Il y a deux ans, la Suisse était encore partisane d’une interdiction mondiale des armes nucléaires. En juillet 2017, l’ambassadeur de Berne à l’Assemblée générale des Nations Unies et ses homologues de 121 des 193 Etats membres de l’ONU ont approuvé le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires. Les négociations ont été engagées par l’Autriche, l’Irlande et d’autres petits Etats, qui n’appartiennent pas à une alliance militaire, sous l’impulsion de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires, contre la résistance massive des Etats-Unis, de l’Allemagne et des autres membres de l’OTAN.
Toutefois, un an après cette décision historique de l’Assemblée générale de l’ONU, la Suisse a opéré un surprenant revirement. Le Conseil fédéral a décidé de ne pas signer l’accord, et de ne pas le soumettre au Parlement pour ratification, notamment au motif qu’une adhésion comporterait des risques pour «les intérêts de la Suisse en matière de politique de sécurité», en raison du fait qu’elle priverait la Suisse, si elle devait subir une attaque armée, de l’option de se placer sous parapluie nucléaire dans le cadre de ses alliances avec les Etats dotés d’armes nucléaires.
Par cette décision, le Conseil fédéral a suivi la tendance à légitimer les armes nucléaires de destruction massive à des fins de dissuasion, voire de guerre, en contradiction avec le Traité. Trente ans après la fin de la guerre froide et l’effondrement de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie, les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN, ainsi que la Russie, insistent toujours sur la prétendue nécessité d’une dissuasion nucléaire. A l’heure actuelle, les Etats-Unis et la Russie modernisent à grands frais leurs arsenaux nucléaires.
La «modernisation» des armes et des munitions a toujours eu pour but de les rendre encore plus meurtrières et destructrices, et encore plus rapides et flexibles à utiliser, en s’accompagnant d’un effort visant à réduire tant que possible les risques pour les soldats qui les manipulent.
En 1962, le secrétaire américain à la Défense Robert McNamara déclarait qu’à l’époque, environ 400 ogives nucléaires des côtés américain et soviétique étaient suffisantes pour une dissuasion mutuelle, et que les deux parties pouvaient mettre fin à la course aux armements nucléaires. En réalité, même avec l’arsenal nucléaire de l’époque, la planète entière aurait pu être détruite plusieurs fois.
Mouvement pacifiste
Mais la spirale de l’armement s’est poursuivie: quinze ans plus tard, au plus fort de la guerre froide, les arsenaux des deux grandes puissances comptaient déjà quelque 40 000 ogives nucléaires. A la fin des années 1970, les Etats-Unis et la Russie ont conduit une autre poussée d’armement particulièrement dangereuse dans plusieurs pays d’Europe. A la même période, des études menées au Pentagone suggéraient qu’une guerre nucléaire limitée à l’Europe pourrait être une option. Résultat de cette politique d’armement: en Europe et aux Etats-Unis, des millions de personnes inquiètes sont descendues dans les rues pour protester contre l’esprit, la logique et la politique de dissuasion nucléaire.
Le Traité FNI plus en vigueur
La pression publique exercée par ce mouvement pacifiste, le plus important depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a amené Moscou et Washington à conclure fin 1987 un accord historique, le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), interdisant tous les missiles balistiques lancés depuis le sol et ayant une portée de 500 à 5500 km. Les deux grandes puissances se sont en outre accordées sur des mesures d’inspection mutuelles de grande ampleur lors de la mise en œuvre du Traité, qui s’est poursuivie jusqu’en 2001. Enfin, le Traité interdisait la mise au point et la production de nouveaux systèmes d’armes.
Un autre vent a soufflé en 2019. Le 1er février, les Etats-Unis ont entamé le processus de retrait du Traité, suivis dès le lendemain par la Russie. Le retrait américain est devenu officiel le 2 août. Chacune des deux grandes puissances a justifié sa décision en alléguant de prétendues violations du Traité par l’autre partie. Aucune n’a pris l’initiative de rétablir les mécanismes d’inspection et de contrôle mutuels prévus par le Traité FNI, afin d’enquêter sur ces allégations.
Modernisation des armes nucléaires
La course à l’armement qui menace en Europe pourrait s’avérer beaucoup plus dangereuse que celle des années 1970, en raison des progrès technologiques réalisés en la matière. Ainsi, le Congrès américain a déjà accordé à l’Administration Trump un premier versement de 500 millions de dollars pour l’année budgétaire 2018, afin de développer un nouveau missile terrestre à moyenne portée, qui pourra atteindre non seulement des cibles fixes, mais également des cibles en mouvement. Le même «progrès» est également apporté par de nouvelles bombes atomiques, que les Etats-Unis ont l’intention de stationner sur leurs bases militaires de Büchel dans l’Eifel, en Allemagne, ainsi qu’aux Pays-Bas et en Belgique dès cette année, avec le soutien de tous leurs alliés de l’OTAN.
Mais ce n’est pas tout: il existe en outre de nouvelles armes nucléaires à plus faible puissance explosive, appelées «mini-armes nucléaires», dont le président Trump avait déjà annoncé la production et le déploiement en Europe, au début de l’année 2018. Selon Trump, ces armes, dotées d’une force explosive nettement supérieure à celle de la bombe d’Hiroshima, combleront un prétendu «fossé de dissuasion» contre la Russie. Moscou doit être convaincue que les Etats-Unis sont également capables de réagir de manière nucléaire en cas d’attaque purement conventionnelle de la Russie, par exemple contre la Pologne ou contre les Etats baltes. Selon l’OTAN, ce danger existe depuis l’annexion de la Crimée par la Russie.
Vladimir Poutine a annoncé début février 2019 le développement et le déploiement de nouveaux missiles terrestres à moyenne portée et de lance-roquettes de calibre moyen. Ces derniers étaient précédemment stationnés sur des navires et ne tombaient donc pas sous l’interdiction du Traité FNI. Les nouveaux missiles et lanceurs devraient être opérationnels d’ici fin 2021. En outre, la Russie a annoncé fin décembre la mise en service de ses premiers missiles hypersoniques capables, selon Moscou, d’atteindre une cible quasiment partout dans le monde et de surpasser n’importe quel bouclier antimissile existant.
Après la fin du Traité FNI, d’autres accords sur l’armement sont en suspens. Le Traité New Start de réduction des armes stratégiques nucléaires, conclu par les Etats-Unis et la Russie en 2010, fixe des limites numériques maximales pour les ogives nucléaires stratégiques et leurs vecteurs; il expirera en 2021, et les chances que les deux grandes puissances parviennent à s’entendre sur un accord lui succédant s’amenuisent.
Dans le pire des cas, si les Etats-Unis et la Russie devaient, une fois de plus, moderniser sans restriction leur armement nucléaire, le Traité de non-prolifération des armes nucléaires, par lequel 186 Etats ont renoncé au développement et à la possession d’armes nucléaires, pourrait lui-même être remis en question. La prochaine Conférence des Parties chargée d’examiner le Traité en mai 2020 pourrait donc échouer. En outre, l’armement de Moscou et de Washington pourrait entraîner des efforts correspondants en Chine, avec des conséquences directes dans les deux Etats nucléaires non officiels que sont l’Inde et le Pakistan.
Accord multilatéral nécessaire
Des négociations pour l’adoption d’un accord multilatéral pourraient se tenir devant la Conférence permanente des Nations Unies sur le désarmement à Genève, dont les 61 Etats membres se réunissent tous les trois ans. Les 132 autres Etats membres de l’ONU pourraient également prendre part aux négociations dans ce cadre. Tel fut par exemple le cas avec la négociation de l’interdiction mondiale des armes chimiques, conclue en 1993. La Suisse pourrait promouvoir un tel processus de négociations multilatérales en signant et en ratifiant l’accord d’interdiction de l’ONU.
Mais la position actuelle du Conseil fédéral, selon laquelle un accord d’interdiction est inutile tant que les puissances nucléaires ne sont pas présentes, peine à convaincre. Si l’on suit cette logique, la Suisse devrait s’abstenir de signer des traités relatifs aux droits de l’homme tant que l’Arabie saoudite, l’Iran ou la Chine ne les mettront pas en œuvre.
L’histoire réfute également l’affirmation du Conseil fédéral: tous les traités de maîtrise des armements et de désarmement conclus depuis 1945 – à l’exception des accords bilatéraux entre les Etats-Unis et l’Union soviétique – ont été initiés et appliqués soit par de petits Etats, soit par des coalitions d’organisations non gouvernementales.
Au début, cela s’est souvent produit contre la résistance d’Etats importants, qui disposaient d’armes ou de munitions visées par ces textes. Tels furent par exemple les cas du Traité de non-prolifération nucléaire et des accords interdisant les armes chimiques et biologiques de destruction massive, les mines antipersonnelles et les bombes à fragmentation.
Tous ces accords ont entraîné l’interdiction politique et morale des armes visées, et ont été mis en œuvre par les Etats parties respectifs. De cette manière, la pression sur les Etats initialement réticents à adhérer à ces traités n’a cessé
de croître.
D’ailleurs, la Suisse a elle aussi été contrainte en 1968 par la pression internationale à abandonner le programme de développement de ses propres armes nucléaires, lancé par le Conseil fédéral en 1946, et à adhérer au Traité de non-prolifération des armes nucléaires.