Cette sélection, fondée sur l’intérêt des praticiens, qu’ils soient avocats, juristes ou conseillers juridiques en entreprise ou dans une collectivité publique, met en évidence la variété et la richesse des problématiques traitées. Cette année, une fois de plus, le TF a eu l’occasion de se prononcer à de multiples reprises sur des questions sensibles en matière de droit du travail.
1. Droit privé
1.1. Définition et formation du contrat de travail (art. 319 CO)
Selon l’Office fédéral de la statistique1, en Suisse, parmi les personnes actives de plus de 15 ans et occupées, 8% d’entre elles ont un statut d’indépendant. C’est dire si la distinction qui doit être opérée entre le contrat de travail et le contrat de mandat est essentielle. Selon l’art. 18 CO, pour apprécier la forme et les clauses d’un contrat, il y a lieu de rechercher la réelle et commune intention des parties, sans s’arrêter aux expressions ou aux dénominations inexactes dont elles ont pu se servir, soit par erreur, soit pour déguiser la nature véritable de la convention.
En pratique, il est fréquent qu’un contrat contienne des expressions relatives à un mandat, alors que, dans le fond, les parties envisageaient a priori une relation fondée sur le contrat de travail. Le TF a rappelé, l’année dernière, sa jurisprudence pour qualifier un contrat2: c’est en particulier l’existence, ou pas, d’un lien de subordination qui permet de distinguer un contrat de travail d’autres contrats, comme le contrat de mandat, voire le contrat d’entreprise. Certes, dans le cas de professions libérales, ce lien peut être relativisé, car leur exercice implique de facto une certaine indépendance. Par ailleurs, il y a lieu d’examiner de manière très attentive la rémunération convenue et les risques économiques, des circonstances souvent décisives. En l’espèce, le fait que le «cadre, designer et représentant» exécutait des missions ponctuelles avec, semble-t-il, une certaine indépendance, à l’étranger n’a pas empêché le TF de qualifier de contrat de travail la relation établie, dans les faits, par les deux parties, ceci en prenant notamment en compte principalement les instructions reçues et le mode de rémunération.
1.2. Salaire (art. 322 à 322d CO)
Tout travail mérite salaire! Comme on le sait, le versement d’un salaire constitue la prestation principale de l’employeur3. Selon l’art. 322d al. 1 CO, si l’employeur accorde en sus du salaire une rétribution spéciale à certaines occasions, telles que Noël ou la fin de l’exercice annuel, le travailleur y a droit lorsqu’il a été convenu ainsi. Toutefois, précise l’art. 322d al. 2 CO, en cas d’extinction des rapports de travail avant l’occasion qui donne lieu à la rétribution spéciale, le travailleur n’a pas droit à un paiement pro rata temporis de la gratification, sauf si cela a été convenu. La jurisprudence rendue dans ce cadre est nombreuse et a fait l’objet de multiples remises en question, notamment ce qui concerne le caractère accessoire, ou pas, de la gratification4, souvent qualifiée de «bonus».
Par un arrêt publié au Recueil officiel5, qui a déjà fait couler beaucoup d’encre6, le TF a apporté une clarification qui était très attendue pour la rémunération des hauts revenus, notamment dans le domaine bancaire et financier, dont la «gratification» peut parfois correspondre à une, trois ou dix fois le montant du salaire fixe mentionné dans le contrat de travail. Dans cet arrêt, rédigé de manière très pédagogique et visant à l’évidence à clarifier la situation pour quelques années, le TF a considéré que, lorsque l’employé perçoit un très haut revenu, à savoir une rémunération totale qui atteint ou dépasse cinq fois le salaire médian suisse du secteur privé, le bonus reste toujours une gratification et ne doit pas, par conséquent, être qualifié de salaire. Concrètement, pour revenir à l’affaire traitée par le TF dans le cas d’espèce, cela signifie que, pour l’année 2009 – déterminante en l’espèce – le salaire médian étant de 5 900 fr., le seuil du très haut niveau est fixé à 354 000 fr.
(5 900 x 12 x 5). Aussi, pour toute rémunération supérieure, le bonus est, a priori et sauf engagement ferme, qualifié de «gratification», laquelle demeure au bon vouloir de l’employeur selon l’art. 322d CO.
Toujours à propos de la rémunération, le TF a eu l’occasion de revenir7 sur une question très sensible: la réduction du salaire en cours de contrat. Une telle réduction est évidemment toujours possible si les deux parties y consentent. A titre d’exemple, on peut présumer que le travailleur qui accepte sans discuter un salaire réduit durant trois mois a admis une réduction de salaire8.
La question est évidemment plus délicate en cas de changement n’entraînant pas une modification immédiate du salaire, comme des bonus et/ou des participations à des plans d’intéressement: dans de telles situations, quelles sont les exigences minimales dans la communication attendue de la part de l’employeur et quel est le degré d’attention attendu de la part du salarié? En 2015, le TF a rendu une décision favorable à un employeur9, considérant que les deux communications de ce dernier, l’une envoyée par courrier et l’autre par courriel, mettaient suffisamment en évidence les modifications concernant l’octroi de bonus. Selon les règles de la bonne foi, si le salarié ne les avait pas acceptées, il aurait dû lui-même réagir et manifester son opposition: son silence vaut ainsi, tacitement, d’acceptation. La pratique du TF n’est pas exempte de critique10, ce d’autant que, en Suisse le congé-modification est possible et accepté par la jurisprudence11, ce qui laisse suffisamment de marge de manœuvre à l’employeur qui entend procéder à des réductions de la rémunération.
1.3. L’indemnisation des vacances incluse dans le salaire (art. 329d CO)
Ainsi qu’on peut le comprendre à la lecture de certaines décisions, le TF est, semble-t-il, mal à l’aise avec sa propre pratique concernant le principe de l’indemnisation des vacances incluse dans le salaire12. Au risque de mettre en péril la protection de la santé physique et psychique du travailleur, le TF a le sentiment de ne pas avoir le choix d’accepter la seule ligne possible dans ce domaine, notamment pour les employés ayant une activité très irrégulière: le pourcentage et le montant du salaire afférent aux vacances doivent ainsi être expressément mentionnés et séparés du salaire de base non seulement dans le contrat écrit de travail, mais aussi dans les fiches de salaire périodique remises.
En pratique, on rencontre régulièrement des situations dans lesquelles des employeurs ont le sentiment que le travailleur abuse de ses droits lorsque, au terme du contrat, il allègue le non-respect des conditions de forme ou de fond posées par le TF. Ce sentiment est sans doute encore plus marqué lorsque l’employé aurait gardé le silence, alors que, au vu de la situation il aurait peut-être dû se manifester avant la fin des relations contractuelles. Récemment13, le TF a jugé qu’un travailleur, engagé comme pilote sur simulateur et au bénéfice d’une formation complète de juriste et d’avocat, avait respecté le principe de la bonne foi en invoquant, au terme de son contrat, le versement de l’indemnisation liée aux vacances dont le paiement n’avait, préalablement, pas respecté les conditions de forme exigées par la jurisprudence. En l’espèce, le travailleur avait lui-même attiré l’attention de l’employeur sur les lacunes dans ses fiches de salaire et l’employeur n’avait réagi que trois ans plus tard: ce dernier doit par conséquent assumer sa passivité et ne peut pas valablement invoquer un comportement contradictoire pour s’opposer au versement de l’indemnité relative aux vacances.
1.4. Résiliation abusive (art. 336 CO)
Il est encore trop souvent ignoré qu’en cas de violation de la personnalité au sens de l’art. 328 CO, un employeur qui doit ensuite prononcer un licenciement, y compris en cas de problèmes économiques, a de fortes chances de devoir encore assumer les conséquences d’un licenciement abusif.
Ainsi, en est-il allé dans une affaire genevoise, dans laquelle le TF a partiellement donné gain de cause14 à un employé qui avait souffert d’une maladie causée par son directeur: alors que, pour des raisons économiques établies, l’employeur devait procéder à un licenciement, il n’a pas été en mesure de démontrer qu’il aurait licencié cet employé même en l’absence de cette incapacité de travail qui, vu les circonstances, constituerait un motif abusif. Par conséquent, en sus d’une indemnité pour tort moral déjà accordée par le Tribunal cantonal, le TF est d’avis qu’une indemnité pour licenciement abusif doit être également octroyée. Par cet arrêt, le TF a confirmé une ligne définie il y a déjà quelques années: en cas de pluralité de motifs, il incombe à l’employeur de démontrer qu’il aurait licencié le travailleur même en l’absence du motif abusif15.
1.5. Congé en temps inopportun (art. 336c CO)
Le TF a très opportunément rappelé au Tribunal cantonal de Zoug que la protection de la grossesse mérite une attention soutenue, en particulier lorsqu’il s’agit d’examiner les conditions de validité d’un accord de résiliation d’une travailleuse qui bénéficie de la protection de l’art. 336c CO, de caractère relativement impératif (cf. art. 362 CO)16. Ce n’est pas une surprise: il suffit, pour s’en convaincre, de s’en référer à la jurisprudence en la matière17. Ce n’est que très exceptionnellement, et dans des circonstances particulières, que l’employeur pourrait invoquer un abus de droit de l’employée qui lui a annoncé sa grossesse tardivement. En cas d’accord de résiliation qui ne respecterait pas les termes ou les délais de congé légaux, deux conditions doivent impérativement être remplies: d’une part, les parties doivent avoir clairement consenti à la convention de résiliation; d’autre part, l’accord doit comporter de véritables concessions réciproques de la part de l’employeur et du travailleur ainsi que ne pas avoir comme but de détourner une disposition impérative (ou semi-impérative) de la loi ou d’empêcher la naissance de nouvelles prétentions.
1.6. Licenciement avec effet immédiat (art. 337 CO)
C’est de manière récurrente que tombent des décisions du TF à propos du licenciement avec effet immédiat: cette pratique, pourtant lourde de conséquences pour un employé et qui n’est pas sans risques pour un employeur, semble courante et mérite qu’on s’y arrête sur la base de cinq décisions récentes.
Dans une affaire de blanchiment d’argent traitée au départ par la justice genevoise, le TF a, parmi d’autres considérations, eu l’occasion de déterminer le délai dans lequel il est attendu de la part de l’employeur qu’il agisse, faute de quoi il pourrait être déchu du droit de se prévaloir des justes motifs au sens de l’art. 337 CO18. En principe, le délai dans lequel l’employeur peut réfléchir, puis agir en invoquant l’art. 337 CO est de deux à trois jours ouvrables à partir de la connaissance des faits. En l’espèce, pas de manière toujours très convaincante, il a été accepté par le TF qu’un licenciement avec effet immédiat soit prononcé 35 jours après que l’employeur a été informé que son employé avait été arrêté pour un délit pénal dans le cadre de son activité professionnelle. Le TF a ainsi assoupli les conditions usuelles à respecter pour se prévaloir de l’art. 337 CO. Il est vrai que, durant le délai d’attente de plus d’un mois, l’employé était incarcéré, et donc dans l’impossibilité de nuire de quelque façon à son employeur. Il a par la suite passé aux aveux et a même été condamné pénalement pour les faits reprochés. On peut, comme d’autres19, en tirer la conclusion suivante: si le licenciement immédiat s’avère tardif, mais qu’il apparaît justifié, même avec des éléments dont l’employeur a eu connaissance après le prononcé du licenciement avec effet immédiat, les tribunaux hésitent à sanctionner l’employeur, par souci d’équité (art. 4 CC).
Le TF a aussi fait preuve de souplesse dans l’application, quelques jours plus tard, de l’art. 337 CO, ceci dans un jugement rendu en matière de rapports de travail de droit public20. Il a ainsi considéré qu’il y avait bien juste motif à licencier avec effet immédiat, même sans avertissement préalable, une employée qui avait à deux reprises exposé ses problèmes professionnels dans un journal satirique: au vu de l’attitude de l’employée, le TF est convaincu que l’avertissement aurait été inutile.
Le TF a reconnu l’existence de justes motifs de licenciement dans deux autres affaires: le vol d’une bouteille de vin, même de faible valeur, de la part d’un employé de restaurant est de nature à rompre le rapport de confiance entre les parties21. Dit en d’autres mots: qui vole un œuf, vole un bœuf! Pour le TF, la longue collaboration entre les parties, sans incidents du même genre n’y change rien, étant entendu que, au surplus il est possible pour l’employeur de mentionner dans le certificat de travail que le comportement a été «propre à rompre la confiance qu’implique les rapports de travail». Dans le même esprit que l’affaire précédente, le TF a considéré que la manipulation d’une timbreuse constitue une violation grave du devoir de fidélité du travailleur, violation elle aussi propre à rompre définitivement la confiance entre les parties22.
Soufflant le chaud et le froid dans les conditions d’application de l’art. 337 CO, le TF a finalement débouté un employeur qui n’a pas démontré à satisfaction de droit qu’il avait bien entendu l’employé sur les faits reprochés. Convaincu que l’employé a été mis devant le fait accompli, le TF précise que «ce fait suffit déjà à priver de toute légitimité un congé immédiat fondé sur un simple soupçon»23.
1.7. Liberté de s’affilier à une organisation (art. 356 à 356b CO)
Le TF a rappelé, dans un arrêt publié dans le Recueil officiel24, les conditions auxquelles les conventions collectives de travail (ci-après CCT) peuvent s’appliquer en Suisse, y compris aux travailleurs qui sont affiliés à une organisation syndicale qui n’a pas signé de CCT. Il a en particulier examiné les conditions auxquelles des contributions de solidarité, même d’un montant non excessif de 10 fr. par mois, peuvent être perçues. En application de l’art. 356b al. 3 CO, le TF a considéré que le travailleur peut s’opposer au prélèvement de cette contribution lorsque le syndicat auquel il appartient réunit les conditions pour être reconnu comme partenaire social et que les parties à la CCT refusent pourtant l’adhésion de cette association à la convention25.
2. Droit public
2.1. Application de la LEg
En matière de droit public, ce sont deux affaires dans lesquelles il était question de l’application de la loi sur l’égalité qui retiennent l’attention.
La première affaire concernait la profession d’enseignant de l’école primaire dans le canton d’Argovie: le TF a débouté le Tribunal cantonal en affirmant que cette profession, qui était qualifiée jusqu’alors de neutre sous l’angle du genre doit aujourd’hui être considérée comme une profession typiquement féminine26, se fondant sur le fait que les femmes enseignantes en primaire représentent en Suisse 81,5% (87,2% en Argovie) du corps enseignant. Le TF retient ainsi une application dynamique et évolutive de la notion de profession qualifiée de «typiquement féminine», ce qui n’est pas vraiment une surprise.
Dans la deuxième affaire, le TF a traité, voire tranché, une série de questions fort intéressantes et parfois très techniques27. Ainsi a-t-il considéré que le droit cantonal ne peut pas faire obstacle à la prescription fédérale de cinq ans dès lors qu’il s’agit d’élever des prétentions fondées sur la LEg (cons. 6). Ensuite, il s’est surtout penché sur le fardeau de la preuve de la discrimination (cons. 6), pour traiter finalement la vérification de la vraisemblance de la discrimination (cons. 7), et la comparaison avec le salaire du prédécesseur ainsi que du successeur (cons. 8 et 9). La requête de la travailleuse a été rejetée, même si le fardeau de la preuve a été renversé en application de la LEg. Certains commentaires voient dans les exigences du TF une probatio diabolica28, en d’autres termes une preuve qui serait dans le fond impossible à apporter en cas d’allégation portant sur le caractère prétendument discriminatoire du salaire d’une employée, y compris, et peut-être surtout, en cas d’application du droit public.
En deux mots: il se confirme que la LEg est un véritable casse-tête dans son application et qu’elle n’apporte, de ce fait, pas les corrections attendues en ce qui concerne les inégalités salariales.
3. Droit de procédure
Last, but not least, on terminera la présente recension par un arrêt destiné principalement aux avocats et aux juges: le TF a confirmé que, lorsqu’un tribunal examine d’entrée de cause sa compétence, comme en matière de droit du travail, le tribunal est fondé à appliquer la «théorie des faits de double pertinence»29. Le TF a ainsi mis fin à une controverse doctrinale née à la suite d’un de ses propres arrêts qui avait soulevé une vague de critiques parmi la doctrine30. Ainsi, dans les actions judiciaires, les défendeurs restent bien protégés: après avoir rendu un premier jugement admettant d’entrée de cause sa compétence, un tribunal doit, au terme de l’instruction des preuves, rendre un jugement sur l’entier de la cause, avec autorité de chose jugée, y compris dans le cas où, par hypothèse, il devait finalement considérer qu’il n’était pas compétent31. Ce raisonnement peut s’appuyer sur le principe de l’économie de procédure: le défendeur n’a ainsi plus à craindre une deuxième procédure auprès du tribunal qui aurait dû être saisi d’entrée de cause. Quant au demandeur, c’est à lui d’assumer la décision de la part de l’autorité qu’il avait saisie, et cela même si, dans le fond, cette autorité n’était pas celle qui aurait dû être saisie.