plaidoyer : Au printemps dernier, la Suisse a repris à son compte les sanctions des États-Unis et de l’UE contre la Russie. A-t-elle pour autant perdu sa neutralité?
Thomas Cottier: La Suisse s’est déjà associée en 2005 à des sanctions contre la Biélorussie. Ce qui n’a pas suscité la polémique. À juste titre, puisque ces sanctions ne portaient pas plus atteinte à la neutralité que celles prises contre la Russie. Elles sont conformes à la Charte des Nations unies. Si un État est attaqué par un autre, comme l’Ukraine l’est par la Russie, la charte prévoit le droit à la légitime défense collective. Cela signifie que les autres États peuvent aider l’État attaqué – par des sanctions économiques contre l’agresseur, mais aussi par des mesures militaires. Ces dernières sont aujourd’hui exclues pour la Suisse pour des raisons de neutralité.
Florence Sager-Koenig: Les sanctions économiques sont aussi des mesures de guerre. Le fait que la Suisse reprenne de telles sanctions prouve que le concept de neutralité inscrit dans notre Constitution doit être concrétisé. Il y est relevé que le Conseil fédéral et le Parlement doivent prendre les mesures nécessaires pour préserver la neutralité de la Suisse. L’initiative sur la neutralité permettra de définir précisément la notion de neutralité dans la Constitution.
plaidoyer : L’initiative sur la neutralité apporte-t-elle dès lors plus de sécurité juridique?
Thomas Cottier: La Suisse a toujours appliqué la notion de neutralité de manière très flexible. Elle l’a interprétée strictement après la Seconde Guerre mondiale et s’est opposée à l’adhésion à l’ONU jusque dans les années 1990. Plus tard, elle l’a interprétée de manière plus large et a adhéré à l’ONU en 2002. Cette flexibilité est nécessaire, car la politique de neutralité dépend fortement de la politique étrangère. Le gouvernement et le Parlement ne seraient pas en mesure d’imposer une conception rigide de la neutralité. Si une telle neutralité devait être ancrée dans la Constitution, celle-ci perdrait de son autorité. Il serait impossible de s’y conformer.
Florence Sager-Koenig: Bien entendu, le Conseil fédéral doit disposer d’une marge de manœuvre en matière de politique étrangère. Mais si la neutralité n’a pas été définie plus précisément dans la Constitution jusqu’à aujourd’hui, c’est aussi parce que la population a toujours su, dans les grandes lignes, ce qu’il fallait entendre par là. Depuis que la Suisse a repris à son compte les sanctions contre la Russie, ce dont souffre notamment notre économie, il est devenu urgent que le souverain définisse plus clairement la notion de neutralité dans la Constitution et l’assortisse de directives claires à l’adresse du Conseil fédéral.
Thomas Cottier: C’est justement notre économie qui s’est résolument prononcée en faveur de l’adoption des sanctions. En effet, les entreprises suisses auraient été coupées du marché européen et américain si la Suisse n’avait pas repris les sanctions. Nous avons déjà connu une telle situation une fois durant la guerre froide: à l’époque, l’accord Hotz-Linder, un accord informel et non écrit entre la Suisse et les États-Unis, prévoyait que la Suisse n’avait pas le droit de livrer des biens militaires aux pays soviétiques. Mais comme la Suisse tenait à sa neutralité vis-à-vis de l’extérieur, il ne fallait pas que cet accord soit connu. Il en résulta une situation totalement opaque. Une interdiction de reprise des sanctions des pays tiers ou de l’UE ancrée dans la Constitution mènerait à nouveau à un manque de transparence.
Florence Sager-Koenig: Il s’avère qu’il serait totalement impensable pour l’économie suisse de prendre un jour de telles sanctions à l’encontre de la Chine. Mais un tel scénario reste tout à fait dans le champ des possibles: cela pourrait nuire gravement à notre économie, si l’accès aux hautes technologies était limité.
Thomas Cottier: Qu’il s’agisse de la Russie ou de la Chine, le fait est que la Suisse souffrirait aussi massivement sur le plan économique en cas de difficultés d’accès aux marchés européen et américain. Mais, en fin de compte, il s’agit d’une autre question – à savoir si la Suisse veut se ranger du côté des démocraties ou des autocraties. La Suisse est désormais membre du Conseil de sécurité de l’ONU et le Conseil fédéral a confirmé à juste titre qu’il y défendra les valeurs du droit international. Cette déclaration doit être suivie d’actes.
plaidoyer : Dans quelle mesure le principe de neutralité tel que prévu dans la Constitution actuelle est-il en conflit avec le droit international?
Florence Sager-Koenig: La neutralité ne signifie pas que nous devons approuver les violations du droit international. Le droit public international n’oblige pas non plus la Suisse à intervenir dans chaque conflit. Avant d’agir d’une manière ou d’une autre dans les conflits internationaux, il convient de réfléchir à nos possibilités en tant que Suisses de contribuer à ralentir, limiter ou éviter tous les risques d’escalade des conflits. Nous sommes un petit État, non une puissance mondiale ou nucléaire. Et c’est justement en situation de crise que le Conseil fédéral a d’abord le devoir de protéger sa propre population conformément à l’article 2 de la Constitution fédérale. Satisfait-il à cette obligation lorsqu’il s’implique dans une guerre contre une grande puissance?
Thomas Cottier: Vous rendez la Suisse plus petite qu’elle ne l’est. Sur la scène mondiale, elle n’est pas un nain mais un acteur important dans les relations économiques internationales. Elle est une place financière importante: 40% du commerce mondial des matières premières passe par la Suisse. La Suisse doit assumer ses responsabilités et défendre ses valeurs également dans ses relations extérieures, soit la démocratie, la défense des libertés et l’État de droit. Il y a une différence entre une partie belligérante qui est agresseur et a violé la Charte des Nations unies et une partie qui se défend et protège la population civile.
Florence Sager-Koenig: La Charte des Nations unies prévoit des organes et des procédures en cas de violations du droit international. Je trouve qu’il est incohérent de se prévaloir du droit international et de la Charte des Nations unies, mais de ne pas respecter les procédures prévues par cette même charte. Je précise à ce titre que le texte de l’initiative indique explicitement que les obligations envers l’Organisation des Nations unies (ONU) doivent être respectées.
Thomas Cottier: Il est bien connu que les sanctions de l’ONU ne sont presque jamais décidées en raison du droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité, et encore moins lorsqu’ils sont eux-mêmes concernés. Raison pour laquelle les sanctions économiques imposées unilatéralement sont un instrument du droit international tout à fait reconnu en matière de politique étrangère.
Florence Sager-Koenig: La Suisse doit aussi s’engager pour les valeurs démocratiques et le respect du droit international – mais justement pas en participant à une guerre. La Suisse assume plus efficacement sa responsabilité en matière de droit international en aidant les parties en conflit par le biais du CICR et en insistant sur le respect des Conventions de Genève. Mais également en assumant des mandats de puissance protectrice, comme c’est le cas notamment pour les USA et l’Iran. Elle met aussi à disposition ses sites pour les sièges d’organisations internationales. De plus, la Suisse peut rendre de précieux services dans son rôle de médiatrice, mais seulement si elle est crédible, c’est-à-dire perçue comme neutre et respectée en tant que telle.
plaidoyer : Une conception stricte de la neutralité dans le sens de l’initiative serait-elle un avantage pour le rôle de médiateur de la Suisse?
Thomas Cottier: La Suisse n’est pas appelée à jouer un rôle de médiateur parce qu’elle est neutre, mais parce qu’elle a des qualités dans ce domaine. La neutralité n’est pas non plus une condition préalable pour être sollicité pour de bons offices. La Norvège, par exemple, n’est pas neutre en tant que membre de l’OTAN, mais elle a exercé plus d’influence sur la politique mondiale au Moyen-Orient par le biais des Accords d’Oslo que la Suisse ne l’a jamais fait. Et en ce qui concerne le CICR, la composition suisse du comité est précieuse, mais elle ne doit pas non plus être surestimée. Les ressources financières proviennent en premier lieu d’autres pays. Le site du CICR resterait certainement à Genève même si la Suisse n’était plus neutre.
Florence Sager-Koenig: Il est clair que le rôle historiquement important de médiateur de la Suisse a aussi beaucoup à voir avec sa neutralité. Si le sommet de crise entre le président américain Joe Biden et son homologue russe Vladimir Poutine a eu lieu à Genève en juin 2021, c’est uniquement parce que la Suisse a été reconnue comme neutre par les deux parties. Au vu du fait qu’elle a repris à son compte les sanctions des États-Unis et de l’UE contre la Russie, la Suisse ne serait vraisemblablement plus sollicitée aujourd’hui pour organiser un tel sommet. D’autres États, comme la Turquie, tentent désormais de combler le vide.
Thomas Cottier: La Suisse ne doit ni sous-estimer ni surestimer le pouvoir de la diplomatie. Il arrive un moment où les discussions ne peuvent plus aboutir et où la liberté doit être défendue par les armes. C’est le cas aujourd’hui en Ukraine. La Suisse a toujours profité du fait que d’autres pays assurent sa sécurité. Elle est aujourd’hui incapable de se défendre en raison de l’état de son armée.
plaidoyer : L’initiative sur la neutralité vise à introduire un article 54a dans la Constitution fédérale. Selon cet article, la Suisse ne pourrait pas adhérer à une alliance militaire ou défensive, sauf en cas d’attaque militaire directe. Que changerait l’acceptation de l’initiative par rapport à aujourd’hui?
Florence Sager-Koenig: L’acceptation de l’initiative permettrait de garantir que la Suisse n’adhère pas à une telle alliance, à l’instar d’une adhésion à l’OTAN, par exemple. Elle donnerait au Conseil fédéral un cadre clair, fixé dans la Constitution, et rendrait plus difficiles les éventuelles tentatives de pression de la part de l’UE et des États-Unis. En effet, si la Suisse adhérait à une telle alliance, elle ne serait plus neutre. Mais l’initiative ne s’oppose pas à ce que notre armée continue à collaborer avec d’autres forces armées.
Thomas Cottier: C’est le dilemme et la contradiction des initiants: ils veulent la neutralité, mais ne veulent pas mettre en jeu la collaboration avec d’autres armées. Sans planification opérationnelle en temps de paix déjà, la sécurité de la Suisse ne peut pas être garantie. La question se pose déjà aujourd’hui de savoir si la neutralité peut être préservée dans le cadre de ces coopérations. Enfin, dans le domaine militaire, la Suisse ne coopère unilatéralement qu’avec les pays de l’OTAN, et pas avec d’autres. Elle n’est donc pas neutre dans ce domaine.
plaidoyer : En vertu de la loi sur le matériel de guerre, la Suisse n’a pas autorisé l’Allemagne à réexporter des munitions vers l’Ukraine. Cela ne démontre-t-il pas que le Conseil fédéral accorde une grande importance à la neutralité?
Florence Sager-Koenig: Cela pourrait être une conséquence du lancement de l’initiative. Je pense que c’est une bonne décision. Cela étant, le Conseil fédéral aurait également dû renoncer, en se basant sur la Constitution, à reprendre les sanctions économiques des États-Unis et de l’UE.
Thomas Cottier: La loi sur le matériel de guerre prévoit bien des exceptions qui auraient permis une exportation. Le Conseil fédéral justifie désormais l’interdiction d’exportation par la Convention de La Haye. Celle-ci a été conclue en 1907, alors que le droit de faire la guerre existait encore. Un État avait le droit d’attaquer et d’occuper un autre État et devait simplement lui déclarer la guerre au préalable. Cette conception a changé avec le Pacte Briand-Kellogg de 1928 entre la France et les États-Unis. La Charte de l’ONU, en particulier, interdit de manière uniforme le recours à la guerre d’agression. Elle prévoit le droit de se défendre pour l’État attaqué – et, pour les États tiers, le droit de porter assistance à l’agressé. La Charte de l’ONU est le droit le plus récent et prime la Convention de La Haye, plus ancienne. Le Conseil fédéral devrait en tenir compte au lieu de cultiver une conception obsolète de la neutralité qui traite de la même manière l’agresseur et le défenseur.
plaidoyer: Selon vous, la Suisse devrait-elle être encore neutre?
Thomas Cottier: À l’origine, la neutralité était un instrument permettant à la noblesse de placer des mercenaires dans différentes cours européennes belligérantes, autrement dit un modèle commercial. Plus tard, après le Congrès de Vienne de 1815, elle a été imposée à la Suisse par les grandes puissances européennes. On voulait créer une zone tampon entre les ennemis franco-allemands et austro-hongrois. Lors de la Première Guerre mondiale, la neutralité a été précieuse, puisqu’elle a empêché une scission entre la Suisse romande et la Suisse alémanique. Mais, pendant la Seconde Guerre mondiale, la Suisse a été épargnée non pas en raison de sa neutralité, mais en raison de son rôle de pays de transit alpin et de place financière, et de ses concessions étendues à l’Allemagne nazie, comme l’a démontré le rapport Bergier. Elle a fourni aux nazis dix fois plus d’armes et de munitions qu’aux Alliés. La neutralité perdait alors sa crédibilité dans la lutte contre le fascisme à l’étranger. Malheureusement, on n’a pas su tirer les bonnes conclusions après 1945. Depuis, la Suisse a perdu le contact avec l’Europe à cause de sa conception de la neutralité, et l’adhésion à des organisations supranationales comme l’ONU ou l’OMC a été inutilement retardée. La guerre en Ukraine remet complètement en question la conception de la neutralité. Je considère qu’elle est dépassée au vu des défis actuels.
Florence Sager-Koenig: Différents éléments ont certainement contribué à ce que la Suisse soit épargnée pendant la Seconde Guerre mondiale, mais je pense que la neutralité a été un facteur important. La question de savoir si la neutralité a été imposée à la Suisse en 1815 ou non n’est pas déterminante. Notre pays s’en est bien sorti avec la neutralité. C’est une chance pour la Suisse – et pour le monde. La neutralité est également indispensable à la paix confédérale. Et c’est précisément en temps de guerre qu’un État neutre apte à servir de médiateur et offrir de bons offices est indispensable.
Thomas Cottier: On peut soutenir la neutralité de bonne foi. Mais la question décisive est de savoir quelle valeur les autres États accordent à la neutralité. Adolf Hitler a brutalement ignoré la neutralité de la Belgique et des Pays-Bas pendant la Seconde Guerre mondiale. Des autocraties pourraient à tout moment en faire de même avec la Suisse. Mais des alliés tels que les États-Unis, l’Allemagne, l’Espagne ou la France s’interrogent également sur la conception suisse de la neutralité. Pour eux, la neutralité de la Suisse n’a plus de valeur. C’est pourquoi elle est sérieusement remise en question en tant qu’instrument de la politique étrangère.
plaidoyer: Grâce à l’initiative, les électeurs suisses pourront se prononcer sur la neutralité du pays. Qu’est-ce qui s’oppose à une consultation populaire, Monsieur Cottier?
Thomas Cottier: Je considère cette initiative comme un jeu dangereux et irresponsable des populistes, à l’instar du Brexit en Grande-Bretagne. Les initiants se servent du mythe de la neutralité, de sa haute estime dans la population en tant que marqueur d’identité qui s’est développé au fil des siècles, pour imposer leurs propres intérêts économiques particuliers – en regardant la Russie et la Chine et d’autres autocraties. À mon avis, cette initiative est un dernier combat d’arrière-garde pour la neutralité. Le débat nous donnera l’occasion de démontrer son caractère éphémère et de convaincre la population que nous devons y renoncer afin de garantir à l’avenir la démocratie directe et la sécurité du pays en Europe et dans le monde.
Florence Sager-Koenig: Cette argumentation est fausse et injuste. Les initiants n’ont pas «d’intérêts économiques particuliers». Il est également inapproprié de comparer les relations de la Grande-Bretagne avec l’UE avec la situation de la Suisse. La reprise des mesures de l’UE contre la Russie constitue une grave violation de deux principes importants: La neutralité et l’État de droit. Nos politiciens mettent ainsi en péril la neutralité de la Suisse, avec des conséquences imprévisibles en matière de politique de sécurité. Le peuple doit avoir la possibilité de confirmer la voie choisie ou de revenir à la neutralité armée perpétuelle. ❙
Initiative sur la neutralité: non aux alliances et aux sanctions
L’initiative populaire fédérale «Pour une Suisse neutre, ouverte sur le monde et attachée aux valeurs humanitaires» (initiative sur la neutralité) a été lancée début novembre par un comité rassemblé autour du mouvement Pro Suisse. Les signatures sont actuellement récoltées. L’initiative prévoit d’introduire un article 54a à la Constitution fédérale. Selon cet article, la Suisse applique le principe de la «neutralité armée perpétuelle». Elle ne peut adhérer à aucune alliance militaire ou de défense, sauf en cas d’attaque militaire contre la Suisse ou d’actes préparatoires à une telle attaque.
Selon le texte de l’initiative, elle ne doit pas seulement s’abstenir de participer à des conflits militaires entre États tiers. Elle ne peut pas non plus prendre de mesures de coercition non militaires ni de sanctions économiques contre des États en guerre. Sont réservées les obligations envers l’ONU ainsi que les mesures visant à empêcher que des États ne contournent des mesures coercitives. Actuellement, la neutralité n’est réglée dans la Constitution fédérale que dans le catalogue des tâches de l’Assemblée fédérale (article 173 Cst.) et du Conseil fédéral (article 185 Cst.).