif de blocage, par les fournisseurs suisses d’internet, de l’accès aux offres de jeux non autorisées, sur la base de listes qui seront tenues par les autorités compétentes (art. 88), pour «décourager une majorité de joueurs de se tourner vers des offres non autorisées»12. L’offre de jeux en ligne sans disposer des autorisations nécessaires constituera une infraction pénale. En revanche, le simple fait de jouer à de tels jeux ne sera pas punissable.
Cette «ouverture» du marché avec blocage de l’accès aux sites non autorisés suit une tendance qu’on retrouve dans de nombreux pays, dont la France et l’Italie13. Concernant les jeux de casino au sens strict, ce blocage ne pose pas de problèmes particuliers et nous paraît tout à fait défendable, le joueur suisse ne disposant, à l’heure actuelle, souvent pas d’une protection suffisante lorsqu’il joue sur des sites exploités par des opérateurs étrangers.
Concernant le poker, l’analyse doit être nuancée, les partenaires jouant les uns contre les autres et non contre le casino. A la suite de la victoire d’un joueur amateur au championnat du monde officieux de 2003, après qu’il s’est qualifié pour quelques dollars sur internet, la popularité du poker en ligne a rapidement explosé, au point que, durant les années qui ont suivi, des millions de joueurs se sont réunis quotidiennement sur des tables virtuelles. Depuis quelques années, plusieurs pays ont entrepris des démarches de cloisonnement, en bloquant l’accès des joueurs résidant sur leur territoire au réseau international, à l’image de ce qui est prévu en Suisse. Le plus souvent, ces démarches ont entraîné un net déclin de la popularité du jeu, en raison de la taille des marchés nationaux. Tel fut, par exemple, le cas en France, où de nombreuses salles de poker en ligne ont été contraintes de fermer. La situation est si tendue qu’une fusion des marchés est régulièrement évoquée entre la France, l’Espagne et l’Italie, voire à l’échelle européenne14.
Si le cloisonnement prévu est opéré en Suisse, il est quasiment certain que ce marché ne pourra jamais être réellement rentable, vu le très faible bassin de notre population, et que, par conséquent, aucune offre vraiment attractive ne sera proposée aux joueurs. En Europe, plusieurs exemples, comme ceux du Royaume-Uni et de la Belgique, ont montré qu’il est possible de réguler et de fiscaliser l’offre de jeux en ligne sans procéder à un cloisonnement complet.
Petits tournois de poker
L’avant-projet prévoit que les «petits tournois de jeux d’argent» seront autorisés en dehors des maisons de jeu à des conditions strictes (art. 31, 32 et 35). Si la notion vise aujourd’hui principalement les tournois de poker, elle a été formulée de manière à prévoir une marge pour les évolutions futures15.
Pendant une courte période, les tournois de poker, après que la Commission fédérale des maisons de jeu (CFMJ) les eut qualifiés de jeu d’adresse s’ils répondaient à certaines conditions, ont été admis en dehors des maisons de jeu, sauf dispositions contraires du droit cantonal16. En mai 2010, le Tribunal fédéral a accepté le recours de la Fédération suisse des casinos, et a estimé que ces tournois constituaient des jeux de hasard17. Depuis, leur organisation est de nouveau interdite hors des casinos.
L’avant-projet prévoit que ces tournois seront autorisés en dehors des maisons de jeu, à des conditions strictes. Cette évolution répond à une demande qui n’est, pour l’heure, pas satisfaite par les maisons de jeu, puisque l’organisation de tournois de poker avec de petites mises n’est pas rentable pour les casinos.
Satisfaisante sur le principe, la nouvelle réglementation contient toutefois certaines faiblesses qui devront être corrigées18. On précisera enfin que, à notre avis, le poker devrait, selon le critère de la prépondérance du droit suisse19, être considéré comme un jeu d’adresse, qui ne devrait en tant que tel, lorsqu’il est joué dans des salles au niveau cantonal, pas être soumis à la nouvelle loi20. Si la chance joue indéniablement un rôle prépondérant sur le court terme, tel n’est pas le cas sur le moyen et le long termes, où les résultats des meilleurs joueurs montrent que l’habileté prime de manière claire, tant dans les parties d’argent que dans les tournois.