L’aggravation de la situation politique en Turquie est devenue évidente après les élections au Parlement de juin 2015. L’intensification du conflit dans le sud-est du pays ainsi que la persécution politique accrue de l’opposition démocratique ne sont toutefois pas des nouveautés, mais des conséquences de la politique de force menée depuis plus d’une décennie par le Parti de la justice et du développement (AKP).
L’idée est simple: dans la rhétorique d’Erdogan, les personnes qui critiquent le gouvernement sont des ennemis de sa «nouvelle Turquie» et, par là même, des terroristes qu’il s’agit de poursuivre pénalement. En Turquie, l’accusation formelle devant un tribunal ne sert depuis longtemps plus à «établir la vérité matérielle», mais à légitimer la persécution politique de toute personne osant critiquer le régime. Les procédures contre le Groupe des communautés du Kurdistan (KCK), qui, n’ont pas connu d’équivalent dans l’histoire de la Turquie moderne, sont un exemple éclatant de cette instrumentalisation du droit.
Tout a commencé par une vague d’arrestations en 2009: en l’espace de trois ans, au moins 8000 personnes ont été placées en détention provisoire et, depuis 2012, selon les indications du ministre turc de la Justice, 2146 personnes ont fait l’objet d’un procès sur la base de la loi antiterrorisme, dans 213 procédures individuelles distinctes. Concrètement, il s’agit avant tout de syndicalistes, de politiciens, de journalistes et d’artistes de gauche et kurdes ainsi que de leurs avocats, à qui il est reproché d’être membres du KCK. Il s’agit d’une fédération faîtière fondée à l’initiative d’Abdullah Öcalan, alors que la Turquie le qualifie de «faction urbaine du PKK» et le persécute en conséquence sous le couvert de la lutte contre le terrorisme.
Le procès mené contre 46 avocats relève des procédures contre le KCK3. Il s’est ouvert en juillet 2012 et n’est toujours pas terminé. Les accusés se voient reprocher d’être eux-mêmes membres d’une association terroriste, par effet réflexe de leur activité professionnelle. Ils se chargent surtout de mandats politiques: ils ont ainsi participé à la défense d’Öcalan et représenté des accusés dans d’autres procédures contre le KCK. Le seul exercice de la profession est donc érigé en acte criminel. A y regarder de plus près, on voit toutefois que l’historique des procédures dépend de la conjoncture politique en Turquie.
Avènement de l’AKP et «question kurde»
En 2002, l’AKP est devenu pratiquement, du jour au lendemain, le seul parti au pouvoir, alors que la Turquie subissait sa crise économique la plus profonde. Tous les autres partis, y compris le Parti républicain du peuple (CHP), ont été sanctionnés en raison de la crise et de l’instabilité politique persistante du pays, en perdant leurs sièges au Parlement. Après sa victoire électorale, l’AKP a mis en œuvre un programme économique développé avec le FMI, gagnant un large soutien dans la population en tenant un discours libéro-islamique. Il avait du reste besoin de ce soutien des masses, parce qu’il voulait modifier la structure étatique et se voyait confronté, pour ce faire, à l’ensemble des anciens notables civils et militaires.
Par ailleurs, le gouvernement AKP a annoncé vouloir résoudre par la voie démocratique la «question kurde» existant depuis la création de la République4. Il s’est assuré ainsi le consentement initial de la population kurde ainsi que des libéraux-démocrates laïcs – traditionnellement, deux principaux groupes d’opposition. Sous le régime de l’AKP, l’abandon progressif de la séparation entre Etat et religion mise en place par Atatürk, fondateur de la République, s’est cependant en partie heurté à une résistance, en particulier au sein de l’armée: en 2007, des centaines de milliers de personnes ont manifesté dans les grandes villes de l’ouest du pays «contre l’islamisation» et, sur son site internet, l’armée s’est déclarée prête à soutenir la laïcité. Mais l’AKP est parvenu à s’imposer, a pu placer un des hauts cadres de ses fondateurs à la présidence en la personne d’Abdullah Gül et s’est ensuite préparé à la contre-offensive, ce qui a entraîné des arrestations de militaires renommés5. S’est ensuivi, en 2008, la procédure contre Ergenekon (un réseau composé notamment de militaires) et, en 2010, celle dite contre «le marteau de forge» (visant des officiers supérieurs). L’opposition de droite provenant de cercles militaires a ainsi été écartée.
«L’ouverture»
Dans le contexte du conflit ouvert avec les anciennes élites, l’«ouverture» dans la «question kurde» (l’AKP plaça notamment des chefs de clans, puis des membres de la classe moyenne kurdes sur ses listes électorales locales et générales) devait apaiser au moins l’opposition libérale. Toutefois, presque rien n’a changé dans la non-reconnaissance juridique de l’identité kurde, pas plus que dans la discrimination structurelle des territoires en matière de dépenses de l’Etat. La structure étatique centraliste n’a pas non plus bougé: aujourd’hui encore, elle musèle les Parlements locaux et les administrations urbaines locales.
Les problèmes structurels ont ainsi subsisté, raison pour laquelle le succès de l’AKP parmi les Kurdes est forcément resté limité sur le long terme. Après avoir encore pu gagner un nombre non négligeable de communes et de villes kurdes aux élections communales de 2004 et aux élections parlementaires de 2007, l’AKP s’imaginait être politiquement en terrain sûr. Mais sa tactique du rapprochement a rapidement tourné à une politique de l’écrasement de l’opposition kurde. En 2008, il a mené une offensive militaire contre le PKK, suivie, en 2009, d’une vague d’arrestations. A la fin de 2009, le parti kurde DTP a été interdit et, les années suivantes, les diverses procédures partielles contre le KCK ont été engagées. Le consensus kurde s’est brisé, les partis d’opposition ont gagné en énergie et en soutien au niveau régional, puis, peu à peu, aussi au niveau national. Cette tendance est devenue claire aux élections communales de 2009 et parlementaires de 2011. L’alliance des forces démocratiques et kurdes a gagné en influence politique. La force grandissante du mouvement séparatiste kurde, y compris les succès militaires du PKK en été 2012, a ensuite forcé le Gouvernement turc à s’asseoir à la table des négociations avec Abdullah Öcalan en 2013.
Fin des tribunaux d’exception
Le procès des avocats a présenté dès le début des vices juridiques considérables. La délégation d’observation du procès a critiqué l’absence de légitimité de la «Chambre spéciale des affaires relevant de la protection de l’Etat» chargée de la procédure à Silivri. Ensuite, tous les tribunaux d’exception ont été définitivement abolis par la loi no 6526 du 6 mars 2014 – pour le motif que ces juridictions extraordinaires n’avaient pas satisfait aux exigences d’un procès équitable.
Une adjonction à cette loi prévoit toutefois que les nouvelles Chambres pénales ordinaires ne doivent pas reprendre les procédures depuis le début, mais peuvent les continuer à partir de leur état d’avancement. En d’autres termes, une nouvelle administration des preuves n’est pas prévue, bien que les procédures devant les tribunaux d’exception aient été contraires à des garanties élémentaires de procédure6. Certes, il faut saluer la suppression des tribunaux d’exception tout comme le fait que bien des policiers, des procureurs et des juges en fonction ont été, entre-temps, accusés de falsification de documents et d’escroquerie, mutés d’office ou suspendus.
Toutefois, ces éléments ne sauraient masquer le fait que la politique turque continue d’exercer son influence dans les salles de tribunaux en 2016. Prenons l’exemple des policiers, procureurs et juges qui se retrouvent sur le banc des accusés: la majorité d’entre eux est considérée comme faisant partie de la communauté religieuse du prédicateur Fethullah Gülen, avec laquelle l’AKP avait conclu une alliance peu après avoir accédé au gouvernement; les cadres de cette communauté s’étaient occupés du travail de formation et du travail social à la base et occupaient des postes centraux, en particulier dans la police et la justice. C’était des membres du mouvement Gülen qui avaient été chargés, en tant que fonctionnaires de la justice, de mener les procédures d’Ergenekon et du marteau de forge ainsi que les procès contre le KCK.
Après le soulèvement national de juin 2013 et la révolution à Rojava, l’alliance s’est brisée et la communauté Gülen a tenté de renverser l’AKP. Dans ce but, elle a publié des dizaines de conversations placées sous écoute et des photos ainsi que des films enregistrés secrètement, dans le but de prouver des cas de corruption jusque dans les hautes sphères de l’AKP; ella a aussi lancé une procédure pénale contre des cadres importants de ce parti. L’AKP a toutefois pu se maintenir au pouvoir. Il a entamé une contre-attaque contre le mouvement Gülen, en s’appuyant sur la loi no 6526 pour destituer les cadres du Gülen de leurs fonctions.
La suppression des tribunaux d’exception, tout comme les procédures pénales déjà mentionnées contre des fonctionnaires, ne procédaient donc pas d’un soudain désir de démocratisation: ils ont plutôt permis à l’AKP de conserver son propre pouvoir. Il suffit de voir à quel point les procédures pénales commencées et menées par ces tribunaux d’exception ont connu des issues variées. Alors que les jugements à l’encontre de militaires ont été annulés après coup en partie pour avoir été déclarés contraires au droit par une instance suprême, toutes les requêtes similaires dans les procédures encore pendantes contre le KCK ont été rejetées, permettant la poursuite des débats (jusqu’à maintenant) sur la base de moyens de preuve illicites et d’une accusation insoutenable. Pourquoi une telle inégalité de traitement? Après la rupture, en 2013, du partenariat entre l’AKP et le mouvement Gülen, l’armée devait être réhabilitée pour qu’une nouvelle alliance puisse être établie dans le pays.
Le 7 juin 2015, le HDP pro-kurde a fait son entrée au Parlement turc avec un score de 13% des voix exprimées. Ce résultat a empêché Erdogan d’atteindre son objectif déclaré d’obtenir une majorité absolue, ce qui a fait échouer le plan d’extension de ses pouvoirs politiques de président. Afin de garantir sa prédominance personnelle et l’hégémonie de l’AKP, respectivement pour pouvoir les étendre à plus long terme et échapper à une condamnation en raison des scandales de corruption démasqués, il a réagi par une attaque ouverte contre l’opposition politique et contre la population civile.
Procès politique
Après l’attentat du 20 juillet 2015 à Suruç, Erdogan s’est lancé dans l’«offensive antiterrorisme», visant toutefois principalement des positions du PKK et entamant une vague de répression, encore en cours actuellement, contre le mouvement séparatiste kurde. A la fin de juillet 2015, le président de la République turque a déclaré le processus de paix avec le PKK définitivement clos. En plus de l’escalade militaire, il y a eu de nouveau des rafles et des arrestations massives: dans la seule période de juillet à août 2015, presque 2400 personnes, toutes associées à la gauche ou au mouvement kurde, ont été placées en détention préventive et, en partie, mises en accusation.
Depuis le 1er novembre 2015 et la victoire (partielle) de l’AKP, la violence en Turquie et les interventions du Gouvernement turc se sont encore intensifiées. Au sud-est du pays, plusieurs villes sont dévastées7. Parallèlement, le gouvernement cherche de plus en plus à museler toute la presse d’opposition8. L’exemple le plus frappant est peut-être à ce jour celui de la condamnation en première instance de Can Dündar, rédacteur en chef du journal «Cumhuriyet», critique à son égard. A la décision de la Cour constitutionnelle de la fin de février 2016, fondée sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH), de libérer le journaliste de sa détention préventive, Erdogan a riposté en posant à la Cour constitutionnelle la question de savoir pourquoi ce tribunal cherchait à tout prix à respecter la CEDH et sa jurisprudence. Car, si des justiciables déposaient des recours à Strasbourg et obtenaient gain de cause, la Turquie ne serait tenue qu’à verser une somme d’argent.
Dans le contexte de l’extension drastique de la répression à l’encontre de toute opposition en Turquie, la pression sur les juristes critiques s’est également amplifiée: le 16 mars 2016, veille du dernier jour d’audience dans le procès des avocats du KCK, neuf avocats de la défense ont été arrêtés et un mandat d’arrêt a été établi contre une autre avocate. Ces événements ont amené les défenseurs et les accusés à boycotter, le 17 mars 2016, la treizième journée d’audience et à quitter la salle du tribunal en signe de protestation. Il n’est guère possible de prévoir la suite de la procédure. Il est toutefois évident que le contexte politique doit d’abord changer avant qu’une nouvelle audience, allant au-delà d’un simulacre de procès, ne puisse de nouveau avoir lieu. C’est dans ce sens que la défense s’est adressée aux présidents des Chambres pénales compétentes, avec son appel «Les juges doivent être des juges». Elle a rappelé que, aussi longtemps que la politique pourra exercer une influence sur les procédures judiciaires et leur issue, il ne pourra pas y avoir de procès équitables, dans le respect des dispositions internationales et nationales.