plaidoyer: Lors de votre leçon d’adieu à l’Université de Bâle, vous avez reproché aux juges pénaux de s’être «éloignés du droit». Une critique plutôt acerbe. Quelles ont été les réactions?
Peter Albrecht: Je n’ai reçu presque que des retours positifs. Les mécontents ont considéré ma conférence comme «intéressante» ou, plus fréquemment, se sont simplement tus. Quand le texte a paru dans la Revue pénale suisse, j’ai récolté surtout des réactions favorables, et à peine quelques critiques sur des points isolés.
Comment en arrivez-vous à diagnostiquer «un désintérêt pour le droit» chez les juges? Ceux-ci estiment pourtant qu’ils appliquent le droit.
J’ai conscience que mes propos ont irrité de nombreux juges pénaux. Mais je maintiens mes critiques. Car la question est de savoir ce que les juges font de la législation pénale. Je pense que celle-ci est souvent interprétée avec une vision politique unilatérale, dans un sens autoritaire. Cela correspond à l’esprit du temps, qui tend à passer outre les principes centraux du droit pénal, comme la proportionnalité et le principe de culpabilité, et à ne pas respecter la liberté individuelle des prévenus.
Qu’entendez vous par «l’esprit du temps»? La tendance politique de la population ou les opinions publiées?
Les deux. Concrètement, j’observe dans la justice pénale davantage d’intentions punitives et sécuritaires qu’auparavant. Ce milieu manque manifestement de courage pour défendre le caractère libéral de notre ordre juridique. Une partie des juges reprend de manière irréfléchie l’idéologie de certains médias, dont le rôle se révèle néfaste.
Vous avez été actif pendant 25 ans au Tribunal pénal de Bâle. Y avez-vous observé un conflit de générations, s’agissant des idées punitives et sécuritaires?
Non. J’ai remarqué un changement d’idées parmi les membres des tribunaux en général. Au tribunal, c’était une surprise pour moi, à l’époque, de ne pas me retrouver «dépassé sur ma gauche» par des plus jeunes. J’étais étonné de voir à quelle allure les jeunes perdaient leur sens critique vis-à-vis de la justice.
Pourquoi les opinions des juges pénaux ont-elles autant évolué ces derniers temps, alors que, en Suisse, la criminalité est basse et n’augmente pas?
On assiste à une augmentation de la sensibilité et des craintes de la population au sujet de la criminalité. Et la tolérance à l’égard des comportements déviants a diminué. Cela tient sûrement aussi à la situation économique actuelle, à la fragilisation sociale de l’individu. Les incertitudes concernant le futur inquiètent davantage la population qu’auparavant.
Les gens ont peur des minarets, alors qu’il n’y en a pratiquement pas en Suisse. Qu’est-ce qui se cache là-derrière?
Il y a des courants politiques qui s’emparent de ce genre de thèmes et les exploitent. On désigne volontiers les étrangers comme étant la cause de notre insatisfaction: ils servent de boucs émissaires. On retrouve cette hostilité à l’égard de l’étranger dans les tribunaux. Ils sont un miroir de la société.
Les juges pénaux sont-ils à ce point influencés par l’air du temps? Au moment de rendre une décision, ne restent-ils pas insensibles aux pressions de la société et des médias?
Cette image idéale du juge ne correspond généralement pas à la réalité. Cependant, j’ai davantage confiance en la justice qu’envers le Parlement. Les tribunaux travaillent à mon avis la plupart du temps de manière plus réfléchie. Cependant, j’ai appris ces dernières années que les juges sont sensibles aux questions politiques.
Vous avez parlé dans votre leçon d’adieu d’une «résistance tenace» des juges au droit. Cela entre pourtant en contradiction avec le caractère influençable de ces mêmes juges. Dans un cas, ils nagent à contre-courant et, dans l’autre, ils se laissent, au contraire, emporter par le courant.
Nous assistons pourtant à un phénomène où le courant dominant va à l’encontre du droit. On le voit par exemple en matière d’élaboration des lois. On observe une forte résistance du pouvoir législatif à des princi-pes juridiques importants. On n’hésite pas à passer parfois consciemment par-dessus la Constitution en proposant de nouvelles dispositions, par exemple avec l’initiative contre l’immigration de masse ou celle sur l’internement. On se comporte pareillement dans l’application des lois, avec des tribunaux qui ignorent parfois des normes ou des principes de droit lorsqu’ils ne leur conviennent pas dans un cas particulier, par exemple les principes de la présomption d’innocence ou la proportionnalité des mesures de contrainte.
La marge de manœuvre des juges, par exemple avec les sanctions, est toujours plus limitée par le législateur. Pourquoi les magistrats ne s’opposent-ils pas à ces restrictions?
C’est pour moi une énigme. Cela tient probablement à une mauvaise compréhension du rôle du juge, mais surtout à une grosse charge de travail.
Comme les membres du Parlement, les juges appartiennent à des partis. Et pourtant, ils critiquent sévèrement la procédure pénale élaborée au Parlement. Ne se sont-ils pas occupés à temps de cette nouvelle procédure?
La plupart des juges étaient d’accord avec les simplifications de procédure qui ont été décidées. L’extension jusqu’à six mois de la compétence du Ministère public pour l’ordonnance pénale a réduit considérablement la charge de travail des tribunaux. Cette nouveauté pèse bien plus lourd que tous les arguments de droit constitutionnel face à la procédure simplifiée.
Si je vous comprends bien, les juges déplorent que 90% des affaires pénales soient liquidées en procédure simplifiée, mais ils s’en montrent satisfaits lorsqu’ils en voient les effets sur leurs conditions personnelles de travail?
Oui, et ils attachent une grande importance au fait que le prévenu puisse s’opposer à une ordonnance pénale quand il ne l’accepte pas. C’est l’argument classique. La pratique est perçue différemment par les personnes concernées: de nombreux prévenus sont désemparés face à une telle communication écrite. Ils ne la comprennent souvent pas, même s’ils maîtrisent l’allemand. On ne doit pas sous-estimer le problème du langage juridique.
Vos critiques s’adressent aussi à Berne, où s’activent de «nombreux architectes ambitieux» sur le chantier du droit pénal. Vos principaux reproches?
Quand des problèmes sociaux émergent dans la conscience collective, on se met tout de suite à légiférer. L’initiative contre la pédophilie est un bon exemple. A son lancement, elle a suscité des craintes au Parlement, car la lutte contre la pédophilie est considérée comme un thème très populaire. On a donc édicté une loi avec des interdictions d’activité et de périmètre, qui entrera en vigueur l’an prochain. Il y a sept pages de textes de loi sur ce seul problème. C’est disproportionné. Un autre exemple, le droit des sanctions. Après des années de marchandage, une révision est entrée en vigueur en 2007. Et elle est déjà remise en cause, sans évaluation sérieuse, uniquement parce que certaines autorités judiciaires et de poursuite pénale ont exercé des pressions. Les peines pécuniaires avec sursis sont au centre du débat. On en profite pour freiner le développement du droit. Et on parle de nouveau de courtes peines de prison.
Des spécialistes du droit pénal reconnus enseignent dans nos universités. Ne sont-ils pas entendus à Berne?
Nous en avons discuté à une récente rencontre d’enseignants en droit pénal. En fait, nous restons vraisemblablement trop éloignés du public. S’ajoute à cela le fait que, parmi les professeurs également, il n’y a pas de position uniforme. Ils ont des opinions politiques différentes. Le résultat est que, dans le domaine du droit pénal, le besoin de conseils scientifiques va en diminuant.
Toujours plus de lois, moins de réflexion: la qualité du droit pénal augmente-t-elle?
Non, certainement pas.
Cette évolution ne contredit-elle pas la compréhension libérale de l’Etat?
La question est de savoir ce qu’on entend par là. Les partis utilisant dans leur nom le mot «libéral» pensent en général au libéralisme économique et non pas à la protection de la liberté des personnes inculpées vis-à-vis d’un Etat punisseur.
Vous avez parlé, dans votre leçon d’adieu, d’une compréhension de l’Etat répressive et autoritaire. Est-ce un reproche au Parlement ou à la justice?
J’ai adressé le reproche aux deux. Toujours plus de lois pénales, des lois toujours plus sévères: la justice se montre empressée. Par exemple, avec les infractions à la loi sur les stupéfiants: une pratique plutôt libérale a prévalu pendant un certain temps, aussi au niveau du Tribunal fédéral. Et je constate maintenant un durcissement. De manière générale, les peines sont de nouveau plus lourdes. On observe le même phénomène avec les délits contre le patrimoine, par exemple les cambriolages.
Lorsque de grandes banques sont soupçonnées d’avoir manipulé le taux Libor, ce qui peut revenir à de l’escroquerie professionnelle, on n’a pas l’impression qu’il y a un durcissement.
Il n’ y a même pas d’enquête pénale.
On sait depuis longtemps que le droit pénal ne traite pas toutes les situations de manière égale. Il y a toujours eu des catégories de délinquants qui peuvent se défendre mieux que d’autres. Mon constat concernant le durcissement porte sur les affaires courantes traitées par la justice.
Votre principale critique est que le droit s’éloigne du droit pénal. Pour quelle raison, puisque les juges ne font qu’appliquer ce que le législateur a décidé à Berne?
Le législateur livre des lois brutes, qui doivent être appliquées aux cas particuliers. Dans cette phase de concrétisation, on regarde où on veut mettre l’accent. Et là, j’ai l’impression que la jurisprudence perd de vue des principes élémentaires comme la culpabilité ou la proportionnalité.
Comment s’exerce concrètement la démesure des juges pénaux?
La détention provisoire est un domaine très délicat. On n’hésite pas à ordonner des durées bien plus longues qu’auparavant. Cela contredit parfois manifestement la présomption d’innocence. Il faudrait faire preuve de plus de retenue dans ce domaine.
Recourt-on davantage aux mesures de contrainte?
Oui. Il existe aussi une certaine démesure dans le domaine des mesures privatives de liberté. Cela vaut particulièrement pour la sanction drastique du «petit internement», une appellation qui en minimise l’importance. Le champ d’application de cette mesure s’est considérablement étendu.
Comment voyez-vous le futur? Y aura-t-il un revirement de situation en vue?
Je me pose cette question depuis des années. J’espère un retour en arrière, mais il n’en est pas question pour l’instant. Je ne suis pas optimiste. Je ne sais pas si j’aurai l’occasion de vivre un tournant positif.
Y aura-t-il encore plus de lois, d’enfermement et de deniers publics engagés dans les prisons?
Oui, c’est malheureusement ainsi. La justice n’est pas prête à prendre plus en compte l’idée du droit. Ce qui m’inquiète aussi, c’est l’enseignement universitaire. Quand j’observe mes anciens étudiants actifs en politique ou dans les tribunaux, je ne suis pas toujours satisfait. Et je me demande, de temps en temps, ce que j’ai fait de faux.
Y a-t-il une transmission lacunaire des principes de l’Etat de droit?
Je crois que, après leurs études, les jeunes sont marqués par la pratique et parfois aussi corrompus. Il ne faut pas sous-estimer l’influence du pouvoir sur la personnalité. Dès qu’elles obtiennent du pouvoir, certaines personnes se laissent facilement corrompre.
La formation est-elle trop axée sur des cas, ou pas assez?
Les cas discutés pendant les cours sont bien construits. Les questions de preuve sont mises entre parenthèses. L’état de fait est toujours clair. Tandis que, en pratique, l’établissement d’un état de fait pertinent est la tâche principale. Par ailleurs, la fixation de la peine est rarement abordée à l’université. L’enseignement pourrait faire mieux sur ce point et travailler davantage avec la pratique. Cela renforcerait la sensibilité des étudiants aux questions de preuve et aux sanctions pénales.
Qu’offrez-vous aux étudiants pour leur vie future?
Le conseil de ne pas se laisser décourager par la pratique et de conserver un esprit critique vis-à-vis des dangers liberticides de la justice pénale. Une activité dans une autorité pénale, que ce soit de juge ou de procureur, devrait toujours être exercée avec pondération. C’est ce qui fait encore trop souvent défaut à l’heure actuelle.
Propos recueillis par Gjon David et René Schuhmacher; Adaptation française Suzanne Pasquier