Peu de jours après le décès accidentel de sa fille en Espagne, Pierre Aubert a voulu maintenir l'entretien prévu de longue date avec plaidoyer, car parler de son métier constitue pour lui un dérivatif bienvenu. Ainsi, il se met à raconter comment il est entré «par la petite porte» au Parquet en juin 2011 pour remplacer le procureur général démissionnaire, Pierre Cornu, sans qu'une quelconque élection soit nécessaire. Il a en effet bénéficié d'une procédure dite de mobilité interne qui, à Neuchâtel, donne la priorité au candidat entré le premier dans la magistrature, mais qui peut faire place à une élection par le Parlement si ce candidat «naturel» est contesté. Or, l'ancien juge d'instruction, président de Tribunal de district et juge cantonal a pour ainsi dire fait l'unanimité dans les milieux judiciaires, mais aussi politiques.
Il faut dire que l'ex-membre du Parti libéral, qui a démissionné de son parti en 2006 à cause d'un apparentement avec l'UDC, attire aussi la sympathie à gauche, où le président du PS cantonal a salué son «humanité».
Le principal intéressé se considère comme centriste: «Je suis même un extrémiste du centre, convaincu que je suis que les excès de droite comme de gauche n'ont jamais fait le bonheur de personne.» A-t-il néanmoins regretté de ne pas faire campagne, afin d'asseoir sa légitimité? «Non, car, au cours d'une campagne, les candidats sont poussés à exagérer leur rôle et à présenter des projets de politique criminelle de pure circonstance, alors qu'en réalité la marge de manœuvre du procureur général est faible, tant il est accaparé par le travail quotidien.» Une tâche qui s'est alourdie depuis l'unification de la procédure pénale, dénonce Pierre Aubert, dressant un véritable réquisitoire contre le nouveau système pourtant censé améliorer l'efficacité de la lutte contre la criminalité. «L'ancien droit postulait le bon sens et l'équité du magistrat, tandis que, depuis 2011, il postule que ce dernier a une tendance naturelle à abuser de son pouvoir. On a donc installé des cautèles souvent inutiles qui entravent son activité.» Et le magistrat de prendre l'exemple d'une arrestation: sous l'ancien droit, la responsabilité en revenait au seul juge d'instruction, tandis que, aujourd'hui, le procureur doit en faire la demande au Tribunal des mesures de contrainte, qui prend sa décision sur une base essentiellement écrite, en ayant un contact beaucoup moins proche avec le prévenu... «Personne n'assume la responsabilité morale de l'arrestation. Cela aboutit à une justice désincarnée, où le prévenu n'est pas non plus gagnant: il se sent souvent désécurisé par l'intervention d'un tiers dont il ne comprend pas toujours le rôle.» Avec un sens développé de la formule, le Neuchâtelois reconnaît qu'il vaut mieux une «justice désincarnée que mal incarnée», mais il estime que, au final, «la justice doit être rendue d'homme à homme», dans un système qui ne postule pas l'imperfection des magistrats.
En juin 2011, Pierre Aubert a trouvé un Ministère public déjà réorganisé par son prédécesseur, mais pas encore rassemblé sur un seul site (cela devrait se faire à La Chaux-de-Fonds dans un nouveau bâtiment, d'ici à trois ou quatre ans). Il n'a pas envie de s'y comporter en «sergent-chef», estimant «essentiel que ses décisions soient considérées comme naturelles par ses collègues». Une attitude qui cadre avec la taille relativement modeste de l'équipe (onze procureurs) et l'ambiance plutôt familiale qui y règne.
Semelles de plomb
Dès lors, ce ne sont pas tant ses nouvelles fonctions que la procédure unifiée qui mobilise toute son énergie: «Je n'avais pas vécu cela en vingt ans de magistrature. Nous avons le sentiment de marcher avec des semelles de plomb là où il serait bienvenu de pouvoir courir. Paralysante est aussi la nécessité d'instruire parfois dans des détails absurdes des affaires de rien, parce que la loi s'oppose au concept de classement par opportunité, en même temps qu'elle oblige le Ministère public à administrer les preuves requises par les parties pour autant qu'elles ne soient pas manifestement inutiles. Comme pour compenser cette perte de temps, la loi fait de l'ordonnance pénale la règle et du renvoi en tribunal l'exception, alors qu'il est notoire que la comparution devant un tribunal garantit une justice de meilleure qualité.»
Et le nouveau rôle du procureur, avec la difficulté d'instruire à la fois à charge et à décharge? «Avant 2011, les juges d'instruction étaient déjà accusés d'instruire à charge plutôt qu'à décharge. C'est en partie une idée reçue. Notre but est de rendre la justice, pas de faire condamner un prévenu.»
A sa prise de fonctions, Pierre Aubert a rapidement été accaparé par l'affaire Chagaev, qui a occupé environ le tiers de son temps durant l'automne 2011. «Cette affaire a été médiatisée au-delà du raisonnable, le football n'étant tout de même pas un élément central de la vie. Mais la responsabilité première, dans cette histoire, c'est celle de la société qui veut s'offrir un spectacle sans en avoir les moyens. Conséquence: elle cherche des bailleurs de fonds dont le but premier n'est pas forcément d'offrir de bons spectacles à une population avec laquelle ils n'ont pas forcément de liens. La débâcle était prévisible. Aujourd'hui, on se retrouve avec un club correspondant davantage à la dimension de la région.»
Le numéro un du Parquet neuchâtelois comprend mieux les remous entourant l'affaire Hainard, car «il existe un intérêt public à savoir comment l'Etat fonctionne. Cet intérêt marqué oblige toutefois à laisser les passions reposer avant d'envisager un renvoi en tribunal. Notre souci est en effet de faire preuve d'indépendance d'esprit.»
Héritage familial
Le goût de réfléchir de manière indépendante, il dit le devoir à son père, le constitutionnaliste et homme politique Jean-François Aubert. A-t-il vécu avec le sentiment d'être «le fils de?» «J'étais déjà le petit-fils du pasteur du village, ce qu'on ne manquait pas de me rappeler lorsque je faisais des bêtises en étant gamin, s'amuse-t-il. Quant à mon père, qui a marqué des générations de juristes, j'aurais mauvaise grâce à renier sa filiation. Mais il n'était pas magistrat, et j'espère avoir pris mon indépendance en le devenant moi-même.» Son père lui a tout de même donné envie de faire du droit? «Pas tout à fait, j'aurais voulu faire de l'opéra! Ce qui était plus facile à concilier avec le droit, des études plus courtes que les lettres, pour lesquelles j'aurais eu davantage d'intérêt.» Le chant est resté une passion pour le Neuchâtelois, qui le pratique avec des amis pianistes ou organistes, parfois à l'occasion de petits concerts. Une activité indispensable pour conserver son équilibre.