Le paysage médiatique a considérablement évolué au cours des trente dernières années. Jusque dans les années quatre-vingt, la norme était à la publication de reportages policés sur les instances étatiques. Au cours des années quatre-vingt, le monopole de la radio a été brisé en Suisse. S’est ensuivie l’apparition des premières chaînes de télévision privées suisses, et, plus tard, des quotidiens gratuits. Mais c’est surtout l’essor des réseaux sociaux ces dernières années qui a largement modifié la société de l’information.
Le crime de Zollikerberg du 30 octobre 1993 fut une véritable tragédie. Ce jour-là, un homme condamné à la réclusion à vie avait assassiné une jeune femme dans une forêt près de Zollikerberg (ZH) durant un congé. L’assassin avait été condamné à une peine privative de liberté à vie pour le meurtre de deux femmes et onze viols. Les autorités de poursuite pénale estimaient que cet individu était très dangereux. Au moment du crime, le détenu avait déjà bénéficié de plus de 100 congés pénitentiaires.
Tant le monde politique que le public ont exprimé, à juste titre, leur effroi et leur indignation. Bien évidemment, d’autres graves cas de récidives s’étaient sporadiquement déroulés avant l’assassinat de Zollikerberg. Mais ces affaires n’avaient pas engendré de grands scandales judiciaires. On s’indignait contre le criminel et non contre des autorités inspirant confiance.
Le conseiller d’État en charge du Département de la justice au moment des faits, Moritz Leuenberger, se trouvait au centre des critiques concernant le meurtre de Zollikerberg. Il deviendra ensuite conseiller national puis ministre des médias.
C’est alors que Roger Schawinski créa la première chaîne de télévision privée suisse, Tele Züri. Moritz Leuenberger, qui était encore conseiller d’État, me montra la programmation de Tele Züri, où une rubrique «Scandales judiciaires» était prévue. Et c’est exactement ainsi que les différentes radios et chaînes de télévision locales ont traité le volet judiciaire: en recherchant continuellement le grand scandale.
Après le meurtre de Zollikerberg, Moritz Leuenberger a mis en place une commission d’enquête composée de trois membres qui a rendu un rapport contenant de nombreuses recommandations. La commission fut ensuite maintenue. Et cette soi-disant commission spécialisée dans l’évaluation des délinquants dangereux pour la collectivité émettra dorénavant des avis pour chaque assouplissement du régime d’exécution des peines pour les délinquants potentiellement dangereux. Aujourd’hui, ce groupe, dénommé commission d’experts, a été institutionnalisé par la révision du code pénal de 2007.
En cas de graves infractions sexuelles ou violentes, les autorités d’exécution des peines demandent dorénavant des expertises externes complémentaires avant d’envisager l’assouplissement de l’exécution de la peine ou la libération. Les délicates décisions sur le pronostic du détenu sont ainsi de facto confiées à la psychiatrie.
Lors de graves récidives, les responsables jouaient et jouent toujours leur vie professionnelle et leur peau. L’une de mes prédécesseuses a démissionné en 2007 après un tel scandale judiciaire. Aussi, les personnes exposées se protègent au mieux.
Bien évidemment le risque résiduel perdure, même s’il est faible. Dans les affaires particulièrement médiatisées, la prise de risque était réduite au minimum. Ce qui explique l’exclusion systématique de tout assouplissement du régime d’exécution des peines.
Cependant, les assurances institutionnelles et personnelles ont apparemment également conduit à la quasi-absence de condamnation pénale des décisionnaires après une grave récidive. Il n’en demeure pas moins que les procédures en droit du personnel contre les responsables ont toujours cours en cas de récidives et de scandales judiciaires.
Dans le cadre de l’affaire de Zollikerberg, la commission d’enquête a estimé que l’ouverture d’une procédure pénale contre les fonctionnaires responsables n’était pas nécessaire. Du reste, aucune mesure disciplinaire n’a été prise.
À l’issue de la procédure dirigée contre le meurtrier de Zollikerberg devant la Cour suprême du canton de Zurich, différentes irrégularités des autorités d’exécution ont été révélées, notamment concernant la thérapie volontaire du criminel.
Soumis à une forte pression médiatique et politique, Moritz Leuenberger a alors ordonné qu’une procédure pénale soit diligentée à l’encontre de quatre auxiliaires de justice. La procédure s’est soldée par l’acquittement des quatre accusés en 1999. Toutefois, l’inadéquation de l’ancien système au suivi des délinquants à haut risque a clairement été mise en lumière. Il était nécessaire d’agir et d’évoluer.
Pour les autorités pénitentiaires, la peur de la récidive reste une préoccupation majeure voire un sujet paralysant. Cette crainte fait partie intégrante de l’ADN de la profession.
En 2007, le directeur de la justice de l’époque, Markus Notter, a réinstauré une commission d’enquête à la suite de l’agression d’un chauffeur de taxi, poignardé par un toxicomane sortant d’un séjour en institution. Le rapport de la commission d’enquête mentionnait notamment trois autres cas d’exécution des peines considérés à haut risque. En tant que chef de service récemment nommé, j’ai donc annoncé aux cadres que ces trois personnes ne bénéficieraient certainement jamais d’un assouplissement du régime d’exécution des peines sous mon commandement. Sur ce point-là, je fus totalement partial. En 2011, je suis revenu sur cette déclaration dans le cadre de mon engagement professionnel.
La commission d’experts chargée d’examiner la dangerosité des délinquants joue un rôle important lors de l’allègement des mesures d’exécution des peines. Sans son aval, aucun allègement n’est possible dans les faits.
L’avis de la commission d’experts préjuge de la décision des autorités d’exécution, ce qui est discutable. En principe, le travail des experts se limite à une analyse sur dossier du cas. Le détenu ou son avocat n’ont pas le droit d’y prendre part directement ou d’être entendus par la commission d’experts. Cela peut certes se justifier formellement d’un point de vue juridique, puisque le droit d’être entendu du condamné quant à la prise de position de la commission spécialisée sera garanti après coup.
Toutefois, si l’avis de la commission d’experts est transmis, l’affaire sera, pour ainsi dire, close. Il serait équitable que le droit d’être entendu soit garanti par le biais de l’audition du détenu et de son avocat par la commission d’experts avant la délivrance de l’avis aux autorités d’exécution des peines. Aussi le détenu devrait toujours être entendu personnellement s’il en fait la demande.
Cependant, le constat suivant peut être dressé: ce mécanisme n’a pas seulement pour objectif d’offrir des garanties personelles aux responsables. Ce système, que nous avons également dénommé en interne «surassurance», est nécessaire dans une certaine mesure. Effectivement, cela permet d’assurer un système d’exécution des peines progressiste et efficient en Suisse et nous prémunit d’une régression.
Lorsqu’une grave récidive se produit, des voix s’élèvent immédiatement pour exiger un régime d’exécution des peines beaucoup plus sévère, l’interdiction généralisée des congés pour les détenus et une action en responsabilité personnelle contre les décisionnaires. La justice pénale est prise à la gorge.
La réflexion des autorités sur le risque zéro a de graves conséquences pour les détenus dès la détention préventive. Même en l’absence de risque de collusion, une prolongation de la détention, fondée sur des évaluations de dangerosité et les expertises succinctes idoines, reste possible en raison d’un risque de récidive, même fondé sur de simples soupçons. La réflexion sur le risque zéro se traduit tout au long de l’exécution de la peine.
D’une manière générale, la surveillance des détenus a été également renforcée. La surveillance technique est ainsi devenue plus étroite. Mais les défis posés par les nouvelles technologies sont également très importants, à l’instar des problématiques inhérentes aux téléphones portables introduits en fraude ou par effraction ou aux drones aériens.
Selon le credo de l’exécution des peines, l’amélioration de la protection des victimes doit prioritairement être réalisée par l’entreprise des thérapies réalisées par le service de psychiatrie et de psychologie.
Lorsque j’étais encore en fonction, les directions du service de psychiatrie et de psychologie de Zurich et l’établissement pénitentiaire de Pöschwies s’accordaient sur le fait que tout détenu incarcéré pour un crime violent ou d’ordre sexuel devait suivre une thérapie appropriée. Et ce, sans distinction entre les mesures ambulatoires et stationnaires ordonnées par le tribunal.
On ne peut pas contraindre un détenu à suivre un traitement psychiatrique. À mon avis, le fait que le service de psychiatrie et de psychologie parvienne à convaincre un condamné qu’une thérapie pourrait augmenter ses chances de vivre sans commettre d’infraction représente une option acceptable.
Dans le cadre d’un traitement psychiatrique, le thérapeute pourrait toutefois estimer que le risque de récidive est élevé, menant le détenu à commettre un crime violent. Dans certaines circonstances, l’internement pourrait effectivement être ensuite ordonné par le tribunal.
On arrive à de telles extrémités car ces thérapies ne sont pas couvertes par le secret médical. A minima, les autorités d’exécution des peines prendront connaissance des principaux résultats des traitements. L’illicéité de cette pratique est levée par le consentement donné à l’occasion de la conclusion du contrat de soins. Il est toutefois possible que le condamné ne consente pas librement. Bien souvent, ce dernier peut déduire qu’il n’a pas d’autre choix pour bénéficier d’un assouplissement du régime de privation de liberté.
Les droits de la personnalité du détenu et le secret médical sont ainsi clairement violés. Il n’est donc pas surprenant qu’une part croissante d’avocats de la défense déconseillent fortement à leurs clients de suivre un traitement psychiatrique ou une mesure thérapeutique ambulatoire ou stationnaire.
Selon mon appréciation personnelle, il s’agit d’une occasion manquée qui aurait permis au condamné de modifier positivement son comportement. D’un point de vue strictement statistique, les thérapies produisent généralement un effet positif sur le détenu. Elles permettent des assouplissements du régime d’exécution des peines et ne les empêchent que dans des cas exceptionnels.
À mon avis, il n’existe pas de base légale suffisante permettant d’exiger d’un condamné qu’il suive une thérapie en le menaçant des désagréments résultant d’un refus si ce traitement n’est pas ordonné par un tribunal.
De nos jours, la communication des autorités a notablement évolué. En 1994, il n’y avait pas encore de responsable de la communication à la Direction de la justice. Cela n’a changé qu’en 2007. Cette année-là, le directeur de la justice a engagé pour la première fois un porte-parole. En 2008, l’Office d’exécution des peines a engagé une spécialiste en communication. Entre-temps, le nombre de spécialistes de la communication a considérablement augmenté. Grâce à leurs conseils, l’information circule plus rapidement et de manière plus ouverte et plus transparente.
On constate toutefois toujours une tendance à l’enjolivement. Les autorités se retranchent encore derrière les procédures en cours, la protection de la personnalité et des données. La peur de la récidive reste ancrée.
Le cas de Brian Keller, connu jusqu’à récemment comme le prisonnier le plus célèbre de Suisse, représente une illustration récente de cette problématique. À l’occasion de son procès devant le Tribunal d’arrondissement de Dielsdorf fin octobre, l’expert Jonas Weber a clairement expliqué que le régime de détention prolongé en haute sécurité de Keller était contraire aux droits de l’homme et violait l’interdiction de la torture. Même dans ce cas, la Direction de la justice et de l’exécution des peines a fait preuve de réticence.
Le directeur adjoint du service de l’exécution des peines a même déclaré que de telles mesures appliquées en ultima ratio étaient exceptionnellement admissibles pour protéger les surveillants et les autres détenus. Ce qui est évidemment faux. Pour ma part, c’est à cet instant que j’ai réalisé que je ne portais plus l’habit de chef de service depuis un certain temps déjà. Je ne dois plus m’inquiéter des devoirs inhérents à ma charge et à ma fonction. Je suis libre de faire ce que je veux et suivre mes convictions profondes.
Sur les trois ans et demi de détention de Brian Keller dans le quartier de haute sécurité de Pöschwies, je partage la responsabilité d’une année complète. Fin septembre 2019, j’ai quitté mes fonctions de chef du service de l’exécution des peines zurichois. Fin octobre 2023, j’ai adressé une lettre d’excuses à Brian Keller. Je savais que les avocats de Keller allaient la rendre publique. La publication ne s’est par ailleurs pas fait attendre. J’ai senti que mes anciens collègues n’appréciaient pas ma lettre d’excuses et estimaient qu’il s’agissait d’une trahison. Mais ce n’était pas du tout mon intention. Cet écrit ne concernait que Brian et moi.
En matière de droit pénal, le législateur est aussi soumis à la pression de la société médiatique. Après chaque grand scandale, de nouvelles lois plus sévères et des peines plus lourdes sont exigées. Mais je suis clairement d’avis que le droit pénal doit toujours être l’ultima ratio et ne peut pas résoudre les problèmes de société.
La votation populaire sur l’introduction de l’internement à vie sans aucune possibilité d’examen de la libération illustre bien le caractère populiste de la révision du code pénal. Par ailleurs, le Tribunal fédéral l’a toujours clairement exprimé. Cette réforme est contraire à la Constitution fédérale et à la Convention européenne des droits de l’homme.
Plusieurs révisions du droit pénal restreignent les compétences originelles des tribunaux, à l’instar de l’expulsion obligatoire et de l’interdiction d’exercer une profession en lien avec des enfants pour les pédophiles, etc. La compétence centrale d’un tribunal consiste à examiner librement chaque cas individuel en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes. Les automatismes judiciaires sont contraires au principe de proportionnalité et à la séparation des pouvoirs.
Et lorsque les tribunaux agissent conformément à leur rôle et ne se laissent pas enfermer dans leur jurisprudence par des automatismes judiciaires, le retour de flamme médiatique et politique ne manque pas. Souvent, de nouvelles interventions politiques suivent.
Le plus important est de communiquer de manière proactive, en particulier lorsque des erreurs ont été commises. Si l’on attend, on prend automatiquement du retard. La communication proactive représente certainement une difficulté à surmonter. Il faut notamment faire preuve de courage pour reconnaître ouvertement ses erreurs. On parle certes toujours volontiers d’une nouvelle culture de l’erreur, mais celle-ci n’est guère perceptible, du moins de l’extérieur.
La meilleure protection de la justice contre les accusations sans fondement et les tentatives de pression est un haut niveau de professionnalisme et de compétence. De nombreux progrès ont été réalisés au cours des vingt dernières années, notamment dans le domaine de l’exécution des peines. La formation des professionnels s’est notablement améliorée, par exemple. De plus, des systèmes d’assurance qualité ont été mis en place dans toute la Suisse. Je pense ici à l’exécution des sanctions axée sur les risques et au système Forensische Operationalisierte Therapie-Risiko-Evaluations-System (Fotres).
En théorie, il serait facile pour les juges de se libérer de l’emprise de la société médiatique. Aujourd’hui, ils sont particulièrement vulnérables aux éventuelles tentatives de pression du monde politique et en particulier de leur organe de nomination et d’élection puisqu’ils doivent être réélus selon le système en vigueur. Une solution très simple consisterait à ne procéder qu’une seule fois à l’élection des juges jusqu’à leur retraite, à l’instar de nombreux autres pays. En contrepartie, une procédure de révocation pour incapacité ou indignité serait introduite. Ce qui permettrait de renforcer considérablement l’indépendance des juges.
De mon temps, les avocats de la défense ne maîtrisaient pas le droit d’exécution des peines et des mesures aussi bien que le droit pénal matériel et la procédure pénale. Or, plus le temps passe, plus il est important de maîtriser cette matière. En Suisse, les lois et ordonnances cantonales sur l’exécution des peines ainsi que les directives des trois concordats sur l’exécution des peines et des mesures en font partie intégrante.
Il faudrait toujours envisager de recourir contre des décisions négatives en matière d’exécution judiciaire. La première instance de recours représente un obstacle particulier. En règle générale, il s’agit du recours auprès du département cantonal compétent, soit d’un recours interne à l’administration. Il semble par conséquent difficile de parler d’une réelle voie de recours. D’un point de vue statistique, les recours ne sont que très rarement couronnés de succès. Mais le tribunal administratif, en tant que deuxième instance cantonale, a déjà rendu de nombreuses décisions en faveur des détenus.
Un conseil personnel sur un point essentiel: Certes, le Tribunal fédéral a décidé par le passé qu’il n’y avait pas de droit de participation de la défense lors de la «procédure» devant la commission spécialisée chargée d’évaluer la dangerosité du détenu pour la collectivité. Cette situation n’est pas satisfaisante. La doctrine la plus récente exige clairement un droit de participation lors de l’établissement des expertises. En toute logique, ce raisonnement est transposable lors du processus conduisant à la reddition de l’avis émis par la commission spécialisée. Je suis convaincu que le Tribunal fédéral suivra tôt ou tard ces réflexions.
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