Exceptionnels, ces changements mettent en jeu la sécurité du droit, l’un des piliers de l’État de droit. Ces virages doivent donc être soigneusement motivés.
Et le juge ne saurait se substituer au législateur, une politisation de l’exercice judiciaire étant particulièrement malsaine pour notre ordre juridique. Si le travail du juge consiste à appliquer le droit, son rôle doit aussi s’inscrire dans un contexte, une dynamique sociale et législative. C’est là que réside toute la difficulté de la mue des pratiques jurisprudentielles.
Des motivations floues
En droit du bail, le virage sur la réévaluation et le taux de rendement admissible des fonds propres a fait couler beaucoup d’encre. Et pour cause, vu l’identité d’une partie à la procédure: une caisse de pension. David Lachat, dans un article paru dans sui generis, le souligne à maintes reprises. Ce revirement jurisprudentiel ne serait-il pas motivé par la volonté de privilégier les caisses de pension et les fonds de prévoyance qui financent leurs biens principalement avec des fonds propres?
Le spécialiste du droit du bail s’interroge ensuite sur les limites de la jurisprudence et appelle le législateur à revoir les règles sur la fixation du loyer présageant les limites de cette jurisprudence qui ne traite pas de l’éventualité d’un dépassement du taux hypothécaire de 2%. Ces questionnements font aujourd’hui l’objet de très nombreuses interventions parlementaires au sort incertain. Dans tous les cas, les milieux soutenant les propriétaires immobiliers ne monteront pas aux barricades pour réclamer un changement jurisprudentiel.
Des dommages collatéraux
Le droit de l’entretien a aussi été marqué par des changements jurisprudentiels qui font écho à l’évolution societale. Il en va ainsi de l’instauration de lignes directrices relatives au temps de travail exigible en fonction des paliers scolaires, de la suppression de la règle dite «des 45 ans» ou de la redéfinition d’un mariage ayant influencé la situation financière d’un époux (lebensprägend). On y voit la volonté des juges de s’aligner à des changements sociétaux, comme l’augmentation du nombre de femmes sur le marché du travail et l’évolution des rapports entre époux.
Cette jurisprudence n’a toutefois pas été épargnée par les critiques. Dans une motion déposée en 2021, Eva Herzog s’inquiétait d’une jurisprudence défavorable aux femmes: «On peut s’attendre à ce que la disparition de l’entretien après un divorce induite par les récentes évolutions juridiques entraîne une détérioration de la situation financière de nombreuses personnes concernées.»
Des changements bienvenus
Certains revirements sont bienvenus. Par exemple, la suppression de la pluralité des méthodes de calcul en droit de l’entretien a mis fin à des pratiques disparates mettant à mal la sécurité juridique. Comment ne pas saluer une uniformisation lors de la détermination de la contribution d’entretien des enfants! La méthode concrète en deux étapes permet d’abord de déterminer les besoins et les ressources de chacun en fonction du minimum vital des poursuites puis du minimum vital élargi. L’éventuel excédent est réparti entre les grandes têtes (l’adulte, pour deux parts) et les petites têtes (l’enfant pour une part). Un soulagement qui donne plus de prévisibilité dans des procédures sensibles.
Un exercice de haut vol
Toutefois, et comme le rappellent les tribunaux, les revirements restent exceptionnels sous peine de constituer une menace pour la sécurité du droit et violer les principes de bonne foi et d’égalité de traitement. Comme relevé plus haut, ces glissements de plaques tectoniques peuvent produire autant de bénéfices que de dommages. Ils lèsent la partie qui se fonde sur une jurisprudence établie, la bonne foi justifiant qu’elle ne supporte pas les dépens, et provoquent une perte de crédibilité.
Les limites de cet exercice restent floues et exigent une fine analyse du bien-fondé du revirement sans restreindre la force créatrice d’une jurisprudence générant des solutions adaptées. ❙